De l’art de voyager (en Égypte) selon... Claude-Étienne Savary (1749 - 1788), orientaliste, pionnier de l'égyptologie, auteur d’une traduction en français du Coran
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| Bonfils, Temple hypèthre dans l'île de Philæ |
"Les voyages sont l'école la plus instructive de l’homme. C'est en voyageant qu'il peut apprendre à connaître ses semblables ; c'est en vivant avec différents peuples, en étudiant leurs mœurs, leur religion, leur gouvernement, qu'il a un terme de comparaison pour juger des mœurs, de la religion, du gouvernement de son pays. Environné des préjugés de l'éducation, soumis à la loi de l'habitude, tant qu'il ne quittera point sa terre natale, il ne verra les autres nations qu'à travers un verre opaque, qui changeant à ses yeux leurs formes et leurs couleurs, lui en fera porter des jugements faux. Il s'étonnera de leurs erreurs, quand lui-même payera tribut à des erreurs aussi frappantes ; il rira du ridicule de leurs usages, quand lui-même sera l'esclave d'usages non moins extravagants.Mais, après qu'il aura examiné avec une attention réfléchie les mœurs et le génie des peuples divers, après qu'il aura calculé jusqu'à quel point l’éducation, les lois, le climat influent sur leurs qualités physiques et morales, la sphère de ses idées s'étendra, la réflexion l'affranchira du joug des préjugés, et brisera les liens dont la coutume avait enchaîné sa raison. C'est alors que, tournant ses regards vers sa patrie, le bandeau tombera de ses yeux, les erreurs qu'il y avait puisées s'évanouiront et il la verra sous un jour différent.
Avant de commencer ses voyages, il importe qu'il ait une connaissance profonde de la géographie et de l'histoire. L'une lui marquera la place qui servit de théâtre aux grands événements, l'autre les retracera dans sa mémoire. Éclairé de ce double flambeau, s’il parcourt les contrées orientales, où sont arrivées les révolutions étonnantes qui ont plus d'une fois changé la face de la terre, il verra tous les objets s'animer devant ses pas. Les marbres, les ruines, les montagnes parleront à son esprit et à son cœur. (...)
À la vue des monuments superbes que l'Égypte possède encore, il pensera quel dut être un peuple dont les ouvrages seuls d'entre ceux des nations anciennes ont bravé les ravages du temps, quel dut être un peuple qui semblait ne travailler que pour l'immortalité, et chez lequel Orphée, Homère, Hérodote, Platon allèrent puiser les connaissances dont ils enrichirent leur patrie. Il regrettera que les efforts des savants n'aient pu lever le voile des hiéroglyphes si nombreux dans cette riche contrée. L’intelligence de ces caractères éclaireront l'Histoire ancienne et jetteront peut-être un rayon de lumière à travers les ténèbres qui couvrent les premiers âges du monde.
Devenu citoyen de l'univers, il s'élèvera au-dessus de la partialité et de l’opinion, et en décrivant les villes, les pays, il remettra à la vérité le soin de conduire ses pinceaux. Mais qu'il évite de se placer, comme tant d'autres voyageurs, sur le devant de ses tableaux, de s'entourer de clarté, de laisser dans l'ombre le reste des personnages. Qu'il se montre sans affectation, ou pour l'intelligence du sujet, ou pour donner du poids aux faits qu'il expose. Telles sont les connaissances que doit au moins posséder celui qui veut voyager avec fruit. Tels sont les principes dont il doit être pénétré.
Aux lumières et au génie de l'observation, il faut qu'il joigne encore cette sensibilité vive, profonde, pénétrante qui seule fait voir et écrire avec intérêt. S'il n'a point été attendri à l'aspect du lieu où le grand Pompée fut assassiné en débarquant près de Péluse ; si les merveilles de l'Égypte ne l'ont point frappé d'étonnement et d'admiration, s'il n'a pas gémi sur les débris augustes d'Alexandrie et sur la perte de 400.000 volumes dévorés par les flammes, si le feu de l'enthousiasme n'a point embrasé son cœur près des ruines de Troie, de Sparte et d'Athènes, qu'il se garde d'écrire, la nature ne l'avait pas formé pour transmettre à ses semblables les grandes impressions que doivent produire les grands objets."
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(extrait de "Voyage aux sept merveilles du monde")
(extrait de "Discours sur l'histoire universelle")
Une journée en Égypte avec… Lucien Augé de Lassus (1841-1914), homme de lettres, auteur dramatique, grand voyageur, compositeur de livrets et de cantates.
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| Philaé - cliché P. Z. Photoglob (1897) |
"L'Égypte, terre des prodiges, a connu toutes les grandeurs : l'Égypte semble l'aïeule de tous les peuples ; elle domine, comme une cime impérissable, l'enfance lointaine de notre humanité. Elle a des rois, lorsque le reste de la terre n'a que des pasteurs errants ; elle a des temples énormes, des tombeaux somptueux, lorsqu'au delà de ses frontières l'homme partage l'antre des bêtes fauves ; elle a une religion, un dogme, une écriture, une morale si élevée que jamais ne furent dictés enseignements plus purs, règles plus saintes ; elle est un peuple, un empire, une civilisation, lorsqu'il n'est partout ailleurs que tribus barbares et sans nom ; elle existe, elle rayonne, lorsque rien ne semble encore exister. Puis elle maintient, à travers les vicissitudes les plus cruelles, son art, sa foi, sa personnalité, durant plus de quarante siècles ; et par un privilège étrange, elle vivra peut-être, au moins dans ses ruines, lorsque rien ne sera plus.
Que les fléaux les plus terribles, les cataclysmes bouleversent notre globe, que l'humanité disparaisse, que les monuments dressés par elle croulent de toutes parts, quelques pierres resteront aux tombes des premiers Pharaons, et les dernières, au milieu du morne silence de la terre, elles diront qu'il fut des hommes."
(extrait de "Voyage aux sept merveilles du monde")
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Une journée en Égypte avec… Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704), évêque de Meaux, prédicateur et écrivain français
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| Le temple de Karnak - cliché de H. Béchard |
"Les ouvrages des Égyptiens étaient faits pour tenir contre le temps. Leurs statues étaient des colosses ; leurs colonnes étaient immenses. L'Égypte visait au grand, et voulait frapper les yeux de loin, mais toujours en les contentant par la justesse des proportions. On a découvert dans le Sayd (vous savez bien que c'est le nom de la Thébaïde) des temples et des palais presque encore entiers, où ces colonnes et ces statues sont innombrables. On y admire surtout un palais dont les restes semblent n'avoir subsisté que pour effacer la gloire de tous les plus grands ouvrages. Quatre allées à perte de vue, et bornées de part et d'autre par des sphinx d'une matière aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent d'avenues à quatre portiques dont la hauteur étonne les yeux. Quelle magnificence et quelle étendue ! Encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux édifice n'ont-ils pas eu le temps d'en faire le tour, et ne sont pas même assurés d'en avoir vu la moitié ; mais tout ce qu'ils y ont vu était surprenant. Une salle, qui apparemment faisait le milieu de ce superbe palais, était soutenue de six vingts colonnes de six brassées de grosseur, grandes à proportion, et entremêlées d'obélisques, que tant de siècles n'ont pu abattre. Les couleurs mêmes, c'est-à-dire ce qui éprouve le plus tôt le pouvoir du temps, se soutiennent encore parmi les ruines de cet admirable édifice, et y conservent leur vivacité : tant l'Égypte savait imprimer le caractère d'immortalité à tous ses ouvrages ! (...)
Il n'appartenait qu'à l'Égypte de dresser des monuments pour la postérité. Ses obélisques font encore aujourd'hui, autant par leur beauté que par leur hauteur, le principal ornement de Rome ; et la puissance romaine, désespérant d'égaler les Égyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d'emprunter les monuments de leurs rois.
L'Égypte n'avait point encore vu de grands édifices que la tour de Babel, quand elle imagina ses pyramides, qui, par leur figure autant que par leur grandeur, triomphent du temps et des barbares. Le bon goût des Égyptiens leur fit aimer dès lors la solidité et la régularité toute nue. N'est-ce point que la nature porte d'elle-même à cet air simple auquel on a tant de peine à revenir, quand le goût a été gâté par des nouveautés et des hardiesses bizarres ? Quoi qu'il en soit, les Égyptiens n'ont aimé qu'une hardiesse réglée : ils n'ont cherché le nouveau et le surprenant que dans la variété infinie de la nature ; et ils se vantaient d'être les seuls qui avaient fait, comme les dieux, des ouvrages immortels. Les inscriptions des pyramides n'étaient pas moins nobles que l'ouvrage : elles parlaient aux spectateurs. Une de ces pyramides, bâtie de briques, avertissait par son titre qu'on se gardât bien de la comparer aux autres, et quelle était autant au-dessus de toutes les pyramides que Jupiter était au-dessus de tous les dieux.
Mais quelque effort que fassent les hommes, leur néant paraît partout. Ces pyramides étaient des tombeaux ; encore les rois qui les ont bâties n'ont-ils pas eu le pouvoir d'y être inhumés, et ils n'ont pas joui de leur sépulcre."
(extrait de "Discours sur l'histoire universelle")



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