Seize paysans s'efforcent de "réguler" un troupeau riche de dix-neuf têtes de bétail. À l'aide de bâtons ou au moyen d'une corde enserrant les cornes des bêtes, ils tentent de se faire obéir afin que le recensement et le décompte des bovins puissent s'effectuer de façon correcte et disciplinée. Bâton levé ou abaissé, prêts à frapper, ils sont concentrés afin que cette inspection satisfasse leurs supérieurs et témoigne de leur efficacité dans la maîtrise du cheptel. "Les hommes et les bêtes se déplacent dans un vaste espace symbolisant la cour d’une demeure de campagne. La diversité des gestes et des attitudes des personnages, chacun absorbé dans sa tâche, ajoute encore au réalisme de la composition" ("Les trésors de l'Egypte ancienne au Musée du Caire", National Geographic).
La scène est effectivement d'une vérité telle que l'on peut se laisser aller à entendre les incitations, les cris proférés sur fond de bruit de sabots et de meuglements.
Comme le montrent si bien leurs pelages variés, les animaux sont de races différentes. Noirs avec des taches blanches, blancs avec des taches noires ou marron, beiges ou bruns unis, ils sont très certainement représentatifs des différentes races que l'on trouvait alors en Égypte. On peut imaginer que des bovidés mâles et femelles sont présents, ceci afin d'envisager leur reproduction, leur multiplication, assurant ainsi non seulement de la viande et des laitages pour le quotidien, mais également un avenir placé sous le signe de la prospérité.
Car, assurément, ce troupeau témoigne de la richesse de son propriétaire, Meketrê, qui, pour cette inspection, est venu accompagné de son fils. Pour les accueillir, un beau "pavillon" a été dressé. Il est soutenu par quatre colonnes fasciculées, dont les tambours sont alternativement peints en beige et bleu-vert alors que leur base est matérialisée en blanc. Le toit qui les protège de l'ardeur du soleil, tout comme l'estrade surélevée qui leur permet d'avoir un vue d'ensemble, sont de couleur noire.
Sous le dais, Meketrê est le seul personnage à avoir pris place sur un fauteuil. "Son fils et quelques scribes sont assis par terre à ses côtés. Chaque scribe porte un papyrus déroulé sur ses genoux et, devant lui, une table basse sur laquelle a été posé un récipient contenant les stylets et les couleurs. Debout à proximité, deux autres personnages portent un bâton dans la main droite afin de punir d'éventuelles irrégularités. À l’extérieur du pavillon, devant le propriétaire de la maison, un des surveillants lève son bâton sur un homme debout, légèrement penché en avant : il s’agit sans doute d'un gardien de troupeaux défaillant" (Rosanna Pirelli, "Trésors d'Egypte").
Tous les personnages sont traités en ocre-rouge. Torse nu, ils sont très simplement vêtus d'un pagne clair, parfois peint, parfois, dans un souci criant de réalisme, formé d'une pièce de lin nouée.
Avec une longueur de 173 cm, une largeur de 72 cm et une hauteur de 55 cm, il s'agit là du plus grand des modèles en bois présents dans la tombe de Mekeetrê. Ce personnage important du Moyen-Empire, chancelier et grand intendant du palais royal, eut l'honneur d'officier sous les règnes de Montouhotep II, puis Amenemhat Ier.
Située dans les entrailles de la montagne thébaine au sud de l'Assassif, près du temple de Montouhotep, sa tombe - référencée TT 280 - a tout d'abord été fouillée par l'égyptologue français George Daressy en 1895, puis par le grand mécène anglais Sir Robert Mond en 1902.
Tombs of Meketre and Wah. Photograph by Harry Burton, 1920 (MC 185). Archives of the Egyptian Expedition, Department of Egyptian Art |
Mais ce n'est que bien des années plus tard qu'elle livrera ses "trésors", précisément lorsque que la concession sera, en 1920, attribuée à l'expédition du Metropolitan Museum of Art de New York.
Fin février, sous la direction d'Herbert Eustis Winlock, les égyptologues Ambrose Lansing et Harry Burton - grand photographe auquel on devra le reportage de la découverte (puis celui de la tombe de Toutankhamon deux ans plus tard) - investissent la tombe et ses abords avec, sous leurs ordres, plus de 200 fellahs recrutés dans le village.
Le nettoyage et les relevés se poursuivent déjà depuis trois semaines lorsque soudain, le 17 mars, l'un des ouvriers employés dans le nettoiement de la tombe remarque que de petits morceaux de pierre glissent dans une fissure de la roche. "Nous avions déjà regardé dans tant de trous vides, conte M. Winlock, que la nouvelle ne m'émut guère. Qu'importe ! Je m'étendis à plat ventre, glissai la torche dans le trou, pressai le bouton et collai mon œil contre l'ouverture. Instantanément, le rayon électrique illumina tout un petit monde vieux de quatre mille ans ! Des centaines de Lilliputiens allaient et venaient à leurs affaires. Plusieurs brandissant des bâtons poussaient devant eux des bœufs à la robe tachetée. D'autres, s'arc-boutant sur leurs rames manoeuvraient toute une flottille de bateaux."
Wood models as discovered in the tomb of Meketre. Photograph by Harry Burton, 1920 (MC 36). Archives of the Egyptian Expedition, Department of Egyptian Art |
De cette toute petite chambre, parfois dénommée "serdab", que n'avaient pas détectée les premiers explorateurs, seront extraites vingt-cinq maquettes, des modèles réduits en bois reproduisant un environnement cher à Meketrê ainsi que tout ce qu'il était possible de mettre en œuvre pour satisfaire ce dont il pouvait avoir besoin dans l'au-delà.
Comme le précise Jean-Pierre Corteggiani : "À l'Ancien Empire, les gens de qualité ne se contentèrent pas d’assurer la survie qu'ils souhaitaient en couvrant les murs de leurs tombes de bas-reliefs ; peu à peu, l'habitude fut prise de disposer, à côté de la statue du mort, des statuettes représentant des serviteurs en train d'accomplir pour l’éternité leurs tâches de tous les jours. Ces statues de taille moyenne sont d’abord le plus souvent en calcaire et ne figurent qu’un ou deux personnages à la fois ; à la VIe dynastie, elles se multiplient, deviennent plus petites, et sont généralement en bois ; à la Première Période Intermédiaire enfin, et au Moyen Empire, ce ne sont plus des effigies isolées mais des scènes complètes, véritables maquettes de la vie paysanne ou artisanale, que l’on enterre avec le défunt. La XI° dynastie constitue l’âge d’or de ces "modèles" de bois peint qui disparaissent à la dynastie suivante… Bien des modèles retrouvés, émouvants par leur gaucherie ou franchement grossiers, n’ont pas, évidemment, la qualité de ceux de Mékétrê, mais autant que ces derniers, c’est la vie quotidienne de tout un peuple qu'ils nous restituent avec un luxe de détails techniques ou simplement pittoresques, que n'aurait jamais osé espérer l'historien le plus rêveur."
En effet : "ces réalisations sont particulièrement importantes pour l'historien, non seulement du point de vue artistique, mais aussi documentaire. Par leur biais, les artistes égyptiens permettent de découvrir des pans entiers de la réalité quotidienne de l'Égypte ancienne." (Rosanna Pirelli)
Procession of Objects from the Tomb of Meketre to the Expedition House March 19, 1920 - Harry Burton (British, 1879-1940) |
Il faudra aux découvreurs trois jours entiers pour photographier l'ensemble des maquettes et les transférer de la tombe à la dig house du Metropolitan dans l'Assassif. "Chaque midi et chaque soir une procession d'ouvriers descendait la falaise transportant les modèles sur des plateaux afin qu'ils soient mis en sécurité sous clé" précise Winlock. Deux mois furent ensuite consacrés à les nettoyer et à les consolider.
Puis, le "partage à moitié exacte" des objets fut effectué (il faut rappeler que cette pratique avait été mise en place par l'administration britannique en 1912 et qu'elle n'avait pas alors recueilli l'aval de Gaston Maspero).
C'est ainsi qu'après quarante siècles d'une paisible et silencieuse cohabitation, les objets furent séparés, et répartis entre le Metropolitan Museum of Art de New York et le Musée égyptien du Caire.
Cette scène de comptage du bétail est restée au musée de la place Tahrir où elle est exposée sous la référence JE 46724. Une autre, représentant également des bovins mais cette fois-ci dans leur étable, est, elle, partie vers les Etats-Unis (Met 20.3.9).
marie grillot
sources :
Model of Meketre Counting Cattle
http://www.globalegyptianmuseum.org/record.aspx?id=15294
The Egyptian Expedition 1918-1920: II. Excavations at Thebes 1919-20, H. E. Winlock
https://www.jstor.org/stable/3253881?seq=14#metadata_info_tab_contents
Models of daily life in ancient Egypt : from the tomb of Meket-Rēʻ at Thebes
Publications of the Metropolitan Museum of Art Egyptian Expedition, 1955
Winlock, Herbert E
https://libmma.contentdm.oclc.org/digital/collection/p15324coll10/id/174360/rec/1
Topographical bibliography of ancient egyptian hieroglyphic texts, reliefs, and paintings
in the Theban necropolis part 1. private tombs by the late Bertha Porter and
Rosalind l. b. Moss, b.sc. (oxon.), f.s.a. assisted by Ethel w. Burney
porter & moss© griffith institute, ashmolean museum, oxford, 1960
http://www.griffith.ox.ac.uk/topbib.html
Catalogue officiel - Musée Égyptien du Caire, Mohamed Saleh, Hourig Sourouzian, Verlag Philippe von Zabern, 1997Trésors d'Égypte - Les merveilles du musée égyptien du Caire, Francesco Tiradritti
L'Égypte des pharaons au musée du Caire, Jean-Pierre Corteggiani
Les trésors de l'Égypte ancienne au musée du Caire, National Geographic
“Ancient Egyptian Tombs : The Culture of Life and Death”, Steven Snape
Fabuleuses découvertes en Égypte, Laurence Michel
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