Plusieurs ostraca* figurés provenant de Deir el-Medineh illustrent ce moment si particulier, si touchant, de la maternité, et plus précisément de la mère allaitant son nouveau-né. Le geste, la tendresse, l'attention concentrée portée à la fonction nourricière demeurent, immuables, par-delà les siècles…
Cette scène, datée de la XIXe - XXe dynastie, est reproduite sur un morceau de calcaire haut de 15 cm et large de 11,7 cm. Les trois personnages sont dessinés à l'ocre rouge alors que leur carnation est peinte en ocre jaune et leur chevelure en noir.
Elle prend place dans un beau décor végétal, sous un dais, soutenu par des colonnettes (une seule est visible à droite, la partie gauche étant lacunaire), recouvert de feuilles lancéolées de liseron ou convolvulus. "Les feuilles de liseron ont une signification symbolique à connotation sexuelle : elles sont souvent présentes dans les scènes en rapport avec l'amour et le renouvellement de la vie" précise Anne-Mimault-Gout ("Les artistes de pharaon").
Emma Brunner-Traut appelle ce kiosque "la tonnelle d'accouchement" et pense "que c'était un édifice provisoire, élevé en plein air pour le moment de l'accouchement et que la mère y restait 14 jours jusqu'à sa purification"...
Ce pavillon de naissance abritait les heures difficiles de souffrances inhérentes à l'enfantement, tout comme il était le témoin de l'intense émotion liée au miracle de donner la vie... Son but était également, très certainement, de faire bénéficier la jeune accouchée de calme et de repos et de la protéger, ainsi que l'enfant, de potentiels risques ou dangers extérieurs. Dans "Carnets de Pierre", Anne-Mimault Gout évoque l'intéressante idée que : "Ces pavillons étaient peut-être les ancêtres des mammisis des temples gréco-romains, les chapelles de la naissance".
Sa coiffure, défaite, indomptée - typique de celle des accouchées dans l'Egypte ancienne -, attire le regard. Les cheveux relevés de façon totalement anarchique sur la tête, traduisent vraisemblablement le fait que pendant ces jours si particuliers, toute l'attention s'est portée vers l'enfant, au détriment des soins portés à son apparence physique …
Comme pour lui rappeler que son nouveau rôle de mère ne doit pas lui faire oublier sa féminité, la jeune servante qui lui fait face lui tend un miroir et un étui à kohol. Ces accessoires de toilette sont, selon Anne Mimault-Gout, "chargés d'une connotation érotique liée, par la beauté, à la renaissance". Jeune, son corps mince et longiligne est nu. Ses cheveux sont attachés sur le sommet du crâne en une queue de cheval retombant en une jolie boucle sur son épaule. Pour J. Vandier d’Abbadie "cette coiffure et l’allongement prononcé du profil évoquent l’iconographie de divinités syro-palestiniennes - en particulier, Anat et Astarte -, c’est-à-dire que ces jeunes filles au crâne haut seraient de jeunes servantes asiatiques"…
Dans sa passionnante étude "Purification du post-partum et rites des relevailles dans l’Égypte ancienne" (dont l'ensemble des riches analyses ne peut malheureusement être cité ici), Marie-Lys Arnette revient sur les rites représentés sur ces ostraca figurés de l’époque ramesside représentant des "scènes de gynécée", comme les nomme J. Vandier d’Abbadie… "Les actions que dépeignent ces scènes sont bien des rites, puisqu’elles sont très proches formellement des représentations d’offrandes faites aux morts ou aux dieux et suivent les mêmes codes : le bénéficiaire est assis, tandis que l’officiant s’approche de lui, debout et tenant dans les mains les objets qu’il s’apprête à offrir. Ces scènes concernent la période qui suit la naissance, et les rites qui y figurent doivent permettre la purification et l’agrégation de la mère. Il s’agit de représenter les relevailles, dont on peut tenter de restituer la séquence - de manière forcement incomplète, car l’analyse est tributaire d’une documentation peu abondante"…
Ces représentations sont très précieuses car elles sont parmi les seules à nous permettent d'appréhender l'intimité des femmes … Mais quel était leur but ? E. Brunner-Traut notamment "propose d’y voir des ex-voto. On peut effectivement envisager ces objets comme ayant été́ utilisés, d’une manière ou d’une autre, dans des cultes liés à la fertilité́, mais il est impossible de préciser plus avant cet usage"…
Cet ostracon, qui provient de Deir el-Medineh, est décrit par Jacques Vandier d'Abbadie dans son "Catalogue des ostraca figurés, 1937" sous le numéro 2339. Il est indiqué comme ayant été auparavant au Musée Agricole Fouad Ier du Caire. On le retrouve ensuite dans la collection de Moïse Lévy de Benzion, propriétaire d'un célèbre magasin au Caire, qui l'a ensuite proposé aux enchères, sous le n° 36 de sa vente du 14 mars 1947 à Zamalek. Robert Streitz, architecte belge installé au Caire, s'en est alors porté acquéreur. Il le conservera pendant quelques années avant d'en faire don, en 1952, au Département des Antiquités Égyptiennes du Musée du Louvre. Il y a été enregistré sous le numéro d'inventaire E 25333.
marie grillot
*Ostraca (au singulier : ostracon) : Tessons, éclats ou fragments de calcaire, ou encore de terre cuite, qui étaient, dans l'antiquité, utilisés par les artisans pour s'exercer. Ce type de "support", qu'ils trouvaient à profusion dans les flancs de la montagne leur permettait de faire et refaire leurs dessins ou écrits jusqu'à atteindre l'excellence et être enfin admis à travailler "in situ" dans les demeures d'éternité.
Ils sont généralement classés en deux catégories : inscrits (hiéroglyphe, hiératique, démotique,…) ou figurés (dessin, sculpture).
sources :
ostracon figuré - E 25333
https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010004032
Jacques Vandier d'Abbadie, Catalogue des ostraca figurés de Deir el Médineh II.2, n°2256-2722, IFAO, Le Caire, 1937
https://archive.org/details/DFIFAO2.2/page/n1/mode/2up
Bernard Bruyère, Rapport sur les fouilles de Deir el Médineh (1934-1935). Troisième partie. Le village, les décharges publiques, la station de repos du col de la vallée des rois, Le Caire, Imprimerie de l'Institut français d'archéologie orientale (IFAO), (Fouilles de l'Institut français d'archéologie orientale = FIFAO ; 16), p. 131-132, 1939
https://ia600606.us.archive.org/30/items/FIFAO16/FIFAO%2016%20Bruyère%2C%20Bernard%20-%20Le%20village%2C%20les%20décharges%20publiques%2C%20la%20station%20de%20repos%20du%20col%20de%20la%20vallée%20des%20rois%20%281939%29%20LR.pdfEmma Brunner-Traut, Die altägyptischen Scherbenbilder (Bildostraka) der Deutschen Museen und Sammlungen, Franz Steiner, Wiesbaden, 1956
Jeanne Vandier d'Abbadie, Deux ostraca figurés, Bulletin de l'Institut français d'archéologie orientale (BIFAO), 1957, p. 21-34, p. 22-23, fig. 2, IFAO, Le Caire, 1957
https://archive.org/details/DFIFAO2.2
https://archive.org/details/DFIFAO2.2/page/n69/mode/2up
Emma Brunner-Traut, Egyptian Artists’ Sketches. Figured ostraka from the Gayer-Anderson Collection in the Fitzwilliam Museum Cambridge, Cambridge, 1979
Les donateurs du Louvre, Paris, Musée du Louvre, 1989
Parfums et cosmétiques dans l'Egypte ancienne, catalogue exposition, Le Caire, Marseille, Paris, 2002, p. 99, 139, ESIG, 2002
Anne Minault-Gout, Carnets de pierre : l'art des ostraca dans l'Égypte ancienne, p. 36-37, Hazan, 2002
Guillemette Andreu, Les artistes de Pharaon. Deir el-Médineh et la Vallée des Rois, catalogue d'exposition, Paris, Turnhout, RMN, Brepols, p. 113, n° 53, 2002
Guillemette Andreu, L'Art du contour. Le dessin dans l'Egypte ancienne, catalogue d'exposition, Somogy éditions d'Art, , p. 320, ill. p. 320, n° 168, 2013
Marie-Lys Arnette, Purification du post-partum et rites des relevailles dans l’Égypte ancienne, Bulletin de l'Institut français d'archéologie orientale (BIFAO), 114, 2015, p. 19-72, p. 30-31, fig. 2, IFAO, Le Caire 2015
Hanane Gaber, Laure Bazin Rizzo, Frédéric Servajean, À l'oeuvre on connaît l'artisan... de Pharaon ! Un siècle de recherches françaises à Deir el-Medina (1917-2017), catalogue d'exposition, Silvana Editoriale, p. 36, 2017
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