lundi 19 février 2018

Une journée en Égypte avec... Muwaffaq al-Dîn ʻAbd al-Laṭîf al-Baghdâdî, Lucie Duff Gordon, Élie Reclus


Une journée en Égypte avec… Muwaffaq al-Dîn ʻAbd al-Laṭîf al-Baghdâdî (1162 - 1231) médecin et historien arabe de Bagdad, ayant enseigné, durant quelques années, la philosophie et la médecine au Caire.
Les pyramides - Photo de Francis Frith (1822-1898)

"Une des merveilles de ce pays, ce sont les pyramides : elles ont attiré l'attention d'un très grand nombre d'écrivains, qui ont consigné dans leurs ouvrages la description et les dimensions de ces édifices. Elles sont en très grand nombre, et sont toutes situées du même côté du fleuve que Djizèh, sur la même ligne que l'ancienne capitale de l'Égypte, et dans un espace d'environ deux journées de marche. (...)
Pour en venir maintenant à celles des pyramides qui ont été l'objet de tant de récits, que l'on distingue de toutes les autres, et dont la grandeur attire par-dessus tout l'admiration, elles sont au nombre de trois, placées sur une même ligne à Djizèh, en face de Fostat, à peu de distance les unes des autres, et elles se regardent par leurs angles dans la direction du levant. De ces trois pyramides, deux sont d'une grandeur énorme. 
Les poètes qui les ont décrites, se sont abandonnés à tout l'enthousiasme qu'elles leur inspiraient ; ils les ont comparées à deux immenses mamelles qui s'élèvent sur le sein de l'Égypte. Elles sont très proches l'une de l'autre, et sont bâties en pierres blanches : la troisième, qui est d'un quart moins grande que les deux premières, est construite en granit rouge tiqueté de points et d'une extrême dureté. Le fer ne peut y mordre qu'avec peine. Celle-ci paraît petite, quand on la compare aux deux autres ; mais, lorsqu'on l'aborde de près, et que les yeux ne voient plus qu'elle, elle inspire une sorte de saisissement, et l'on ne peut la considérer sans que la vue se fatigue.
La forme que l'on a adoptée dans la construction des pyramides, et la solidité qu'on a su leur donner, sont bien dignes d'admiration : c'est à leur forme qu'elles doivent l'avantage d'avoir résisté aux efforts des siècles, ou plutôt il semble que ce soit le temps qui ait résisté aux efforts de ces édifices éternels. En effet, quand on se livre à de profondes réflexions sur la construction des pyramides, on est forcé de reconnaître que les plus grands génies y ont prodigué toutes leurs combinaisons ; que les esprits les plus subtils y ont épuisé tous leurs efforts ; que les âmes les mieux éclairées ont employé avec une sorte de profusion, en faveur de ces édifices, tous les talents qu'elles possédaient et qu'elles pouvaient appliquer à leur construction ; et que la plus savante théorie de la géométrie a fait usage de toutes ses ressources pour produire ces merveilles, comme le dernier terme auquel il était possible d'atteindre. Aussi peut-on dire que ces édifices nous parlent encore aujourd'hui de ceux qui les ont élevés, nous apprennent leur histoire, nous racontent d'une manière très intelligible les progrès qu'ils avaient faits dans les sciences, et l'excellence de leur génie ; en un mot, nous mettent au fait de leur vie et de leurs actions.
Ce que ces édifices présentent de singulièrement remarquable, c'est la forme pyramidale que l'on a adoptée pour leur construction, forme qui commence par une base carrée et finit par un point. Or, une des propriétés de cette forme, c'est que le centre de la pesanteur est au milieu même de l'édifice ; en sorte qu'il s'appuie sur lui-même, qu'il supporte lui-même tout l'effort de sa masse, que toutes ses parties se portent respectivement les unes sur les autres, et qu'il ne gravite pas vers un point hors de lui.
Une autre particularité digne encore d'admiration, c'est que leur forme carrée a été disposée de manière que chacun de leurs angles fait face à l'un des quatre vents cardinaux. Or, la violence du vent se trouve rompue, quand elle est reçue par un angle ; ce qui ne serait pas, si elle rencontrait un plan."

(extrait de Relation de l'Égypte, 1810, traduit de l’arabe par Silvestre de Sacy)

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Une journée en Égypte avec… Lucie Duff Gordon (1821-1869). Atteinte de tuberculose, elle s'est installée définitivement en Égypte en 1862 sur le conseil de son médecin. 

"Comme Masr-el-Kebirah vous plairait ! Vous jetteriez quelques regards sur les jalousies en treillage ; vous resteriez bouche béante comme un ‘jhashim’ (un niais) à vous extasier dans le bazar ; vous deviendriez fanatique dans les mosquées ; vous ririez à voir les gros Turcs à énorme corpulence et les cheiks si solennels sur leurs ânes blancs ; vous boiriez du sorbet dans les rues ; vous monteriez follement à âne ; vous lanceriez un coup d’oeil à la dérobée pour découvrir sous des voiles noirs de beaux yeux, et vous seriez enivré de tout cela. Je suis devenue un très bon ‘cicerone’ pour cette glorieuse et vieille cité. (...)
Plus je vois les bas quartiers du Caire, plus j'en suis enchantée. Quant à la beauté particulière de cette ville, il n'y a guère de mots pour l'exprimer. Les villes les plus vieilles de l'Europe sont uniformes et régulières en comparaison ; le peuple est on ne peut plus agréable. Si vous souriez de quelque chose qui vous plaît, aussitôt vous provoquez les sourires les plus bienveillants et les plus significatifs en retour. Les gens d'ici vous donnent l'hospitalité rien qu'avec leurs visages, et si vous bégayez quelques mots de leur langue : “Masha-Allah ! comme la Sitt Inglise parle bien l'arabe!” Les Arabes sont assez intelligents pour comprendre l'amusement d'un étranger, et pour en prendre leur part ; ils s'amusent à leur tour et sont extraordinairement libres de tous préjugés. Quand Omar m'explique leurs idées sur diverses choses, il ajoute toujours : “Les Arabes pensent de cette façon; je ne sais pas s'ils ont raison. (...)
Quant aux prix exagérés que demandent les marchands, c'est la coutume ; le marchandage est comme une cérémonie à laquelle il faut se soumettre. Il appartient à l'acheteur ou au patron d'offrir un prix ou de fixer les gages ; - c'est l'inverse de l'Europe. Si vous demandez le prix de quelque objet, on vous répond, au hasard, par un chiffre fabuleux. On pourrait dépenser ici quelques centaines de livres sterling dans les bazars avec grand agrément. Les tapis, les couvertures aux belles couleurs, etc., sont à bon marché et fort jolis. Le Caire, ce sont les ‘Mille et une Nuits’. Il y a bien un peu de vernis européen par-ci par-là ; mais le gouvernement et le peuple n'ont pas changé depuis que ce tableau si fidèle de leurs coutumes a été écrit."

(extrait de Lettres d'Égypte, traduction par Mrs. Ross, 1879)

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Une journée en Égypte avec… Élie Reclus (1827-1904), journaliste, écrivain, ethnologue et militant anarchiste français 

"C'est le matin, il fait frais et bon. Le ciel est pur et le Nil argenté. Le fleuve s'élargit à mesure qu'on le remonte. Ici, il est vaste comme un lac, et plus brillant encore que le ciel qui se réfléchit dans les eaux ; autour de ses îles d'un bleu pâle, parsemées de palmiers, les canges aux voiles latines se posent comme des volées de papillons blancs. À droite, une plaine assez étendue, sur la rive basse quelques fellahs bruns et noirs, des buffles et chameaux, des femmes se lavant les jambes ou remplissant leurs cruches. À gauche, nous côtoyons la chaîne arabique dont les strates sont d'une horizontalité parfaite ; on dirait un appareil de maçonnerie, une fortification immense, dont les bastions et contreforts, tours rondes et carrées, se reflètent dans le miroir tranquille des eaux. Trois murailles s'étagent au-dessus des autres ; au-dessus de la première terrasse, et au-dessous de la citadelle, des éboulis forment comme les tentes d'une armée de géants. Entre les créneaux, des trouées de lumière. Les montagnes, d'abord rougeâtres, puis d'un violet de plus en plus vaporeux s'arrondissent en quart de cercle au-dessus du Nil ; elles se terminent par un cap hardi au-devant duquel la rive droite envoie un promontoire de verdure, un massif épais d'acacias. Le paysage ne se compose que de rochers et d'eau, que de quelques arbres sur un peu de terre ; rien de plus simple, rien de plus beau. On se sent pénétré soi-même, par cette lumière qui envahit tout ; des vagues d'éther nous traversent, comme le Nil sillonne la campagne. On est empli, surempli d'une quiétude pure. Une paix souriante émane de nous. On ne pense plus, car ou n'en a plus besoin, la contemplation étant la transformation suprême de la pensée. Plus de regrets, plus de désirs. La volupté est peut-être dépassée ; on est satisfait, et rien de plus, heureux, et rien de moins. La vie n'est plus un effort, mais une jouissance, on s'immerge dans le Nirvana, aspiration constante de l'Orient, déplorable absurdité pour l'Occident."

(extrait de Voyage au Caire et dans la Haute-Égypte, 1865-1875)

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