L'éclat de calcaire sur lequel l'artiste a dessiné celle qui est devenue célèbre sous le nom de "Danseuse de Turin" ou "Ballerine du musée de Turin" mesure 10,5 cm de hauteur et 16,8 cm de longueur. Le dessinateur "a tiré le meilleur parti de la forme arrondie de l'ostracon pour organiser sa composition. Le corps de la ballerine, qui occupe le centre de la pierre, décrit une courbe parallèle aux contours de l'ostracon. La jeune femme fait le pont en posant seulement la pointe des pieds et les mains sur le sol. À l'angle, dessiné par les genoux du côté gauche, répond l'angle des coudes du côté opposé. La poitrine dans le prolongement de la tête rompt la ligne qui relie les bras à l'abdomen. La finesse des membres s'oppose à l'épaisseur de la chevelure noire et bouclée qui semble entraîner la tête vers le sol."
Dans "Carnets de pierre - L'art des ostraca dans l'Égypte ancienne", Anne Mimault-Gout nous livre une description, tout aussi admirative, de cette œuvre d'art : "Parmi les représentations de danseuses et musiciennes, le plus célèbre des ostraca figurés est celui de la danseuse faisant le pont 'La ballerine du musée de Turin', œuvre d'un maître. Son corps souple, superbement fin et élégant, exécute un mouvement acrobatique. Elle ne porte qu'un tout petit pagne et un large anneau à l'oreille : le sein est généreux et la masse des longs cheveux frisés envahit l'espace créé entre les jambes et les bras."
Quant à Eleni Vassilika elle interprète, avec beaucoup de sensibilité, ce moment "suspendu" : "Elle est représentée au moment où elle se plie en arrière, parfaitement de profil, et non pas dans la posture debout rigide habituelle, avec les épaules frontales et les jambes de profil. Les contours de la jambe et des bras sur le fond sont représentés eux-aussi d'une manière réaliste. Les cheveux ondulés de la danseuse sont dénoués et flottants, mais les boucles d'oreilles, qui ne tombent pas, défient la pesanteur. La vivacité et la qualité artistique du dessin de cette esquisse presque iconique témoignent d'un haut niveau d'habileté et suggèrent qu'elle est peut-être l'oeuvre d'un artisan royal qui travaillait dans la Vallée des Rois".
Le rendu fidèle de l'anatomie, la plastique superbe de la jeune femme, la vivacité induite par sa position acrobatique : tout, dans cette esquisse réalisée il y a plus de 3000 ans est plein de vie et d'énergie et nous tient sous son charme !
Cette œuvre qui - faut-il le souligner n'est qu'un "brouillon" - témoigne de l'extraordinaire maîtrise qu'avaient atteinte les artisans de l'époque pharaonique, maîtrise qui s'exprimait tout aussi bien sur de petits supports comme celui-ci que sur la statuaire colossale, ou encore sur les murs des temples et des tombes.
Les ostraca (au singulier : ostracon) sont des tessons, éclats ou fragments de calcaire, ou encore de terre cuite (poterie) qui étaient, dans l'antiquité, utilisés par les artistes comme supports graphiques pour leurs "essais". Le papyrus était en effet alors trop onéreux et réservé à des usages plus 'nobles'… Ainsi les ostraca, qu'ils trouvaient à profusion dans les flancs de la montagne, étaient-ils le support sur lequel ils travaillaient leurs esquisses préparatoires, sur lequel ils s'exerçaient, recommençaient, avant d'atteindre l'excellence et d'être enfin admis à travailler in situ, notamment dans les tombes royales.
C'est également sur ces ostraca, qu'ils se permettaient de laisser libre cours à leur imagination et à leur propre créativité, loin des canons et des codes qui leur étaient imposés, ou des "vignettes" qu'ils devaient fidèlement reproduire. Ainsi, nombre d'entre eux nous offrent des sujets frais et charmants, comme des fables ou dessins satiriques, tout un sympathique bestiaire, ainsi que quelques scènes intimistes voire même érotiques…
La majeure partie des ostraca recensés aujourd'hui provient de l'actuel site de Deir el-Medineh. Fondé au début de la XVIIIᵉ dynastie sous le règne de Thoutmosis Iᵉʳ, ce village était une "institution royale" et était alors appelé "Set Maât her imenty Ouaset" ("La place de Vérité, à l'Occident de Thèbes"). Il sera étendu et agrandi plusieurs fois, notamment sous les règnes de Thoutmosis III et des premiers ramessides.
Là vivaient, à l'abri de hautes murailles, les membres de la communauté des artisans (architectes, scribes, dessinateurs, peintres, sculpteurs, carriers, simples ouvriers…) qui travaillaient "en équipe" et "en ateliers" au creusement et à la décoration des demeures d'éternité de la Vallée des Rois, de la Vallée des Reines et, semble-t-il, d'autres nécropoles plus lointaines… "C'est en analysant les tombes thébaines de la XVIIIe dynastie que l'on a pu déduire l'existence de différents ateliers. Nous savons, grâce à une découverte récente, qu'un groupe d'artistes ou un atelier basé à Deir el-Medineh, avait vraisemblablement été actif à Saqqara, dans le nord de l'Égypte."
Le village des artisans de la Place de Vérité : Deir el-Medineh aujourd'hui |
"Redécouvert" au XIXe siècle, le village de Deir el-Medineh a vu "défiler" de nombreux 'chercheurs', puis égyptologues : Bernardino Drovetti, Henry Salt, Karl Richard Lepsius, Auguste Mariette, Gaston Maspero… Ernesto Schiaparelli y entreprendra des fouilles en 1905, puis l'allemand Georg Christian Julius Möller. La concession du site sera ensuite définitivement attribuée à l’Ifao en 1917 ; pendant une trentaine d’années, de 1922 à 1951, Bernard Bruyère explorera méthodiquement le site et fera d'importantes et merveilleuses découvertes.
L'ostracon de la danseuse est arrivé à Turin en 1824 par l'acquisition, par Sa Majesté le roi de Sardaigne, de la première collection "Drovetti". Il est aujourd'hui exposé au Museo Egizio sous la référence C 7052.
S'il est parfois indiqué comme ayant une 'provenance inconnue', il est cependant le plus souvent renseigné comme provenant de Deir el-Medineh, ce qui d'après son style semble fort probable.
Nn (Un) magnifique ostracon de danseuse |
découvert en 1949 -1950 à Deir el-Medineh par Bernard Bruyère pour l'IFAO
On ne peut en effet s'empêcher de le rapprocher d'un ostracon daté de la XIXe - XXe dynastie - quasi semblable quoique moins abouti - découvert par Bernard Bruyère en 1949-1950, dans le grand puits de Deir el-Medineh.
Comment ne pas terminer par cette analyse émise dans le guide du Museo Egizio, analyse à laquelle il est impossible de ne pas adhérer : "Il semble de plus en plus évident que les artistes de Deir el-Medineh, employés par l'État, ont laissé une forte empreinte sur leurs œuvres et sont à l'origine d'un style artistique singulier qui n'a pas fini de nous fasciner !"
marie grillot
sources :
Ostrakon figurato con rappresentazione di una ballerina in posizione acrobatica
https://collezioni.museoegizio.it/it-IT/material/Cat_7052/?description=&inventoryNumber=7052&title=&cgt=&yearFrom=&yearTo=&materials=&provenance=&acquisition=&epoch=&dynasty=&pharaoh=
Museo Egizio, Fondazione Museo delle Antichità Egizie di Torino, Franco Cosimo Panini Editore, 2016
Trésors d'Art du Museo Egizio, Eleni Vassilika, Allemandi & Co
Guide Museo Egizio, éditions Franco Cosimo Panini
Le musée égyptien Turin, Federico Garolla Editore
L’art égyptien au Musée de Turin, Ernest Scamuzzi, Hachette, 1966
Les artistes de pharaon, Deir el Medineh et la Vallée des Rois, Louvre, 2002
A World History of Art , Hugh Honour, John Fleming
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