Temple d'Edfou |
"L'Égypte, ah ! je ne saurais jamais l'oublier. Ces mois rapides, remplis de tableaux grandioses, d'aperçus si originaux, coupés d'épisodes charmants (parfois un peu vifs ! comme à la descente des Cataractes) m'ont laissé une riche moisson de souvenirs que le temps et la distance, loin d'atténuer, semblent raviver au contraire. Sur les bords du Nil le voyageur est tout à coup transporté par l'esprit à des milliers de siècles en arrière : il voit se dresser devant lui, en quelque sorte, une étonnante résurrection de l'empire des Pharaons ou des Ptolémées dans les catacombes du Sérapéum, parmi les ruines architecturales de Thèbes, dans les entrailles des syringes de la Vallée des Rois, à travers le dédale des naos d'Edfou et de Dendérah, ou au fond des sanctuaires troglodytiques d'Abou-Simbel. Sans doute les stèles, les hauts-reliefs ravinés d'hiéroglyphes, les sarcophages tailladés de vignettes symboliques, les sphinx androcéphales, les chapiteaux palmiformes, exposés dans les vitrines du British Museum ou du Louvre, offrent un puissant intérêt à l'égyptologue érudit. Mais comme tous ces précieux fragments, comme ces merveilles artistiques, dues au talent du hiérogrammate ou du sculpteur de l'ancienne Égypte, nous apparaissent tout autres quand nous les voyons dans leur vrai milieu : enfouis dans les hypogées, où la flamme indiscrète des torches leur prête je ne sais quel aspect étrangement mystérieux, ou bien resplendissants avec harmonie dans la limpidité de la perspective aérienne, inondée d'azur I Pour saisir toute la royale noblesse des traits de Sésostris, il faut aller contempler son auguste image non pas dans les salles sombres et froides du musée de Turin, mais en pleine lumière, dans son superbe empire même, témoin de ses hauts faits et où sa gloire a brillé d'un si grand lustre.
Les nuits prestigieuses de l'Égypte ou de la Nubie conviennent aussi aux ruines monumentales. Lorsqu'avec un amour virginal la lune caresse de ses magiques clartés la Salle hypostyle de Karnak, cette futaie fantastique de colonnes gigantesques, baignée de pâleur spectrale, prend une gravité solennelle, une majesté sublime dont le langage humain est impuissant à donner la plus faible idée.
Que de chefs-d'oeuvre stupéfiants semés dans la vallée du Nil, du Caire aux Cataractes, et quel cadre splendide formé par le désert, le fleuve et les deux chaînes de montagnes ! À l'heure austère du crépuscule, lorsqu'approchent avec les ombres 'placida notte, comme dit le grand poète Leopardi, e verecondo raggio della cadente luna', les Colosses de Memnon ou d'Ipsamboul, et dans un autre genre les Tombeaux des Califes, idéalement estompés, suavement voilés par les mourantes lueurs du soleil couchant, voilà d'admirables spectacles qui pénètrent le touriste d'émotion et, lui faisant oublier les ennuis du voyage, le récompensent largement de toutes ses fatigues."
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Une journée en Égypte avec… Enrique Gomez Carrillo (1873-1927), écrivain espagnol
Colosses de Memnon |
"Oh ! l'extraordinaire, l'invraisemblable magie des nuances dans ces soirs thébains, au pied de ces montagnes qui semblent des décors de théâtre ! Dans la plaine, les sanctuaires en ruines s'animent avec des illuminations de féerie. Le soleil pénètre entre les colonnes et constelle les plafonds d'étoiles d'or. Parfois, un seul pilastre offre toute une gamme de nuances, grâce aux tons rosés de son chapiteau et aux douceurs violacées de son socle. Les figures polychromes des murs s'animent sous les agitations irisées des rayons légers du soleil, que l'on dirait tamisés par des voiles d'améthyste et de rubis. Dans les angles intérieurs, où la pénombre triomphe de la clarté dans leur lutte de demi-teintes, les pierres se couvrent de mystérieuses taches phosphorescentes. Mais, dès que nous nous approchons des vastes espaces libres, les colonnes et les plafonds se baignent dans de délicieuses lueurs. À chaque moment, une de ces figures de carmin, qui perpétuent dans les vestibules la grâce svelte des princesses lointaines, s'étire comme une flamme. Dans l'atmosphère diaphane, il n'y a pas un détail qui ne s'anime, pas une ligne qui n'apparaisse en pleine valeur, pas un relief qui ne palpite. Et, plus encore que les merveilles intimes des temples, leurs grandes masses extérieures nous impressionnent. Le soir, particulièrement, les silhouettes monumentales, baignées dans le crépuscule, se détachent avec une majesté fabuleuse. Tout est disposé avec un art suprême à l'endroit qui lui convient le mieux. Hier, comme nous revenions de Medinet Habou, deux gigantesques apparitions sortirent à notre rencontre. Enveloppées de l'ombre de la nuit tombante, elles semblaient les gardiens nocturnes du désert. On ne voyait ni leurs visages, ni leurs bras, ni leurs torses. C'étaient deux masses énormes, fantomatiques et informes. Mais il y avait dans leur contours quelque chose qui dénotait la vie. “Les colosses de Memnon”, murmura mon guide. Je m'arrêtai pour frissonner longuement devant eux du frisson du surhumain. Et, tandis que je me taisais, mon compagnon me narrait l'histoire de l'humble scribe d'Atribis qui, élevé au rang de ministre par Aménothès III, fit sculpter les deux terribles monolithes. “Ce fut, murmure-t-il, un grand plébéien, fils d'un cordonnier et qui, à force d'intrigues, se fit diviniser.”
Que sont les hommes et leurs préjugés de caste et leur orgueil de race, à côté de cette humanité de granit ? Le champ interminable des tombes s'étend à nos pieds. Cent civilisations gisent sous cette terre. De ce qui fut vie, mouvement, agitation, amour, seule, l'image subsiste, dans les bas-reliefs des hypogées. Par contre, les géants de calcaire sont toujours là, aussi jeunes qu'au premier jour où ils apparurent au monde épouvanté. La véritable idée de l'Egypte antique se trouve dans ces masses surhumaines. Devant les colonnades de Karnak, devant les Ramsès de Louxor, devant les colosses de la plaine de Thèbes, la formidable grandeur de la plus ancienne civilisation surgit.
Là, les sensations légères qui, au musée du Caire, au milieu des tout petits meubles, des visages mutins et des humbles bijoux, nous font évoquer les siècles des Pharaons les plus illustres comme des époques aussi dépourvues de grandeur que la nôtre, s'évanouissent dans une atmosphère de divines énormités. À l'ombre de ces murs fantastiques, ce n'est pas la vie réelle d'il y a trois mille ans qui apparaît à notre vue, mais l'existence hiératique de ces dynasties de dieux et de rois qui, dans le secret des sanctuaires, arrivaient à confondre mystérieusement leurs grandeurs."
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Une journée en Égypte avec... Wolfradine Auguste Luise von Minutoli (1794-1868), épouse de l’archéologue prussien, le général Heinrich Menu von Minutoli (1772-1846), qu’elle a accompagné lors de ses missions de fouilles en Égypte.
Arnoux - "Allée des Sphinx" - Temple de Karnak |
"Nous arrivâmes à Thèbes le 17 de janvier, à cette Thèbes dont l'antiquité remonte aux temps fabuleux de l'histoire, et dont les ruines imposantes et gigantesques attestent encore la grandeur passée. Le portique du temple de Luxor frappe d'abord les regards du voyageur ; mais d'autres avant moi ont décrit ces restes magnifiques ; aussi me contenterai-je de parler ici de l'impression que j'éprouvai à la vue des ruines de Karnak.
C'était vers l'heure du coucher du soleil que nous approchâmes de ce temple, éloigné de Luxor d'une demi-lieue de chemin. Les avenues de sphinx qui y conduisent, maintenant à moitié encombrées et mutilées, semblent inviter l'âme au recueillement, et paraissent vouloir la préparer à tous les mystères du culte antique et sacré qui fut célébré dans son enceinte. Aussi, en apercevant cette forêt de colonnes, ces portiques imposants, ces obélisques encore debout, et ces pylônes que le temps et la fureur fanatique des conquérants de l'Égypte n'ont pu réussir à détruire, l'on reste frappé d'un étonnement muet, et l'imagination s'entoure de toutes les illusions du passé.
Montant alors quelques marches dégradées, je parvins à une espèce de plate-forme de laquelle je pouvais embrasser toute l'étendue du terrain occupé par le temple et les bâtiments qui l'environnaient. Mais comment rendrai-je le spectacle vraiment imposant, et sans doute unique, qui se développa alors à mes yeux récréés encore par les teintes magiques du soleil couchant, dont les derniers feux, dardés sur des obélisques du plus beau granit rose, leur prêtaient les nuances du pourpre, d'une couleur vive et tranchante, qui contrastait avec l'azur des cieux formant le fond du tableau. Des ombres prolongées se dessinaient à travers une innombrable quantité de colonnes qui s'étendaient à perte de vue ; ici, une enfilade d'appartements indique encore la demeure somptueuse de ces rois puissants, à la voix desquels toutes ces merveilles s'étaient élevées ; là, mes yeux s'arrêtaient sur un amas confus de décombres, de colosses mutilés et de colonnes brisées, qui ne permettent plus de se former une idée juste de l'ensemble de ce bel édifice, mais qui, dans leur état actuel de dégradation, offrent encore les traces de grandeur imposante imprimées à toutes les constructions de l'architecture égyptienne, et dont les dimensions extraordinaires semblent avoir été produites par la volonté toute puissante d'un génie supérieur, plutôt que par la main de l'homme.
Le style de cette architecture est grave comme le caractère et les mœurs du peuple qui l'avait adoptée ; tout y est simple, imposant, austère et sublime à la fois. Il est évident que les idées religieuses des Égyptiens sur l'immortalité et sur le retour de l'âme dans ce monde, les ont portés à donner à leurs constructions cette solidité et ce caractère grandiose, qui distinguent leurs ouvrages de ceux des Grecs et des autres peuples de l'antiquité. Ils voulaient survivre à la postérité, ils croyaient travailler pour l'éternité ; et cependant, ces monuments magnifiques, ces temples consacrés aux Divinités protectrices de la nature, s'ils ne sont pas tombés en poussière comme la main qui les éleva, ils n'en sont pas moins dans un état de dégradation qui atteste l'impuissance de l'homme à éterniser l'œuvre de ses mains. Tel est le sort général des choses d'ici-bas ! C'est sur les ruines de Thèbes que toutes les ambitions de cette terre, même la plus noble de celles qui enflammèrent le génie et l'imagination, se trouvent réduites à leur juste valeur ; c'est là qu'il faut venir méditer sur les destinées des peuples, et sur le néant des puissances de la terre !
Cependant, tout en se pénétrant de l'inutilité des efforts de l'homme dans sa lutte avec le temps, la contemplation de ces ruines est loin d'inspirer un découragement complet ; et l'on se dit que l'être capable de si sublimes conceptions et de si grands travaux, est appelé à de plus hautes destinées et à une plus noble ambition ! Le génie survit ici à la destruction, et, semblable au phénix de la fable qui renaissait de ses cendres, l'âme s'élève victorieuse du sein des tombeaux même vers le séjour de l'immortalité. Nous quittâmes les ruines de Karnak, plongés dans ces méditations et pénétrés d'un sentiment de respect religieux difficile à définir. C'est ainsi que se termina le premier jour passé à Thèbes."
(extrait de "Mes souvenirs d'Égypte", Volume 1, 1826)
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