lundi 3 juillet 2017

Le sébakh, terreau de l'archéologie égyptienne

Temple de Louqsor - cliché Schroeder - circa 1890

Dans les textes traitant de découvertes archéologiques en Égypte, il n’est pas rare que l’on rencontre, à un moment ou à un autre, le mot "sébakh".

Le verbe arabe "sabbakha" signifie être dans un état léthargique, "rouler le coton" ou "fertiliser, engraisser une terre". C’est cette dernière acception qui retiendra ici notre attention, puisqu’en dérive le sébakh, défini par la "Description de l’Égypte" (tome XII) comme une :  "espèce d’engrais : ce sont les cendres et les poussières qu’on tire des anciennes habitations, et qui renferment beaucoup de salpêtre".

Arthur Rhoné, dans son ouvrage "L'Égypte à petites journées : le Caire d'autrefois" (1910), apporte ces précisions : "Le sébakh est cet engrais puissant que fournissent les briques décomposées, mêlées de paille et de détritus de toutes sortes accumulés par les générations d'hommes et d'animaux qui depuis l'antiquité n'ont pas cessé d'occuper les ruines abandonnées."
Fouilles d’Elkab  © MRAH via RTBF.be.

Les fellahs égyptiens ont, de longue date, eu recours à ces déchets inertes et organiques (ordures ménagères, déjections humaines ou animales) riches en azote comme fertilisant pour leurs terres. Mais le problème est que nous sommes... en Égypte ! Autrement dit dans cette vallée du Nil où, dès que l’on grattouille le moindre centimètre carré de terre, on risque fort de découvrir - si ce n’est d’endommager - quelque vestige d’une civilisation richissime en vestiges de toutes sortes.

Et c’est bien ce qui s’est produit, maintes fois, les "sébakhin" devenant, plus ou moins à leur insu, des découvreurs d’antiquités.

Ainsi dans la ville gréco-romaine de Karanis, en bordure du lac Qaroun, des paysans récoltant leur engrais naturel préféré aperçoivent, en creusant le sol, des papyrus très bien conservés. Ils s’empressent alors de vendre leur trésor à des collectionneurs ou à des musées, tout en défendant jalousement leur territoire face aux archéologues qui manifestent immédiatement leur intérêt pour le site, mais en conflit avec l’exploitation du sébakh, devenue un vrai business.
Une des "Lettres d'Amarna"

En 1887, à Tell al-Amarna, une habitante locale découvre accidentellement, en fouillant dans les dépôts de sébakh : "une grande boîte pleine de pièces d'argile couvertes de curieux signes inconnus". Ces 382 tablettes d’argile cunéiformes seront identifiées comme les "Lettres d'Amarna", des documents pharaoniques de portée diplomatique fournissant de nombreuses et précieuses données historiques et chronologiques, ainsi que des informations portant sur les relations diplomatiques entre les souverains égyptiens du XIVe siècle avant notre ère et les grandes cours étrangères de l'époque.

À Toukh el-Garmous, lieu d'implantation de l'une des : "plus grandes forteresses installées le long de la frontière orientale du Delta", à 20 kilomètres au nord-est de Bubastis, un trésor est trouvé en août 1905, grâce au faux pas d'un âne qui trébuche sur la couche de sébakh. Il s’agit d’une : "cruche pleine de pièces de monnaies, de quelques bijoux et de vases en or et en argent”.
Papyrus archive found in House 5026 at Karanis

Dans l'ancien village de Philadelphie, oasis du Fayoum, des paysans à la recherche de sébakh découvrent, au cours de l’hiver 1914-1915, une cachette recelant de plus de 2.000 anciens papyrus. Les archéologues y reconnaîtront les célèbres "papyrus de Zénon", écrits en grec ancien et en égyptien démotique, qui : "constituent un document irremplaçable, bien qu'incomplet, sur l'organisation économique, fiscale et administrative de la Syrie lagide” et “renseignent (notamment) sur le commerce entre la Syrie et l’Égypte".
Tell d'Edfou
Photo empruntée à decouvertes-archeologiques.blogspot.fr

Et ainsi de suite… Toutefois, revers de la médaille, la collecte de sébakh a aussi son côté destructeur, voire dévastateur, surtout lorsque le précieux engrais est extrait de façon industrielle. "Par exemple, écrit Pascal Vernus dans son "Dictionnaire amoureux de l'Égypte pharaonique (2010) : "sur le pourtour de l'immense ville antique d'Héracléopolis Magna, se sont agglutinées des exploitations agricoles, juste à la limite officielle de la zone archéologique. À force de prélèvements, les paysans ont fait disparaître les couches les plus récentes, si bien qu'en certains secteurs le fouilleur attaque directement le niveau ptolémaïque, les strates copte et romaine ayant disparu. Le grand tell d'Edfou, à l'aube du XXe siècle, fut curé jusqu'au soubassement rocheux originel par des forages d'une vertigineuse verticalité, en deux secteurs, appelés non sans humour noir, ‘la carrière nord’ et ‘la carrière sud’. Ce genre de destruction s'est poursuivi, certes à un rythme décroissant - c'est heureux -, mais inexorablement." 

Dans le Delta, commente Georges Posener dans "Histoire et Égypte ancienne", où les cultures sont plus intensives : "la terre, qui manque de limon frais, demande à être amendée (...). L'engrais nécessaire est là, à portée de la main ; il est connu et utilisé depuis des décennies. Les koms, les tells, ces buttes qui marquent l'emplacement des villes anciennes, sont riches en sels minéraux. Les fellahs viennent puiser dans ces mines léguées par leurs ancêtres et aucune loi qui protège les antiquités ne pourra préserver les vieux sites de la destruction."
Thèbes - photo de Bonfils, vers 1880

"Aucune loi", venons-nous de lire sous la plume de Georges Posener, pour protéger les antiquités des activités humaines destructrices ? En réalité, dans ses "Rapports sur la marche du Service des antiquités", Gaston Maspero propose en 1899 que soient adoptées les mesures suivantes (qui feront l’objet d’un arrêté du ministère des Travaux publics en date du 1 déc. 1909 : "1° L'extraction du sébakh accumulé sur les tells et terrains antiques ne peut avoir lieu qu'après autorisation du Service des Antiquités et dans les conditions qui seront prescrites afin d'assurer une surveillance efficace ; 2° Pour exercer une surveillance efficace pendant l'extraction du sébakh, le Service des Antiquités pourra, s'il le croit nécessaire, nommer des gardiens provisoires (...) ; 3° Les ruines d'édifices en pierres ou en briques, les colonnes, stèles, inscriptions, statues, figurines, amulettes, perles de colliers, bijoux, monnaies de cuivre, d'or et d'argent, papyrus, parchemins, sarcophages, cercueils, momies d'hommes et d'animaux et tous les objets archéologiques de quelque valeur et de quelque époque qu'ils soient, qui peuvent être mis à jour par les opérations du sébakh, appartiennent (...) au Domaine public de l'État et devront être signalés ou remis au gardien."
Fouilles de Louis Lortet à Karnak - 1907-1908
Photo empruntée au Musée des Confluences 

En 1902, le même Gaston Maspero écrit dans "Projet d'une loi sur les antiquités de l'Égypte" : "Tout individu qui n'importe où et n'importe comment, en travaillant la terre ou en prenant le sébakh, aura découvert et remis au Service des Antiquités des objets antiques mobiliers, recevra, à titre de prime, une somme égale à la moitié de la valeur de ceux d'entre eux que ce Service aura retenus. Cette valeur sera déterminée à l'amiable par la Direction Générale et par l'inventeur." 

Toutefois, pendant longtemps, le Service des Antiquités en Égypte a été incapable de stopper l'activité d’extraction du sébakh, avec ses inévitables et non moins déplorables effets secondaires. Certes, l’extraction à l'échelle industrielle a été finalement arrêtée dans les années 1930 : "mais cela n'a pas mis fin efficacement à l'extraction de sébakh à plus petite échelle par les communautés locales, en particulier dans les zones les plus reculées du pays".

De nos jours, l’approvisionnement des fellahs en engrais connaît d’autres voies, en faisant appel à des produits industriels plus ou moins respectueux de l’environnement. Les fouilles sauvages et le “pillage” des antiquités n’ont pas pour autant pris fin.

Comment ne pas le déplorer ? Mais nous le savons, le ministère des Antiquités s’ingénie à faire bonne garde…

Marc Chartier


sources  :
"Dans l'oasis du Fayoum, la ville gréco-romaine de Karanis" (égyptophile)
The Archaeology of Urbanism in Ancient Egypt: From the Predynastic Period to the End of the Middle Kingdom, by Nadine Moeller, Cambridge University Press, 2016
Posener Georges. Histoire et Égypte ancienne. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 17ᵉ année, N. 4, 1962. pp. 631-646
“Rapports sur la marche du Service des Antiquités”, réd. par G. Maspero, 1899
“Projet d'une loi sur les antiquités de l'Égypte”, Gaston Maspero, 1902

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