Une journée en Égypte avec… Émile Delmas (1834 - 1898), armateur et homme politique français
"La délimitation de l'Égypte, sous réserve des incidents historiques qui l'ont modifiée et la modifieront encore, est d'une grande simplicité. Ce n'est, à proprement parler, que la vallée du Nil (...).
La vallée du Nil est enchâssée entre la chaîne Arabique qui la borde étroitement à l'Est, et la chaîne Libyque qui la limite à l'Ouest.
Si vous y ajoutez les amas de montagnes pelées et les sables arides par lesquels, à l'Orient, la chaîne Arabique se prolonge jusqu'à la mer Rouge, et, à l'Occident, les pentes calcinées qui relient doucement la chaîne Libyque au désert qui porte son nom, vous aurez déterminé la surface à laquelle on donne le nom d'Égypte.
Elle représente deux cent millions d'hectares environ ; mais la partie que le Nil inonde et fertilise ne compte pas plus de 2,500,000 hectares. Cette surface fécondée, c'est la vallée du Nil proprement dite ; le reste est sans valeur économique ; c'est le domaine des incandescences solaires ; vous n'y trouveriez pas une herbe, à l'exception de quelques points microscopiques, perdus dans cette immensité, mourant de soif en réalité, et qu'on décore du nom d'oasis.
Dans cet encadrement de solitudes brûlantes, sur lesquelles lumière et chaleur semblent se livrer bataille pour l'empire, la vallée du Nil se déroule, verdoyante, embaumée, souriante et silencieuse, comme le sphinx qui la fixe des hauteurs de Gizeh. Ne lui demandez point les hautes futaies, ombreuses et sévères, de notre humide Europe, ni les plantureuses végétations de la mer des Indes ou de l'Amérique tropicale. Il n'y a pas une forêt en Égypte ; il n'y a que des bois de palmiers, mélangés parfois de mimosas, de tamarix, de caroubiers ou de sycomores, formant presque toujours ceinture autour d'un village. Tout le reste du sol est en cultures, froment, fèves, maïs, canne à sucre, graminées de toutes sortes pour le bétail. Mais, sous ce ciel d'un bleu incomparable, dans une atmosphère que le poumon absorbe comme une friandise, dans ce cadre de montagnes, éblouissantes de clartés et de coloris variés suivant l'heure de la journée, cet ensemble de verdure prend une étonnante valeur, tantôt de contraste, tantôt d'harmonie, toujours de paix et de savoureuse langueur.
C'est aussi qu'il est un dieu dans ce séjour bienheureux ; un dieu qui, depuis que le monde est monde, donne tout et n'exige rien ; un dieu qui, bien avant qu'il y eût une histoire, molécule par molécule, édifiait la vallée d'Égypte ; le Nil enfin, qui fut adoré, dont nous retrouverons les autels enfouis pendant tant de milliers d'années ; le Nil, dont nous reparlerons bien des fois et qui est, à lui seul, l'alpha et l'oméga, toute la vie et la raison d'être de l'Égypte."
(extrait de Égypte et Palestine, 1896)
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Une journée en Égypte avec… François Auguste Ferdinand Mariette (1821-1881)
"Du haut de la citadelle, la vue du Caire est un des plus beaux panoramas que l'on puisse voir. Je m'y trouvais le lendemain de ma visite au patriarche, vers le soir. Le calme était extraordinaire. Devant moi s'étendait la ville ; un brouillard épais et lourd semblait être tombé sur elle, noyant toutes les maisons jusque par dessus les toits. De cette mer profonde émergeaient trois cents minarets, comme les mâts de quelque flotte immense submergée. Bien loin, vers le sud, on apercevait les bois de dattiers qui plongent leurs racines dans les murs écroulés de Memphis.
À l'ouest, perdues dans la poussière d'or et de feu du soleil couchant, se dressaient les Pyramides. Le spectacle était grandiose. Il me saisissait, il m'absorbait avec une violence presque douloureuse. On excusera ces détails peut-être trop personnels : si j'y insiste, c'est que le moment fut décisif. J'avais sous les yeux Gizéh, Abousyr, Saqqarah, Daschour, Myt-Rahynéh. Ce rêve de toute ma vie prenait un corps. Il y avait là, presqu'à la portée de ma main, tout un monde de tombeaux, de stèles, d'inscriptions, de statues. Que dire de plus ? Le lendemain, j'avais loué deux ou trois mules pour les bagages, un ou deux ânes pour moi-même ; j'avais acheté une tente, quelques caisses de provisions, tous les impedimenta d'un voyage au désert, et, le 20 octobre, dans l'après-midi, j'étais campé au pied de la Grande Pyramide.”
(extrait de Le Sérapéum de Memphis, 1882)
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Une journée en Égypte avec… André Chevrillon (1864-1957), professeur à l'École navale et à la faculté des lettres de Lille, membre de l'Académie française
Deir el-Bahari - photo de Gabriel Lekegian |
"Encore un morceau de cimetière, un pli de terrain à gravir, et soudain, l’on s'arrête devant l’imprévu du spectacle qui se déploie. Un énorme hémicycle de falaises, hautes de cent cinquante mètres, qui tombent droites, éclatantes, couleur d'or, baignées de lumière glorieuse, formant un amphithéâtre où l'on pourrait asseoir une ville, et qui n'est que vide et solitude. Cela s'est révélé tout d'un coup. À l’est, les éboulis, les pentes de calcaire broyé que nous venons de gravir, ferment l'entrée. Sur tous les autres côtés, au nord, au sud, à l'ouest, la muraille règne avec lenteur, avec solennité, pour isoler cet amphithéâtre, pour l'entourer d'éternité et de grandeur ; elle se développe, elle élargit sa concavité, elle se dresse, elle se déploie, absolue, fatale, en souveraine, comme la Mort. C'est une tenture pesante qui tombe d'aplomb jusqu'en bas, en nappe lisse, d'une seule coulée, en cataracte de pierre, - à gauche en plis massifs, volumineux, enfermant de l'ombre. Là-haut, sur la clarté du ciel, son contour horizontal s'allonge, maté, aplati, chargé de menace comme un destin ; ailleurs, bourrelé de quelques ondulations lourdes.
Tout en bas, au fond du cirque, l'oeil démêle des colonnades blanches, toutes petites, qu'il n'avait point vues, tout d'abord, - un temple funéraire qui s'appuie à la grande paroi.
À l’ombre d'un hypogée où traînent encore des chiffons de momies, nous nous sommes assis, presque sans oser remuer, pour nous repaître lentement, pendant quelques heures, de tant de silence. Quelle sensation ! Jamais, dans cette Égypte où rien ne change, je n'ai perçu d'une façon aussi directe la durée infinie qui enveloppe et dépasse tout être et toute chose.
Ce grand cirque, à mes pieds, ne semble pas enfermé dans une montagne, mais creusé dans la planète, assez profond pour que rien n'y arrive des bruits de la surface. Et l'on croit découvrir la vaste retraite d'un dieu très ancien, primitif, antérieur au mouvement, et qui, endormi là, ne sortira jamais de son sommeil. Retraite auguste, située, dirait-on, au cœur du monde, cachée dans sa profondeur minérale, au sein de l'élément simple qui est le support muet de toute vie.
Cette implacable et triomphante falaise qui luit comme de l'or, et déroule dans la splendeur aveugle du soleil ses nappes brutes de pierre, c'est la matière nue dressée autour de nous, nous enveloppant, nous séparant de l’éphémère, c'est l'immobilité à jamais, l'indifférence qui voit se briser à ses pieds tout effort et s'abattre toute aspiration. Des ondes de silence semblent tomber de ces masses effroyables.
Même ordre de sensations que devant les longues murailles des temples égyptiens, les redoutables façades nues, sans fenêtres, où le regard s'écrase, où l’œil erre sans trouver d'issue, emprisonné partout, - monotones surfaces de pierre aux terribles lignes bornantes, et qui montent, qui s'étalent, planes, masquant de leurs étendues absolues les mystères intérieurs. Seulement, ici, la nature est l'ouvrière, et tout est plus grand et plus simple encore.
Quelle idée elle eut, cette reine Hatasou, d'adosser là sa chapelle funéraire ! (...) C'est dans le repli intime de la montagne, au fond de cette solitude de calcaire, où rien n'est qui ne dure et ne demeure, à la base même du vaste rempart, qu'elle a dressé son monument, perçant la roche pour y enfoncer son sanctuaire."
(extrait de Terres mortes, 1897)
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