vendredi 28 février 2025

Un poisson… au cartouche royal !



Cuiller à fard en forme de poisson Tilapia (Bolti) - stéatite émaillée - Nouvel Empire - règne de Thoutmosis III - vers 1479-1425 av. J.C.
Metropolitan Museum of Art New York - n° : 90.6.24
(par don, en 1890, de James Douglas - anciennement dans la collection de son père Dr James Douglas, Québec) - photo du musée

"L'étude des textes permet de découvrir que les Égyptiens décrivaient la faune par le milieu où vivaient les animaux (eau, air, terre) et leur mode de déplacement (ramper, nager, voler). Dans les trois catégories qu'ils distinguaient ainsi, celle de "ceux qui sont dans l'eau" est appelée 'imiou-mou'. Le Tilapia nilotica, ou Oreochromis niloticus ou encore boulti en arabe, est l'un des poissons les plus représentés dans les scènes de pêche, sur les bijoux et les amulettes. C'est une carpe qui mesure de cinq à cinquante centimètres de long, qui peuple le Nil et les marais lorsque les eaux de la crue l'y transportent" précise Alain Fortier dans son "Bestiaire de l'Egypte". Dans "Les animaux de pharaon", Nathalie Couton-Perche rappelle qu'il était aussi : "le fameux poisson-inet des Égyptiens".

Tilapia nilotica, ou Oreochromis niloticus (chromis) ou encore boulti (en arabe)
dans la scène de pêche dans les marais de la tombe de Menna - TT 69 - XVIIIe dynastie - nécropole de Cheikh Abd el-Gournah

Le Tilapia a cette intéressante particularité qu'il "couve" ses oeufs dans sa bouche et qu'il ne les libère que lorsqu'ils sont "formés" et viables… Cette "gestation" inhabituelle - assimilée à une "génération spontanée" - a fait qu'il a été très tôt associé aux concepts de renaissance et de régénération.


Les habitants du Double Pays l'ont également chargé de bien des pouvoirs…  Comme nous l'explique Isabelle Franco dans son "Dictionnaire de mythologie égyptienne" : "Le soleil lui-même pouvait prendre l'aspect d'un poisson, le Tilapia nilotica. De couleur rouge-orangée, venant chasser à la surface, le chromis évoquait l'astre sur le point de surgir des eaux primordiales. Dans l'au-delà, le défunt se devait de capturer ces avatars divins afin de s'assimiler aux entités solaires"…  Alain Fortier évoque ainsi ses autres relations avec Rê. Elles sont diurnes : "Le tilapia est aussi montré avec, dans la bouche, des fleurs de lotus : plante d'où le soleil est sorti au premier jour" ; et nocturnes puisqu'il "guide et tire la barque solaire dans les eaux du fleuve céleste pour éviter les obstacles" …

Coupe représentant un Tilapia nilotica, ou Oreochromis niloticus (chromis) ou encore boulti (en arabe)
avec, dans la bouche, des fleurs de lotus : plante d'où le soleil est sorti au premier jour
faïence bleue - Nouvel Empire - XVIIIe dynastie - Metropolitan Museum of Art New York - n° 2021.41.55 - photo du musée


D'une hauteur de 8,6 cm et d'une longueur de 18,1 cm, ce Tilapia, réalisé en stéatite émaillée, est d'un réalisme saisissant. Le talentueux artiste qui l'a conçu au Nouvel Empire, il y a de cela presque 3500 ans, maîtrisait parfaitement son anatomie et, par son art, a su en rendre à la perfection les détails et caractéristiques.

La tête est expressive, avec son œil tout rond et ses mâchoires dirigées vers l'avant afin de capter toute nourriture pouvant se présenter dans ou à la surface de l'onde… Son ouïe en arc de cercle, ses opercules dont les fentes sont savamment suggérées, les nageoires et leurs rayons incisés, sont une performance de précision. Quant aux multiples écailles, leur "imperméabilité" est induite par leur imbrication habilement orchestrée et rehaussée par la texture émaillée… Tout concourt à donner à ce poisson un sentiment de vie et une incroyable vivacité…

Cet artefact révèle en outre deux éléments importants… Derrière la branchie, figure un cartouche, au nom de Thoutmosis III, Menkheperrê ("La manifestation de Rê demeure" ou "Stable est la manifestation de Rê"), qui en fait un objet "royal"… Et, d'autre part, lorsqu'on le retourne, il révèle une "cavité" qui lui confère son usage "rituel".

Cuiller à fard en forme de poisson Tilapia (Bolti) - stéatite émaillée - Nouvel Empire - Règne de Thoutmosis III - vers 1479-1425 av. J.C.
Metropolitan Museum of Art New York - n° : 90.6.24 
(par don, en 1890, de James Douglas - anciennement dans la collection de son père Dr James Douglas, Québec) - photo du musée


Dans "An Egyptian Bestiary", Dorothea Arnold nous apporte ces précieuses explications : "Ce plat en forme de poisson a une sorte de dépression peu profonde sur son revers qui était généralement utilisée pour la préparation et la présentation de substances cosmétiques. L'objet est cependant trop grand pour avoir été utilisé comme une palette cosmétique ordinaire et a probablement été conçu pour une utilisation dans un temple - par exemple, pour oindre une statue de culte - ou pour un enterrement royal. Le cartouche de Thoutmosis III sous la nageoire latérale suggère que le plat était un don à ou de ce pharaon".

Effectivement, dans le rituel des temples, le culte de la statue divine était précisément codifié, et ce en différentes phases. L'une d'elle constituait à faire "la toilette de la statue divine : purifications, vêtements, fards, huiles, parfums, insignes, bijoux" précise Alexandre Moret dans "Le rituel du culte divin journalier en Égypte d'après les papyrus de Berlin et les textes du temple de Seti Ier, à Abydos".

Bien longtemps après avoir servi à accomplir ces fonctions sacrées sous le règne du sixième pharaon de la XVIIIe dynastie, cet artefact s'est retrouvé dans les collections du Metropolitan Museum of Art de New York (n° 90.6.24). Il avait auparavant  appartenu au Dr James Douglas (Québec) qui l'avait probablement acquis entre 1851 et 1865, lors d'un voyage en Égypte. Son fils James S. Douglas en a fait don au musée new-yorkais en 1890…

Il est à noter que le Musée du Caire possède un exemplaire identique (CG 18549), fait dans la même pierre, porteur du cartouche du même pharaon, mais d'une taille légèrement inférieure (18,8 cm x 5,7 cm).

marie grillot

 

sources :

Cosmetic Dish in the Shape of a Bolti Fish

New Kingdom - ca. 1479–1425 B.C.

https://www.metmuseum.org/art/collection/search/547764

Alexandre Moret, Le rituel du culte divin journalier en Égypte d'après les papyrus de Berlin et les textes du temple de Séti Ier, à Abydos, Ministère de l’instruction publique, Annales du Musée Guimet, Ernest Leroux, Paris, 1902

https://dn790007.ca.archive.org/0/items/lerituelduculted00more/lerituelduculted00more.pdf

William C. Hayes, The Scepter of Egypt: A Background for the Study of the Egyptian Antiquities in The Metropolitan Museum of Art. Vol. 2, The Hyksos Period and the New Kingdom (1675-1080 B.C.), New York, 4e imp., revue, 1990, , p. 123, fig. 65

https://www.metmuseum.org/art/metpublications/The_Scepter_of_Egypt_Vol_2_The_Hyksos_Period_and_the_New_Kingdom_1675_1080_BC

Dorothea Arnold 1995. The Metropolitan Museum of Art Bulletin, new ser., vol. 52, no. 4 Spring 1995, New York : The Metropolitan Museum of Art, p. 37, no. 42.

https://www.jstor.org/stable/3269051?read-now=1&seq=3#page_scan_tab_contents

Isabelle Franco, Dictionnaire de mythologie égyptienne, Pygmalion 1999

Catharine H. Roehrig, Renée Dreyfus, Cathleen A. Keller, Hatshepsut: From Queen to Pharaoh, Metropolitan Museum of Art (New York, N.Y.), 2005

https://books.google.fr/books?id=pvhNq307q9gC&pg=PA95&lpg=PA95&dq=hatnefer%27s%20chair&source=bl&ots=cV0B5g-

Diana Craig Patch, From Land to Landscape. In Dawn of Egyptian Art, edited by Diana Craig Patch. New York: The Metropolitan Museum of Art, pp. 25-26, 50, n. 11, no. 9, 2011

Laetitia Martzolff, La pratique du rituel dans le temple égyptien. Archimède : archéologie et histoire ancienne, 2014, 1, pp.21-31. halshs-01585343

https://shs.hal.science/halshs-01585343v1/document

Alain Fortier, Bestiaire de l'Egypte, Circonflexe, 2013

Catalogue d'exposition Des Animaux et des Pharaons, Le règne animal dans l'Égypte ancienne, présentée au musée Louvre-Lens (4 décembre 2014 au 9 mars 2015), Éditions Somogy / Louvre Lens

http://www.louvrelens.fr/documents/10181/755298/Dossier+de+presse+Des+animaux+et+des+pharaons/e4732470-9ae5-4063-b56b-55a467e9dd0b?version=1.1&type=pdf

Christiane Ziegler, L'or des pharaons - 2500 ans d'orfèvrerie dans l'Egypte ancienne, Catalogue de l'exposition de l'été 2018 au Grimaldi Forum de Monaco, Hazan, 2018, n° 120, p. 188

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire