Une journée en Égypte avec… Gustave Jéquier (1868-1946), égyptologue suisse, ayant effectué des fouilles à Saqqarah, Dahschour, Licht, Mazghouna…
Rahotep et de Nefret (musée du Caire) |
"L’idée de la mort, vraie obsession pour les Égyptiens, les avait portés de très bonne heure à rechercher tous les moyens d’éviter un anéantissement complet de leurs personnes ; de là le développement incroyable de l’architecture funéraire qui prend dès ses débuts une importance beaucoup plus considérable que l’architecture civile ou même religieuse. De là aussi la naissance de la statuaire qui, à son origine, est absolument indépendante de l’architecture et se développe parallèlement à ce dernier art et avec non moins de succès.
Le Ka ou double (...) était une sorte de corps spirituel, exactement semblable comme forme au corps matériel de l’homme et capable de survivre à celui-ci pendant un temps illimité, à condition toutefois d’avoir un support qui pût fixer son essence impondérable et lui conserver une certaine consistance.
Le support naturel du double était le corps embaumé avec plus ou moins de soin et préservé ainsi de la pourriture ; mais cette momie restait néanmoins bien fragile, aussi imagina-t-on de bonne heure de lui donner un remplaçant plus solide pour le cas où elle viendrait à être détruite. On prit donc l’habitude de déposer dans le tombeau, que ce fût celui d’un roi ou celui d’un simple particulier, une image du mort, en bois ou en pierre, faite autant que possible à sa ressemblance, parfois de grandeur naturelle, mais souvent de dimensions plus modestes. Le personnage qu’elle représente est debout, une jambe en avant, agenouillé ou accroupi à la manière des scribes, ou encore assis sur une chaise massive, les pieds joints, les mains sur les genoux. Souvent il est accompagné de sa femme, assise ou debout à côté de lui et même parfois d’un ou deux de ses enfants ; ces groupes sont de vraies scènes de famille, d’une intimité charmante.
Les statues memphites, à part les plus anciennes qui sont d’une facture encore un peu malhabile, sont l’œuvre de praticiens parfaitement sûrs de leur métier et capables de donner l’expression voulue à leurs figures, quelle que soit la matière qu’ils ont à travailler, bois, albâtre, calcaire, granit ou diorite. Ce qu’ils cherchent, c’est à rendre fidèlement la nature et à donner en même temps l’impression de vie, de calme et de sérénité ; ils ne fixent pas un aspect passager de leur modèle, ils en font en quelque sorte une synthèse ; ils ne l’idéalisent pas, ils l’éternisent pour ainsi dire, et avec raison, car leur œuvre ne doit pas être un objet d’admiration pour le monde, mais le support même d’un être vivant enseveli à jamais dans le tombeau, loin des regards des hommes.
Pour donner plus de naturel à ces statues, on les peignait, celles du moins qui ne sont pas taillées dans des matières de grand luxe. Parfois le travail est également soigné de la tête aux pieds, mais il arrive souvent que les membres inférieurs sont un peu négligés au profit du haut du corps sur lequel se reporte toute l’attention du spectateur. La tête est toujours plus poussée que le reste et acquiert une importance toute particulière ; les deux yeux, le plus souvent rapportés et formés d’une pierre blanche avec pupille en métal sous une cornée de quartz, dans un sertissage de bronze, donnent à la figure une vie, une expression, un éclat inimitables ; ainsi, pour ne citer que les plus remarquables de ces statues, le Sheikh-el-Beled, le groupe de Rahotep et de Nofrit, le scribe du Musée du Caire, celui du Louvre, sont des chefs-d’œuvre qui peuvent rivaliser avec les plus belles productions de l’art de tous les temps et de tous les pays."
(extrait de "Histoire de la civilisation égyptienne - Des origines à la conquête d'Alexandre", 1913)
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Une journée en Égypte avec… Marie-Louis-Jean-André-Charles Demartin du Tyrac, comte de Marcellus (1795-1861), diplomate français, secrétaire d'ambassade à Constantinople, puis chargé d'une mission dans les Échelles du Levant, et enfin, nommé premier secrétaire d’ambassade à Londres, à la demande de son ami Chateaubriand.
"Je demeurai quelques jours à Alexandrie, traversant, soir et matin, ces tristes ruines de la plus belle ville de l'Orient. Parfois, m'échappant de l'enceinte d'aujourd'hui, j'errais au milieu de ces immenses décombres qui couvrent, à la distance d'une demi-lieue, le sol voisin des remparts. Là, comme dans la cité déserte, c'étaient des blocs antiques de granit, attestant la gloire des descendants de Sésostris ; des colonnes de marbre plus modernes, rappelant le règne des Ptolémées ; mais je cherchais en vain l'emplacement et les cendres de la célèbre bibliothèque, ou quelque souvenir d'Antoine et de César. Rien ne retrace même la mémoire de Cléopâtre, si ce n'est deux aiguilles dérobées à Héliopolis, l'une debout, l'autre couchée, à qui l'on donne, je ne sais pourquoi, le nom de la voluptueuse reine. Enfin, rien ne parlerait de Pompée sans la colonne dédiée à Dioclétien. Chaque soir j'allais jusqu'à cette colonne, et, de là, je voyais le soleil se coucher derrière les ondulations sablonneuses du désert : ma vue s'étendait alors sur la rade d'Alexandrie, la pleine mer et les marais du lac Maréotis. À cette heure, après les accablantes ardeurs du jour, une rosée imperceptible mouillait le sable et empreignait mes habits au point de m'obliger, en rentrant chez moi, de changer de vêtements et de chaussures.
Fatigué, la dernière nuit, de la chaleur concentrée dans nos petits appartements, et attiré par la clarté, si pure en Égypte, de la lune, déesse des ruines, j'allai réveiller un janissaire du consulat, et, traversant avec lui la place d'Alexandrie, je m'avançai vers le lac Maréotis ; je parcourais lentement cette vaste enceinte, parcelle de l'ancienne capitale de l'Égypte. Des tronçons informes de colonnes, des masses de granit que la main des hommes de nos jours n'a pu soulever, voilà ce qui reste encore de la grande ville, reine du commerce du monde. (...)
Je méditais ainsi à l'ombre de quelques palmiers, qui, par intervalles, me dérobaient la lune ; puis, sortant des remparts par une double porte de construction moderne, j'avançai vers la colonne de Pompée que les rayons de l'astre nocturne frappaient en plein ; ses lueurs douteuses accroissaient la hauteur de l'imposant monolithe ; j'en admirai l'énorme volume plus que l'élégance. Toujours debout, cette gigantesque colonne voit tout tomber autour d'elle : combien de fois les vents du midi, les ondes de la mer et les tentatives des hommes n'ont-ils pas changé l'aspect de ces campagnes qu'elle seule domine, et où elle règne dans son immobilité ? Depuis la guerre d'Égypte, les eaux du lac Maréotis, renversant leurs vieilles digues, ont envahi la longue plaine que sillonne aujourd'hui le canal d'Alexandrie ; les travaux des hommes disparaissent, remplacés par d'autres travaux, et “les générations s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide" (Fénelon), tandis que seule, protégée par sa masse indestructible, la colonne de Pompée brave l'effort du temps."
(extrait de "Souvenirs de l'Orient", Volume 2, 1839)
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Une journée en Égypte avec… M. L. Lacroix, professeur d’histoire à la Faculté des Lettres de Nancy, membre de l’Académie de Stanislas
Photo attribuée à Baron Paul des Granges (France, actif entre 1860 et 1869) |
"Silencieuse et fermée comme la tombe, cette terre des sépulcres garde dans son sein mystérieux tous les secrets des générations qu'elle a englouties. Son emblème, c'est le sphinx gigantesque couché sur le sable du désert au pied de la grande pyramide, dont le sourire sarcastique semble insulter aux efforts des œdipes de la science moderne pour pénétrer les secrets dont il est le gardien. Mais, Messieurs, c'est dans ce silence et ce mystère qu'est le charme et l'attrait du voyage d'Égypte, et c'est en se cachant que cette terre nous provoque.
(...) Au reste, l'Égypte est en toutes choses la terre des contrastes. Elle ne ressemble à rien de ce que l'on connaÎt, à rien de ce qui l'entoure ; d'une structure toute particulière, c'est un pays unique et à part, et à sa vue, le premier sentiment que l'on éprouve, c'est l'étonnement. Pour en saisir l'ensemble, il faudrait monter au haut de la grande pyramide. De ce sommet, vous dominez un horizon d'un rayon de vingt lieues, au delà duquel s'étend l'immense désert qui confine au Maroc, au Niger et à la Mer Rouge. À vos pieds s'allonge la fertile oasis de l'Égypte, vaste candélabre couché à terre, dont le Nil forme à la fois la tige et les branches. Les teintes ne sont pas moins tranchées que les objets eux-mêmes. Le sable est jaune, les montagnes sont blanches, le Nil roule des flots rougeâtres, la terre est noire, là où elle n'est pas couverte d'une luxuriante verdure, le ciel parsemé de nuages blanchâtres est toujours étincelant. Je le répète, c'est un spectacle unique au monde que de voir ce mince ruban de terre habitable, posé au milieu du vaste désert de l'Afrique, comme l'asile de la vie au milieu de l'empire de la mort ; spectacle auquel rien ne prépare, qui surprend et étonne le voyageur, de quelque pays qu'il vienne, et surtout quand il arrive de la Grèce et qu'il quitte, comme je venais de le faire, les gracieux aspects de l'harmonieuse terre de l'Attique.
(...) Après avoir traversé paisiblement l'étincelant archipel des Cyclades, (...) on arrive au cinquième jour en vue de la côte d'Alexandrie, aussi basse que la mer. Alors on entre vraiment dans un monde nouveau : la mer est nue et sans îles, la côte d'Afrique qui s'étend à perte de vue est blanche, stérile et unie, çà et là seulement surmontée de collines sans végétation. Ce sont dès l'abord, les aspects simples et grandioses, les impressions mélancoliques et profondes que vous retrouverez pendant tout le voyage. Dans ce coin de l'Égypte, Alexandrie est déjà, par rapport au reste de la contrée, ce que l'Égypte est à l'égard de l'Afrique, une oasis dans un désert immense. Mais Alexandrie n'est qu'une ville de transition. Dans l'antiquité, elle était plutôt grecque qu'égyptienne : aujourd'hui elle est presque autant européenne qu'arabe. D'ailleurs le Nil n'est pas là, et sans le Nil il n'y a pas de véritable Égypte. Hâtons-nous donc d'aller contempler ce fleuve dans la majesté de son inondation.”
(extrait de "Souvenirs d'un voyage en Égypte", 1857)
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