vendredi 4 décembre 2020

Akhénaton & Néfertiti, Trop près du soleil

L'ouvrage "Akhénaton & Néfertiti, Trop près du soleil" est publié aux éditions ellipses
Son auteur, Philippe Martinez est Docteur en égyptologie, 
diplômé de l’école du Louvre, ingénieur de recherche au CNRS


Par l’étude approfondie du "corpus documentaire" disponible aujourd’hui, ce livre de 580 pages, publié aux éditions Ellipses, s’attache à nous présenter ce couple emblématique de la XVIIIe dynastie. Au-delà des clichés, au-delà des stéréotypes, s’ouvrent des réflexions visant à comprendre comment Akhénaton & Néfertiti se sont inscrits, dans ce contexte politique et religieux si particulier, et pourquoi l’empreinte qu’ils ont laissée est encore si prégnante… 

 

"Le but de cet ouvrage est de tenter de revenir aux fondamentaux en se libérant des discours multiples qui envahissent et pour la plupart polluent notre vision d’Akhénaton et de la période amarnienne" précise l’auteur Philippe Martinez.


Docteur en égyptologie, diplômé de l’école du Louvre, ingénieur de recherche au CNRS, il a travaillé sur de nombreux chantiers, notamment à Karnak, au Gebel Silsileh. Membre de la Mission Archéologique Française de Thèbes Ouest, il est spécialisé en épigraphie, en technologies numériques applicables au relevé des monuments, en SIG (système d’information géographique) et dirige notamment le programme "Matérialité des décors peints de la nécropole thébaine".

 

 

EA : Comment Amenhotep IV est-il devenu Akhénaton ? Et pourquoi suscite-t-il encore tant de controverses ?

 

Akhénaton ne monte pas sur le trône par hasard. Il est prince de sang et héritier légitime du trône d’Égypte. Mais il y monte dans des circonstances extraordinaires et durant une période tout aussi extraordinaire. Son frère aîné Thoutmès qui apparaît sur certains monuments en compagnie de son père Amenhotep III, meurt trop tôt, laissant la place à Amenhotep qui va ainsi devenir le quatrième du nom. Le début de son règne est assez obscur et sujet à controverses. Je pense pour ma part qu’il monte sur le trône alors que son père est encore vivant. Mais celui-ci n’est plus alors l’Horus des vivants qui règne parmi les hommes ; il est devenu "le Disque étincelant", roi solarisé et divinisé qui effectue de son vivant son voyage céleste, lors duquel il se manifeste en tant qu’Aton, la lumière vivifiante qui émane du disque solaire. Sans que l’on sache pourquoi, Amenhotep IV devient lui-même rapidement divin, sans doute en l’an 4 du règne, et fort de ce changement de statut, change de nom pour devenir Akhénaton, Celui qui est efficient pour Aton, unique interlocuteur terrestre de son divin père céleste dont il réalise les volontés et les projets. Découvert durant le 19e siècle par une égyptologie occidentale à la recherche de ses racines bibliques, ce culte apparemment nouveau a été faussement décrit comme le premier monothéisme. De là Akhénaton et son règne sont devenus le produit imaginaire d’une série de récupérations politico-symboliques qui ont mis à mal le peu que nous connaissons de la réalité de cette période. Il est devenu aujourd’hui bien difficile de faire resurgir cette dernière en tentant de faire disparaître les scories qui la masquent, de séparer le bon grain de l’ivraie, d’autant qu’Akhénaton est quasiment devenu une rock-star historique, une icône disputée, un personnage de romans et un prophète malgré lui. Desservi par une iconographie intense et surhumaine, par un art baroque et novateur, par des monuments brisés à la lecture complexe et mal informée, si ce n’est pas des préjugés peu flatteurs, adulé ou critiqué de façon peu amène, Akhénaton a été présenté tour à tour et aux détours variés des opinions de ses biographes, comme un tyran stalinien, un idiot illuminé et sectaire, un prophète en avance sur son temps dont les idées par trop modernes ne pouvaient qu’être rejetées par une population archaïque incapable de se libérer d’une idolâtrie perverse. Il n’est pourtant sans doute aucune de ces caricatures historiques. Il est le souverain divin d’un territoire énorme où le pouvoir politique sans partage et absolutiste ne saurait être séparé d’un commerce avec le surnaturel, d’une peur sacrée qui doit ployer les énergies et les talents au seul service d’un bétail divin dirigé par une élite sans doute peu apte au partage des richesses. Akhénaton est certes un être humain, mais il nous est aussi inaccessible que l’autre Roi-Soleil, Louis XIV, pouvait l’être pour un paysan bourguignon. Nous souhaiterions le rendre moderne pour mieux le comprendre et nous l’approprier. Tel un miroir brisé reflétant de façon parcellaire les myriades de visages changeants d’une humanité recréée, il nous demeurera à tout jamais aussi étranger qu’une puissance humanoïde venue d’un autre monde à qui certains n’ont pas hésité à le comparer.  

 

EA : Quant à Néfertiti - qui apparaît en l’an IV du règne - son rôle à ses côtés a-t-il été déterminant ?

 

"La Belle est venue" ! Tout un programme, mais un programme écrit de toutes pièces dans le cadre d’une révolution politico-religieuse, car, tout comme son mari, l’épouse d’Amenhotep IV a sans doute changé de nom au moment d’être divinisée en même temps que ce dernier. On la présente souvent comme une superbe intrigante, une roturière sortie de nulle part, élevée au rang de reine par le simple pouvoir du sortilège érotique qui ne pouvait que l’entourer. Il n’en est certainement rien. Elle est sans doute une cousine relativement proche de Pharaon. Son père est un officier de la charrerie et un père divin, chargé de l’éducation du souverain. Sa tante n’est sans doute que la reine Tiyi, mère du roi, alors que son oncle tient le rôle de Second Prophète d’Amon. Sa sœur finira elle-même sur le trône en tant qu’épouse d’Horemheb, fondateur de la prochaine dynastie. On est bien loin d’une roturière aventurière. Sa beauté elle-même est toute relative puisqu’elle emprunte souvent les traits certainement étranges de son époux divin. Les auteurs épris d’une vision romantique ou tour à tour féministe, ont voulu en faire l’éminence grise du régime, celle qui poussa Akhénaton dans une aventure monothéiste novatrice. Il n’en est certainement rien ou du moins il nous est totalement impossible d’en rien savoir et de là il vaudrait mieux n’en rien dire. La seule chose marquante, c’est que dès le début du règne, Néfertiti apparaît sous les traits de la déesse Tefnout, portant la double couronne d’Égypte, aux côtés de son époux qui est lui-même la manifestation terrestre du dieu Shou. Ils forment un couple de divins frère et sœur, héritiers légitimes et efficients du souverain solaire qui n’est autre qu’une version surhumaine d’Amenhotep III transformé par trois jubilés magiques. C’est en cela que "la Belle est venue". Le fameux buste de Berlin n’est pas forcément un portrait. C’est le visage transformé et surhumain d’une divinité vivante. La Belle, c’est Tefnout, plus que Néfertiti elle-même. À l’instar de sa tante et belle-mère Tiyi, elle tient un rôle extraordinaire, même pour une reine d’Égypte. Elle est le complément féminin du souverain. Elle est effectivement une pharaonne et, durant un règne qui donne rituellement la part belle aux manifestations féminines de la royauté égyptienne, elle est omniprésente dans l’imagerie royale, représentée plus souvent que le roi lui-même et entourée d’une batterie de princesses tout aussi présentes qui rendent manifeste l’avenir de la dynastie. Le rôle de Néfertiti est donc certainement déterminant, mais jusqu’à quel point et de quelle manière ? Impossible de se compromettre plus avant dans ce jugement sans tirer la vérité par les cheveux.

 

EA : Une nouvelle religion… une nouvelle capitale : une cassure totale avec la "société" ? 

 

Certainement pas. Ce descriptif "révolutionnaire" découle lui aussi d’une incompréhension ou d’un coup d’État plus ou moins égyptologique contre la réalité. Il ne saurait être question d’une nouvelle religion et encore moins d’une nouvelle capitale. Ce concept même de "capitale" centralisée n’existe certainement pas dans le monde antique avant la venue de Rome, urbs devenue empire. Il n’existe pas plus pour les royaumes de France ou d’Angleterre, où les souverains passent leur temps à se déplacer avec la cour et son mobilier, d’un château vide à l’autre et où ils se sentent souvent menacés par la populace pas toujours paisible de la ville la plus importante du royaume. Tell el Amarna, toponyme moderne recouvrant le nom d’Akhet-Aton, l’"Horizon du Disque" ou "L’Horizon lumineux" est avant tout un "Horizon", soit un territoire sanctifié réservé de façon exclusive à la manifestation terrestre et au culte d’une divinité choisie qui n’est autre que la lumière solaire radiant hors du Disque et qui permet, dans sa générosité désintéressée, à toute vie d’exister sur terre. Sous la réserve d’y être encouragé par Pharaon et des offrandes par milliers. Akhet-Aton est donc à l’instar de tout temple égyptien un moteur rituel et institutionnel où les énergies divines sont transformées en bienfaits terrestres dont la microsociété extrêmement hiérarchisée qui y demeure, participe à l’élaboration et la redistribution soigneusement gérée par la couronne. Akhet-Aton est un paysage fait temple, un microcosme relativement autosuffisant, mais certainement pas coupé du reste de l’Égypte. Les souverains peuvent y demeurer et désirent manifestement y être enterrés dans une nouvelle Vallée des Rois. Mais il n’est certainement pas question de s’y enfermer et de délaisser le reste du pays ou de l’Empire au chaos de l’incréé. Si Akhet-Aton sort d’une terre aride comme par miracle, sous la seule impulsion royale, elle est en concurrence avec Thèbes, la Ville par excellence, mais aussi avec Memphis au contact avec le Delta et le Proche-Orient. La cour égyptienne est certainement pourvue de roulettes et elle se déplace sans aucun doute d’une ville à l’autre, d’un palais à l’autre, en fonction des exigences de la vie du royaume et des souverains régnants. Dieu à bien fait les choses : s’il a choisi lui-même un territoire sacré dépourvu de toute occupation antérieure, il l’a découvert au cœur même de l’Égypte, à équidistance entre la Méditerranée et la Nubie, entre Héliopolis, ville sacrée du dieu solaire Rê, et Thèbes, l’Héliopolis du Sud, ville du Seigneur Amon-Rê qui, comme Aton, peut voir son nom entouré d’un cartouche royal. Akhet-Aton, située à quelques encablures d’Hermopolis, lieu de naissance et d’émergence de l’enfant soleil hors de l’Océan primordial, est ainsi créée de façon fort pratique au niveau d’équilibre de la Balance des Deux Terres. Akhet-Aton est donc plus une ville nouvelle qu’une capitale. Pharaon y crée une série de palais et de sanctuaires qui jalonnent une route nord-sud quasiment rectiligne où il effectue au quotidien un parcours équivalent sur terre de celui que le soleil effectue dans les cieux, suivant l’axe terrestre décrit par le Nil. Dans ce cirque désertique et aride, les membres influents de la cour installent leurs propres palais qui, entourés des habitations de leurs dépendants deviennent eux-mêmes des "villages" productifs. Il n’y a donc pas plus de rupture sociale que de rupture politique ou religieuse. Dans son élan royaliste, le roi offre à ses partisans loyaux une nouvelle opportunité économique et ceux qui l’aiment n’hésitent pas à l’y suivre suivant une logique loyaliste proche d’une forme de clientélisme communautaire. Ils seront ainsi au plus près de Dieu qui dispense journellement des prébendes alimentaires innombrables et délicieuses, à travers les tas d’offrandes qui emplissent quotidiennement des milliers d’autels dans les différents temples de l’Horizon divin. La royauté ainsi renforcée s’entoure ainsi de fidèles obligés sur qui elle peut s’appuyer en profitant de leurs talents divers et efficaces. On parle souvent d’hommes nouveaux au service d’un nouveau régime, mais là aussi rien ne le prouve. Bon nombre de ces hauts fonctionnaires ont pu changer de nom, en connaissant la même métamorphose que leurs souverains régénérés. Là aussi, point de rupture et les carrières sont souvent longues et sans à-coups. Ces hommes du pouvoir pour qui on ne compte pas plus d’une quarantaine de tombes monumentales face à plus de 250 demeures urbaines de taille conséquente, n’ont donc pas l’envie expresse ou les moyens de se faire enterrer à Akhet-Aton. Ils conservent sans doute leurs attaches familiales provinciales et bénéficient peut-être du soutien économique d’autres "villages" de dépendants. Le reste de la population n’a pas forcément ce choix. Et les forces vives de la ville du Disque finissent dans d’humbles fosses à l’orée du désert et leurs corps déformés nous font part des souffrances qui permettent à une royauté sans doute peu altruiste de vivre dans un luxe qui n’est pas vraiment de ce monde.

 

EA : Pouvez-vous tenter de résumer, ce qui est communément, et peut-être maladroitement, appelé "l’épisode amarnien" ? 

 

Le terme "épisode" pose certainement problème puisqu’il induit l’idée qu’il s’agit d’un moment de rupture, d’une parenthèse, enchantée ou désenchantée suivant les auteurs qui envisagent cette période comme cernée de fractures plus ou moins violentes. Le règne propre d’Akhénaton ne dure certes que dix-sept courtes, mais vibrantes années. Dont une douzaine se passent à Amarna-Akhet-Aton, après cinq longues années purement thébaines. Le terme amarnien paraît donc limitatif et de là discutable, puisqu’à Thèbes tout est déjà en place et que, si l’on est honnête, rien ne vient réellement différencier ce qui est décrit comme deux étapes d’un règne durant lequel le Nil se présente pourtant comme un long fleuve tranquille. S’il y a "révolution", elle doit être prise au sens propre, comme un tour à 180 degrés, et à vrai dire un retour en arrière, plus qu’un progrès. La royauté d’Akhénaton trouve ses racines dans un passé héliopolitain, celui de l’Ancien Empire, époque où la royauté égyptienne était clairement une théocratie où un dieu vivant dirigeait la société humaine de façon juste, mais incontestée et de fait incontestable. C’est du moins l’image mentale que nous offrent les représentations et textes conservés. Une royauté pharaonique qui n’a pas encore subi les affronts de révolutions sociales et d’invasions étrangères à venir et où la plupart des grands du royaume font partie de la famille royale étendue. On a jusque là souligné de façon insistante les changements touchant à la part religieuse de la royauté amarnienne, car c’est en fait la partie émergée et visible de l’iceberg. La mise en scène complexe de cette royauté n’en laisse guère paraître les rouages administratifs ou économiques, bien que les premiers documents du règne insistent assez lourdement sur la mise en place de nouvelles dotations économiques. L’or et les offrandes demeurent bien le nerf de la guerre. En l’état, on ne peut qu’en tirer la conclusion que tout continue sur la lancée de ce qui est déjà en place sous Amenhotep III. Mais la royauté relativement récente de la 18e dynastie doit alors s’appuyer sur la coterie d’administrateurs militaires qui l’a aidée à reprendre et rassembler les territoires envahis par des nations étrangères qui, pour la première fois, avaient mis le royaume sous la menace bien réelle d’une dissolution. Après la victoire, ces militaires ont reçu des prébendes, du personnel et des domaines agricoles en récompense et ont pu du coup assumer une certaine indépendance économique et politique. C’est sans doute, contre cette indépendance que doit combattre la royauté pharaonique, plutôt que contre le clergé d’Amon dont les principaux prêtres sont nommés par le roi lui-même. Mais nous n’en savons pas plus. Un des textes les plus importants du règne est malheureusement parcellaire. Le roi bien que rassemblant son conseil, s’érige en expert et dit, à propos des manifestations divines : "Je connais leurs temples et je suis versé dans leurs écritures, dont spécifiquement les inventaires de leurs corps primordiaux et j’ai été témoin du moment où ils ont cessé l’un après l’autre d’exister (de fonctionner ?), qu’ils consistent de toutes sortes de pierres précieuses…" Son père avait déjà cherché l’inspiration dans un lointain passé, en se référant même à des livres divins. Mais Amenhotep IV fait un constat totalement négatif. Le culte tel qu’il a toujours existé, entretenu face à des statues précieuses, mais inertes ne fonctionne tout simplement plus. Un seul dieu est rendu manifeste. Il est non seulement vivant, mais chargé de vie et il s’agit d’Aton à qui il va construire un temple de toute pièce. Mais une fois ce constat décisif fait et la décision prise, là encore point de rupture. La recherche des pierres de grès nécessaires à ce programme se fait sous l’égide d’Amon-Rê. Le temple de Rê-Horakhty est élevé à Karnak, en complémentarité du sanctuaire d’Amon, non pas en concurrence, comme on l’a trop souvent déclaré sans aucune preuve. Et si le Disque étincelant est au cœur de son sanctuaire, son programme décoratif est surtout à la gloire du couple royal divinisé qui porte de nouveaux noms, Akhénaton et Néfertiti, pour mieux souligner leur métamorphose. Au-delà du discours extrêmement critique tenu par Toutankhamon et Horemheb, rien ne vient nous indiquer que le culte sponsorisé par la couronne soit alors monothéiste et monomaniaque. Il ne fait que mettre en valeur la divinité solaire, déjà adorée à Karnak sous le nom d’Amon-Rê. Rien ne nous indique qu’Akhénaton ferme les temples et pourchasse les autres dieux. Les martelages ne concernent qu’Amon et sa parèdre Mout et ils ne semblent pas prendre place avant la fin du règne. Leur raison d’être même nous demeure inconnue. Le site d’Akhet-Aton, dans son état de cité fantôme éphémère, nous aveugle en nous empêchant de tenir compte du reste du territoire égyptien qui ne se résume aucunement à la ville nouvelle érigée par le roi. Celle-ci n’est qu’une préférence royale, mais elle n’est pas une fin, loin de là. Enfermer Akhénaton et sa cour à Amarna, résumer son règne en tant qu’épisode amarnien, c’est un peu comme déclarer que la France de Louis XIV n’existe pas hors des murs de Versailles et des calculs de ses courtisans.

 

EA : Pour ces "deux enfants chéris du Globe solaire", la famille est au premier plan : six princesses, et éventuellement un fils arrivé sur le tard (Toutankhamon ?) Tout est en place pour une succession difficile ?

 

Les souverains se déclarant eux-mêmes comme vous le rappelez "les enfants chéris" du souverain solaire, ils se placent délibérément dans une logique généalogique qui est bien celle de la royauté égyptienne, héritière immémorable de la famille divine héliopolitaine dont le descendant légitime n’est autre qu’Horus, fils d’Osiris, qui est lui-même fils de Geb et Nout, enfants de Shou et Tefnout. Si le roi et la reine sont bien les émanations terrestres de ces deux derniers dieux, ils se situent ouvertement dans la continuité généalogique et historique de la royauté pharaonique. Pharaon est perçu comme l’émanation terrestre d’Horus, placé sur le Trône des Vivants, mais, depuis la 5e Dynastie, il est aussi Fils de Rê. Il est donc logique qu’à leur tour ils rendent manifeste leur progéniture, en les affichant comme leurs héritiers légitimes et la preuve vivante de la fertilité divine que leur règne rend manifeste sur terre. En cela rien de bien nouveau non plus, si ce n’est la technique d’affichage. Amenhotep III et Tiyi ont eux aussi une progéniture nombreuse et variée qui compte, au moins, selon les sources connues, deux garçons et cinq filles. On reconnaît ces dernières, auprès de leur mère comme une continuation de cette dernière, se tenant près du trône de ses statues colossales. Mais on ne prête guère attention au jeune prince anonyme qui se tient entre ses jambes… Si les filles sont donc majoritaires auprès d’Akhénaton et Néfertiti, il est difficile de dire que Toutankhamon tarde à venir, puisqu’il fait partie d’une fratrie dont les aînées sont sans doute à peine adolescentes au moment de sa naissance. La succession n’est difficile que dans nos esprits modernes. Nous ne connaissons pour ainsi dire pas les règles la régissant véritablement. Nous tirons des certitudes d’une documentation extrêmement parcellaire d’où surgit une tradition qui clairement semble préférer un héritier mâle, mais qui ne rejette nullement la possibilité d’une succession purement féminine. Il importe peu qu’Hatshepsout soit une femme. Ce qui est nécessaire, c’est qu’elle puisse devenir un "faucon femelle", qui peut prendre la suite d’Horus sur le trône dynastique. Les filles d’Akhénaton ne sont aucunement à la merci d’une loi salique avant la lettre. Pour ma part, je suis aujourd’hui convaincu que le pouvoir est alors pleinement partagé par Akhénaton et Néfertiti, en tant que roi masculin et roi-féminin, en tant que jumeaux divins dont la complémentarité assure l’équilibre du monde et sa perpétuation, tout à la gloire du souverain solarisé, rendue manifeste par la lumière qui émane du Disque étincelant. Au décès d’Akhénaton, rien n’indique l’existence d’une véritable crise dynastique. Le roi est mort! Vive la reine ! Nous souhaitons nécessairement la pourvoir d’un époux et pour cela inventons de toutes pièces un roi Semenekhkarê qui n’existe que grâce à notre profonde ignorance. S’il demeure difficile d’affirmer qu’Akhénaton a pu réellement convoler en justes noces fièrement consommées avec ses filles et en tirer une progéniture s’avérant "malheureusement" toujours et encore féminine, rien de ce que nous connaissons ne vient contredire l’hypothèse que Néfertiti puisse conserver le pouvoir qu’elle a reçu des mains d’Aton une douzaine d’années plus tôt. Il lui suffit apparemment de masculiniser son dernier nom royal et de s’adjoindre sa fille aînée pour pouvoir devenir Pharaon à la suite de son mari. Les éléments en notre possession pour juger de la fin de la 18eDynastie sont trop imparfaits pour qu’ils puissent nous permettre d’en dire plus. Cette royauté solaire est-elle vraiment à bout de souffle ? Les Égyptiens réclament-ils véritablement le retour de dieux traditionnels qui n’ont jamais véritablement disparu ? L’Égyptologie du 19e siècle qui est la première à écrire cette histoire est légitimiste et profondément machiste et paternaliste. Elle va émettre un jugement peu flatteur sur cette révolution conservatrice qui pourtant ne souhaite que retourner aux racines auto-théocratiques de l’Ancien Empire, perçu comme le bon vieux temps où l’ordre terrestre imposé par la royauté pharaonique était perçu comme le reflet forcément bénéfique de l’ordre cosmique défini par la divinité solaire et primordiale. La succession n’est donc pas difficile ni problématique. Elle est le résultat d’ajustements nécessaires, mais se situe dans le cadre d’une succession purement généalogique, miroir de la succession divine héliopolitaine. Au père, succède sa jumelle, à qui succède vraisemblablement sa fille, qui laisse place pour des raisons qui nous échappent encore à son frère qui n’est alors qu’un enfançon malingre qui à son tour décède et laisse sa place à son oncle bien trop âgé pour durer, à qui succède un soldat dont on ne sait littéralement rien et qui pourrait très bien être un membre plus ou moins éloigné de la famille royale. Lui aussi change de nom au moment d’enfiler la couronne et il épouse sans doute la sœur de la reine qui, si l’on en croit sa dépouille, lui donne des enfants dont nous ne conservons aucune trace… La royauté d’Akhénaton n’a rien de providentiel ou de révolutionnaire. Elle se place en continuité directe de la succession dynastique, tout en semblant préférer se référer à la première génération divine plutôt qu’à la troisième, pour des raisons qui malheureusement nous échappent elles aussi. Cette succession n’écarte pourtant personne. Elle n’a pour tout défaut que de concerner des êtres humains qui, même divinisés et surhumains, ne peuvent s’empêcher de mourir, aidés en cela de façon mal à propos par des épidémies que la puissance divine peut sans aucun doute déclencher, sans espérer jamais les contrôler, l’arroseur se trouvant du même coup arrosé.

 

EA : Pensez-vous que l’espoir de "démêler" les zones d’ombre qui demeurent réside dans les études ADN et les éventuelles futures découvertes ?

 

Cet espoir sera forcément déçu. Les sources concernant cette courte et passionnante période de l’Histoire sont déjà extraordinairement nombreuses pour une courte vingtaine d’années, moins d’une génération humaine. Leur nombre ne les rend malheureusement pas parlantes pour autant. Les véritables discours sont extrêmement rares, parcellaires et toujours sujets à caution ou à discussion. Que peut nous raconter l’ADN sur des choix politiques, l’état d’esprit d’un couple de souverains aux prises avec la destinée du royaume qu’ils dirigent et qui, dans un monde qui change, se trouve à la croisée des chemins ? L’ADN fossile nous renseigne sur la consanguinité de la famille royale, sans pour autant nous apporter des certitudes scientifiques et indiscutables. Il est généralement extrêmement mal conservé et on lui fait dire bien des choses, sans les rendre pour autant vérifiables. L’ADN sert d’alibi scientifique à un discours qui n’est qu’un nouveau roman, un roman historique qui permet de remettre un peu de vie dans ces momies desséchées, en retraçant leurs liens familiaux. Quand bien même Toutankhamon serait le fils d’Akhénaton et Néfertiti, ce qui, avant même ces analyses, paraissait plutôt logique, en quoi cela nous permet-il de mieux comprendre la logique de son accession au trône et de là la politique qu’il est vraiment censé avoir menée ? Au moment de monter sur le trône, il n’est qu’un enfant, tout comme son grand-père l’a été avant lui. Mais dans ce cas, qui tient réellement le pouvoir, qui prend la destinée de l’Égypte en mains ? Les mêmes questions se posent pour Akhénaton. Il est donc temps de se demander véritablement si l’Histoire égyptienne est bien le fait de ses rois qui ne sont somme toute que des chefs de tribus ayant pris de l’importance, ou s’il nous faut la juger avec plus d’à propos comme l’Histoire d’une nation, prenant sa place dans un contexte bien plus global où elle tient une place majeure sans jamais obtenir une suprématie incontestable. Les nouvelles découvertes sont toujours les bienvenues. Les 2e, 9e et 10e pylônes de Karnak sont encore emplis d’une multitude de blocs appartenant aux règnes d’Amenhotep IV-Akhénaton, de Toutankhamon et d’Aÿ qui nous font profondément défaut. Comment espérer pouvoir tenir un discours cohérent sur le début du règne, si l’on tient compte du fait qu’au moins la moitié des sources encore à notre disposition nous demeure inaccessible, alors que l’autre moitié n’a pas même été pleinement mise à profit, malgré les efforts de compréhension menés durant le dernier demi-siècle par différentes institutions et d’excellents chercheurs. Je crois que tout est dit lorsque l’on s’aperçoit que certains de nos collègues, perçus alors comme les spécialistes de la période, ont fait, en désespoir de pouvoir présenter des résultats, des faux en écriture, en inventant des iconographies à l’aide de fragments épars et en tenant un discours délétère sur le principal protagoniste qu’ils auraient plutôt dû chercher à mieux comprendre. Pour aller de l’avant, il nous faudrait tout au moins découvrir le journal personnel d’Amenhotep IV, nous livrant ses pensées les plus intimes. Au lieu de cela, nous devons le plus souvent corriger les romances inventées de tout de pièce par des chercheurs qui souhaitent avant tout mettre en valeur leur propre originalité qui est plus que subjective et qui certainement ne résiste jamais vraiment au passage du temps.

 

interview réalisée par marie grillot

 

 

Akhénaton et Néfertiti - Trop près du soleil

Auteur : MARTINEZ Philippe

éditions ellipses

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