lundi 26 mars 2018

"L'épopée du canal de Suez" : à suivre à Paris (IMA) à partir du 28 mars


Le 28 mars 2018, ouvre à Paris, à l'Institut du Monde Arabe, une exposition consacrée à "L'épopée du canal de Suez - Des pharaons au XXIème siècle". 
Gilles Gauthier, commissaire scientifique de l'exposition,
devant le portrait de Ferdinand de Lesseps

Gilles Gauthier, diplomate, arabisant, ami inconditionnel de l'Égypte, conseiller de Jack Lang, en est le commissaire scientifique. Il a accepté - et nous l'en remercions chaleureusement - de nous présenter cet événement, de nous retracer l'histoire de ce canal - nous devrions presque mettre le mot 'histoire' au pluriel, tant les épisodes riches et nombreux se succèdent ! Pensé et mis, en partie, en oeuvre dès l'antiquité, avec une étude de "faisabilité" revisitée par les savants de Bonaparte, sa "version moderne" est sortie des sables grâce à la ténacité et à l'ingéniosité d'un homme, aidé bien sûr par la souscription lancée avec l'appui de l'Égypte. Ferdinand de Lesseps, ancien diplomate, cousin de l'Impératrice Eugénie, est en effet le père, le concepteur, de ce canal qui "a rétréci" le monde !
Inauguré dans un faste inouï le 17 novembre 1869 - Ismaïl Pacha souhaitant que cet événement historique marque les mémoires avait convié les têtes couronnées et les membres influents de l'intelligentsia, du monde des arts et des lettres (plus de 1000 invitations lancées !). Création d'une route reliant Alexandrie au Caire, construction - et conception - d'un opéra, rénovation de Mena House pour accueillir l'impératrice Eugénie, et, à l'escale d'Ismaïlia, "un millier de tentes dressées pour des fêtes qui n’avaient assurément rien d’orientales"…
Mais aux riches heures ont succédé les problèmes financiers, géopolitiques et politiques. Nasser nationalisera le canal le 26 juillet 1956… 59 ans plus tard ; en 2015 le président El-Sissi inaugurera le "doublement du canal".
Si ces moments de partage, ces moments de crise, mais aussi de retrouvailles se sont écrits dans les sables et les eaux d'Égypte, ils constituent bel et bien une concrétisation des liens profonds tissés entre la France et le pays des pharaons... Et la force de l'amitié qui unit nos deux nations prend toute sa place, au cœur de cette exposition.
Tête attribuée à Sésostris III - Musée du Louvre
photo Marie Grillot

Égypte actualités : Le projet "utopique" de relier la mer Méditerranée et la mer Rouge a germé dans les esprits dès l'époque pharaonique. L’initiateur en aurait été Sésostris III au XIXe siècle avant notre ère ? 

Gilles Gauthier : L’Égypte du deuxième millénaire avant notre ère n’était pas un pays replié sur lui-même. La fertilité de sa terre était telle que sa production agricole était excédentaire. Plus tard on dira qu’elle était le grenier à blé de Rome. Mais l’Égypte avait aussi besoin d’importer : du bois du Liban, de l’encens et des épices des pays de Pount (le Yémen et l’Éthiopie actuelle). C’est pour faciliter ces échanges que fut tracé le premier canal, celui attribué à Sésostris III. Certes celui-ci n’allait pas jusqu’à la Méditerranée. Il rejoignait le Nil près de l’emplacement actuel de Zagazig. Mais le Nil était navigable par les bateaux de haute mer de l’époque.

ÉA : Ce canal sera ensuite "reconstruit" par d'autres pharaons, puis au fil du temps comblé par les sables… Bien des années plus tard, en 1789, les savants de Bonaparte étudieront la possibilité "de percer l'isthme de Suez sans passer par le Nil". Leur apport sera d'importance ? 

GG : Ce canal était utile puisqu’il subsistera jusqu’au VIIIe siècle de notre ère et que tous les souverains ou les conquérants de l’Égypte jusqu’à cette date prendront soin de l’entretenir ou de le restaurer : le Perse Darius, les Ptolémées, les empereurs romains, puis le conquérant de l’Islam Amr Ibn Al As. Au début du XVIe siècle, ce fut la République de Venise qui mit le projet à l’ordre du jour. Face à la concurrence commerciale des Portugais qui avaient appris à contourner l’Afrique, Venise proposa au sultan de creuser un canal dans l’isthme de Suez. Mais ce fut sans succès. Il fallut attendre l’expédition d’Égypte pour que soit sérieusement mis à l’étude le projet d’un canal direct, sans passer par le Nil. Bonaparte avait débarqué en Égypte avec les meilleurs savants de France. Ceux-ci firent néanmoins une erreur. Le résultat de leurs calculs faisait ressortir une différence de niveau de 9 mètres entre la mer Rouge et la mer Méditerranée. L’expédition fut brève et se termina par un échec pour la France. Mais que de conséquences n’entraîna-t-elle pas ?
Portrait de Ferdinand de Lesseps, XIXe siècle
© Souvenir de Ferdinand de Lesseps et du Canal de Suez
Lebas Photographie Paris

ÉA : En 1832, nommé consul de France à Alexandrie, Ferdinand de Lesseps se lie d'amitié avec Saïd Pacha. Ce poste et cette relation amicale scelleront-ils la base de "tout ce qui deviendra possible" ?

GG : La première des conséquences de l’expédition d’Égypte fut la prise de pouvoir de Mohamed Ali, un turc venu du nord de la Grèce à l’appel du sultan pour combattre l’expédition française. Méhémet Ali met fin à l’anarchie qui sévissait dans le pays et travaille à créer les conditions d’un État chaque jour plus autonome. Pour que le pays se développe il importe à l’Europe ses techniques et ses hommes. Parmi ceux-ci se trouvent les ingénieurs saint-simoniens qui ont fait leur le projet des savants de Bonaparte. Mais Mohamed Ali repousse ce projet. Il dit que l’Empire ottoman mourra de son Bosphore et qu’il ne veut pas creuser un Bosphore au milieu de ses terres. Entre-temps, c’est Ferdinand de Lesseps, un ancien diplomate français, ancien consul à Alexandrie, qui se fait le promoteur du projet. Saïd Pacha, le fils de Méhémet Ali, est son ami. Lorsqu’il accède au pouvoir en 1854, son premier geste est de permettre à Ferdinand de Lesseps de réaliser son projet.
Plusieurs centaines de milliers d’ouvriers travaillèrent au creusement du Canal, simplement équipés de pelles
et de pioches, avant que des machines soient apportées sur le chantier © D.R.

ÉA : Face aux enjeux de ce projet, tensions et problèmes ne tarderont pas à voir le jour ?

GG : Ce projet décidé par l’Égypte ne dispose d’aucun appui à l’étranger, même pas celui de la France. Il a, en revanche, de puissants ennemis : la Grande-Bretagne d’abord qui ne veut voir personne s’emparer de la route des Indes, puis l’Empire ottoman pour lequel la décision de Saïd Pacha est assimilée à un acte d’insubordination. Il a également un troisième ennemi : l’opinion publique, force naissante à l’époque, particulièrement influente dans la démocratie libérale qu’est la Grande-Bretagne. L’opinion publique condamne l’usage de la corvée qui asservit temporairement des masses importantes de paysans dont le rassemblement dans un espace restreint est propice à la diffusion d’épidémies mortifères. En plus de tous ces obstacles se dresse une incertitude : qui va emprunter ce canal en dehors des navires à vapeur peu nombreux à cette époque ?
À la mort de Saïd Pacha en 1863, les travaux s’arrêtent. Ils ne reprendront qu’après une médiation de Napoléon III. La corvée est supprimée et remplacée par l’emploi des premières machines à vapeur conçues pour ce type de travaux, ainsi que par l’importation d’une main-d’œuvre étrangère bon marché - grecque en majorité.
Inauguration du Canal de Suez. Tribune des Souverains
© Souvenir de Ferdinand de Lesseps et du Canal de Suez / Lebas Photographie Paris

ÉA : La statue de Bartholdi "L’Égypte éclairant l’Orient" ne sera pas implantée à Suez, les trompettes d'Aïda ne résonneront pas à l'Opéra du Caire car Verdi n'a pas terminé sa composition, mais l'importance de l'événement associée à la présence de l'impératrice Eugénie, l'empereur François-Joseph, le Kromprinz de Prusse, les Princes du Pays-Bas et 850 autres invités feront-ils de l'inauguration de novembre 1869 le plus grand spectacle "people" et politique de la seconde moitié du XIXe siècle ?

GG : L’inauguration du canal est un événement d’un type complètement nouveau. C’est la première fois que se trouvent rassemblés pour saluer un exploit technique un tel nombre de souverains et de hauts responsables. C’est Eugénie, l’impératrice des Français, qui attire tous les regards. Mais François-Joseph, l’empereur d’Autriche, est également présent. Il y a toutefois deux absents de marque : le Sultan ottoman et la reine Victoria de Grande-Bretagne. Pour l’Égypte c’est une apothéose. Mais ce succès lui coûtera cher. Ismaïl Pacha est un grand modernisateur : il ouvre des lignes de chemin de fer, développe l’éducation, crée Le Caire moderne. Mais tout cela a un coût qui, ajouté aux dépenses du canal, précipite l’Égypte vers la banqueroute et la mise sous tutelle de ses finances, puis en 1882, à son occupation par la Grande-Bretagne. 
Gamal Abdel Nasser accueilli par la foule au Caire
après la nationalisation du Canal, 1 août 1956 © DR

ÉA : La "banqueroute", les deux guerres mondiales, le protectorat britannique traceront la voie vers l'indépendance, suivie de la nationalisation de la compagnie de Suez rendue effective par Nasser le 26 juillet 1956 : quelle est votre analyse de ces moments stratégiques ? 

GG : Ainsi le canal de Suez est-il emblématique d’un siècle où l’Égypte - sous la conduite de Mohamed Ali, mais avec l’appui de larges élites – tente par une politique de modernisation ambitieuse et rationnelle de rattraper l’Europe de la révolution industrielle, mais finit par échouer face à la montée en puissance de l’impérialisme (ce bref dernier quart du XIXe siècle qui a vu l’Europe s’emparer du reste du monde). Pourtant cet échec n’est pas total. L’Égypte a développé en son sein les germes d’une renaissance qui - sous la domination anglaise - va se poursuivre dans tous les domaines et parviendra finalement à mettre fin à cette domination. Cette libération commence par la révolution de 1919 qui contraint la Grande-Bretagne à accepter l’idée d’une indépendance encore très limitée. Elle se poursuit en 1936 avec la signature du traité anglo-égyptien qui reconnaît l’indépendance totale de l’Égypte… en échange d’un maintien de troupes britanniques le long du canal. Cette libération passe par une nouvelle étape en 1951 lorsque le gouvernement de Nahhas Pacha dénonce le traité de 1936 et demande le départ des troupes britanniques. Cette libération devient totale le 26 juillet 1956, avec l’annonce par le président Gamal Abdel Nasser de la nationalisation du canal de Suez.

ÉA : Et, en 2015, le dernier épisode est écrit par le président El-Sissi qui, pour l’inauguration officielle du nouveau canal de Suez, accueille, lui aussi chefs d’État et invités de marque, sur le yacht prestigieux "Mahroussa" réhabilité pour l'occasion ?

GG : Afin de conserver sa place dans le commerce mondial, le canal de Suez doit rester toujours performant. La flotte mondiale d’aujourd’hui ne ressemble pas du tout à celle de 1869. Au cours de son siècle et demi d’existence, le canal a constamment été approfondi, élargi, ce qui lui a permis de conserver son importance. Les travaux de 2015 ont été encore plus ambitieux puisqu’il a fallu creuser un nouveau canal parallèle au premier sur une longue distance. Le temps d’attente des bateaux se trouve ainsi considérablement réduit, ce qui a une incidence sur le coût global du transport. 
"Vers les mers du Sud"
Le canal qui a "rétréci" le monde
Un bateau sillonne le nouveau Canal, le 29 juillet 2015, face au port d’Ismailia à l’est du Caire

Mais le canal de Suez n’est pas seulement une voie de transport international. Il est également en train de devenir une voie d’eau au cœur de la nouvelle Égypte. Cette nouvelle Égypte déjà présente à travers ses villes nouvelles, le chantier de sa nouvelle capitale administrative, le développement de son réseau de communications, cette nouvelle Égypte n’est plus réduite à la vallée du Nil. Elle s’étend chaque jour plus en direction de l’Est. Sur les deux rives du canal s’étend une zone économique bénéficiant de conditions de transport exceptionnelles. Cette zone économique est pour l’instant un pari, mais de nombreuses conditions sont réunies pour qu’elle devienne le centre de gravité économique de la nouvelle Égypte. 

ÉA : Comment l'exposition présente-t-elle toutes ces facettes ? Avec quels objets, quels documents, de l'époque pharaonique, à la vie de de Lesseps, à l'impératrice Eugénie, sans omettre les prouesses techniques de la construction ? Des prêts de musées ? 
Théodore Frère, "Promenade de l’Impératrice Eugénie en chameau dans le désert"
© Souvenir de Ferdinand de Lesseps et du Canal de Suez / Lebas Photographie Paris

GG : L’exposition va ouvrir ses portes le 28 mars. Le mieux est de venir la voir et de nous dire si nous avons réussi à raconter cette histoire d’une façon à la fois agréable, instructive et convaincante. Nous avons pour cela bénéficié de nombreux appuis qui figurent aussi bien sur les panneaux de l’exposition que sur notre catalogue. Mais si je ne devais en citer qu’un, ce serait “l’association des amis du souvenir de Ferdinand de Lesseps et du canal de Suez” qui nous a apporté ses œuvres et sa mémoire. Je voudrais également dire ici que cette exposition n’aurait pas été possible sans la contribution des membres français et égyptiens de son conseil scientifique. 

propos recueillis par marie grillot

“L'épopée du canal de Suez
Des pharaons au XXIe siècle”
du 28 mars 2018 au 5 août 2018
Du mardi au vendredi : 10h-18h
Les samedis, dimanches et jours fériés : 10h-19h
Fermé le lundi
Fermeture exceptionnelle le mardi 1 mai 2018
Institut du monde arabe
1, rue des Fossés Saint-Bernard
Place Mohammed V
75 236 Paris Cédex 5


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