Une journée en Égypte avec… Théophile Gautier (30 août 1811 - 23 octobre 1872) poète, romancier et critique d'art français
Dahabiah sur le Nil |
"À peine avions-nous fait quelques pas qu'un spectacle magique surprit nos yeux émerveillés : nous avions devant nous le Nil, le vieil Hopi Mou, pour lui donner son antique nom égyptien, l'inépuisable père des eaux, le fleuve mystérieux dont tant de voyageurs, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, ont inutilement cherché à pénétrer le secret, l'énigme liquide, cachant toujours plus loin ses sources problématiques par delà les marécages et les lacs, dans les montagnes de la Lune, au sein même de cet insondable continent africain, que connaissent seuls les éléphants, les rhinocéros, les girafes, les lions, les singes et les nègres.
Par une de ces impressions plastiques involontaires qui dominent l'imagination, le mot Nil éveillait dans notre esprit l'idée de ce colossal dieu de marbre nonchalamment accoudé dans une salle basse du Louvre, et se laissant escalader avec une mansuétude paternelle par ces petits enfants qui représentent des coudées, et figurent les phases de l'inondation.
Eh bien ! ce n'est pas sous cet aspect mythologique que le fleuve sacré nous est apparu pour la première fois. Il coulait à pleins bords, largement étalé, comme un torrent de limon, rougeâtre de couleur, ayant à peine l'apparence de l'eau avec un gonflement irrésistible et une rapidité épaisse. On eût dit un fleuve de terre. À peine si le reflet du ciel mettait çà et là sur le luisant de ses vagues tumultueuses quelques légères touches d'azur. Il était alors en pleine crue ; mais ce débordement avait la puissance tranquille d'un phénomène bienfaisant et régulier, et non le désordre convulsif d'un fléau.
Cette immense nappe d'eau chargée de vase féconde produisait, par sa majesté, une impression presque religieuse. Que de civilisations évanouies reflétées un instant dans ce flot qui coule toujours ! Nous restions là pensif, oubliant le déjeuner, absorbé, et ressentant cette vague angoisse qu'on éprouve après le désir accompli, lorsque la réalité se substitue au rêve. Ce que nous voyions était bien le Nil, le vrai Nil, ce fleuve que tant de fois nous nous étions efforcé de découvrir avec l'œil de l'intuition. Une sorte de stupeur nous clouait sur la rive : c'était pourtant chose toute simple que de trouver le Nil, en Égypte, au milieu du Delta. Mais l'âme a de ces étonnements naïfs !"
(Extrait de L’Orient, tome 2, 1882)
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Une journée en Égypte avec… Gaston Maspero (1846-1916)
L'arrivée à Thèbes
(extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910)
Dahabiah à Thèbes |
"Louxor, le 3 janvier 1901
C'est en abordant Thèbes par le Nil que l'on saisit le mieux l'impériale beauté du site où elle trôna pendant des siècles. (…)
La falaise s'adoucit à son pied et elle se raccorde à des croupes entre lesquelles des gorges bâillent, dont la dernière, accusée sur le fond jaune par une ombre violente, marque l'entrée des ravins qui mènent aux Vallées des Rois. Le décor pivote et tourne au premier coude, démasquant une seconde rangée de hauteurs qui se retirent par échelons dans l'extrême Sud et se vont perdant vers Erment, parmi des lointains de collines violettes. (…)
À partir de ce moment on nage déjà en pleine Thèbes. La ville des morts défile en panorama sur la rive gauche, les pentes ondulées de Drah-abou'l-neggah, le cirque de Déîr el-Baharî, sa longue colonnade blanche, ses plans inclinés, ses étages de portiques superposés, sa façade irrégulière, puis la colline de Chéîkh Abd-el-Gournah criblée de tombes, puis collé aux flancs de la montagne, un bloc de murailles grises où la chapelle de Déîr el-Médinéh est emprisonnée, enfin, presque au dernier plan, entre des taches de verdure, la silhouette indistincte de Médinét-Habou. Cependant, à main droite, les chapiteaux et les tours de Karnak courent un moment au ras du sol avant de s'enfoncer sous les arbres. Des antennes de barques fusent derrière un éperon de terre au tournant, sur un tertre irrégulier de décombres antiques, un amas de constructions multicolores apparaît, et tandis que le vapeur manœuvre pour accoster, des minarets se lèvent, une pointe d'obélisque, la corniche hardie d'un pylône, une allée de colonnes géantes, un temple entier avec ses cours encadrées de portiques, ses salles hypostyles, ses chambres à ciel ouvert, ses parois ciselées d'hiéroglyphes et brunies par le temps.
Le quai où l'on aborde est le vieux quai des Ptolémées, consolidé et rapiécé par endroits depuis une dizaine d'années. Un grouillement d'âniers, de drogmans, de badauds européens et de marchands d'antiquités happe le voyageur au débarqué, les valets d'hôtel se le disputent sous l'œil vigilant de deux gendarmes, et l'hôtel de Louxor est à deux pas qui lui ouvre sa porte hospitalière, barbouillée d'ornements soi-disant égyptiens par un peintre du cru.
Le temple a vraiment grande mine, maintenant qu'il est déblayé presque en entier, et le soir, après que le flot bruyant des touristes s'est écoulé, la pensée le rétablit aisément tel qu'il était aux siècles de sa splendeur. L'ombre qui l'envahit voile les brèches, atténue les martelages des Coptes, habille la misère des colonnes, répare l'injure des bas-reliefs. Le cri du muezzin, éclatant soudain dans la mosquée d'Abou'l-Haggag, retentit à travers les ruines comme un appel à la prière de quelque prêtre d'Amon, roi des dieux, oublié à son poste, et l'on s'attend presque à entendre un chœur de voix et de harpes en sourdine lui répondre du sanctuaire par un hymne mélancolique au soleil couchant. L'imagination a tôt fait de descendre à terre les files de personnages qui s'étagent sur les parois et de les mener en théorie solennelle, enseignes hautes, encensoirs fumants, la barque sacrée où dort l'image du dieu aux épaules de ses porteurs, par les couloirs étouffés, par les salles à colonnes, par les cours, par les portes triomphales, par les allées de sphinx ou de béliers colossaux dont les restes s'en vont vers Karnak au milieu des campagnes muettes…"
(extrait de Ruines et paysages d'Égypte, 1910)
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Une journée en Égypte avec… Léon Hugonnet (1842 - 19..)
Mosquées du Caire |
"Lorsqu'on prononce le nom de la cité des kalifes, on ne peut s'empêcher de songer aux 'Mille et une Nuits'. Cette question, d'un des personnages de ces merveilleux récits, se présente aussitôt à la mémoire : 'N'est-ce pas la ville de l'univers la plus vaste, la plus peuplée et la plus riche que le Grand-Caire ?' La réponse ne pouvait être douteuse à l'époque où furent écrits les gracieux et poétiques contes arabes. Il n'en serait plus de même aujourd'hui. On peut toutefois affirmer qu'au point de vue du pittoresque et de la couleur locale, il n'existe rien de plus extraordinaire.
Qui n'a pas vu le Caire n'a rien vu. Ses splendeurs sont au-dessus de tout éloge ; mais pour les apprécier dignement, il est nécessaire d'acquérir un sens artistique particulier. Cette ville prodigieuse ressemble à une pièce de Shakespeare. Elle renferme de sublimes beautés, mais il y a quelques ombres au tableau. C'est pourquoi il est indispensable de se familiariser avec les conceptions variées, parfois grandioses, mais toujours charmantes, des artistes orientaux. Il faut essayer de s'élever jusqu'à leur hauteur, au lieu de les rabaisser à notre niveau bourgeois, banal et utilitaire. (...) Pour moi le Caire est un véritable microcosme et résume l’Égypte, qui elle-même contient un résumé ce l’humanité entière. (...)
On trouve tout dans ces labyrinthes de monuments divers et semés pêle-mêle avec un désordre et une confusion qui sont le comble de l'art. Là, rien ne lasse le bourgeois habitué au convenu et à la régularité des ponts et chaussées mais, en revanche, tout surexcite l'enthousiasme de l'artiste qui, chaque fois qu'il fait un pas sur cette terre des prodiges, sent renaître, comme Antée, la force de ses facultés admiratives. Au sommet des maisons, ni toit, ni cheminées, ce qui donnerait des accès de nostalgie aux prud'hommes songeant à la belle vue dont ils jouissent de leurs fenêtres du Marais. Au Caire, les terrasses quadrangulaires qui surmontent les habitations ont l'aspect d'un immense échiquier sur lequel semblent posées, comme de colossales figures, les 400 mosquées avec leurs blanches coupoles et les minarets polychromes."
(extrait de En Égypte, 1883)
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