vendredi 10 mars 2017

Une journée en Égypte avec... Georges Legrain, Maurice Pillet, Prisse d’Avennes


Une journée en Égypte avec… Georges Legrain (égyptologue français, inspecteur en chef des antiquités à Louxor : 1865-1917)
Statue d'Amenhotep fils d'Hapou, découverte le 25 octobre 1913, à Karnak par Georges Legrain - musée de Louqsor - photo de Marie Grillot

"C’est [aux] découvreurs de momies, et à leurs devanciers, les Mariette, les Maspero, que vous êtes redevable de vos émotions quand vous visitez la Vallée des Rois, Saqqarah et
le Musée du Caire.
Cette lente résurrection des choses du passé, cette longue recherche des générations disparues est, quand elle est faite ‘pieusement’, angoissante entre toutes. C’est un dialogue avec les morts autrement passionnant que ceux qu’imagina Lucien de Samosate. Chaque momie ramenée au jour nous dit son nom, ses titres et ses croyances ; le moindre petit caillou couvert d’hiéroglyphes parle à qui sait les traduire.
J’ai, pour ma part, fait sortir de leur cachette des centaines de statues : chaque fois (...) qu’une d’elles fut découverte, je ressentis une émotion que je voudrais vous faire partager, ne fût-ce qu’un instant. Elles sortaient peu à peu, l’une après l'autre, de la boue de Karnac et revoyaient la lumière après de longs siècles d’enfouissement. Les textes dont elles étaient couvertes m’ont confié toute leur histoire ; j’ai revécu avec elles dans les temps passés et exaucé leur vœu sans cesse renouvelé : “Que mon nom persiste à jamais dans les siècles des siècles.” Tous ces pauvres disparus, ces ombres errantes clament très haut leur amour de la vie et l’horreur qu’ils avaient de la mort et l’oubli : ils ne pouvaient croire à l’anéantissement complet et définitif de ce qui constitua leur personnalité ; afin de perpétuer leur nom, les rois construisent leurs énormes pyramides et lancent vers le ciel les hypostyles géants. Grands et petits emportent dans la tombe un dernier trésor, le plus précieux de tous : le papyrus sur lequel sont tracées les formules efficaces, grâce auxquelles ils pourront “revoir le jour, sortir vers la lumière”.
C'est l’ultime Espérance que leur donna la Foi dans le dogme de la Résurrection.
Les archéologues sont impuissants à réaliser tous les vœux de ces êtres dont les dépouilles se sont accumulées depuis des siècles sur les bords du Nil. Nous ne pouvons que, selon leur désir, faire “reverdir leur nom”, comme ils disaient. En accomplissant cette œuvre, en notant ce que tous ces oubliés ont fait et pensé, chacun de nous tâche de les ramener vers leur chère lumière, croyant, comme Michelet, que l’Histoire est, elle aussi, une résurrection."

(extrait de la préface au livre de la comtesse de la Morinière de la Rochecantin Du Caire à Assouan, 1913)

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Une en Égypte avec… Maurice Pillet, égyptologue français (1881-1964)
Temple de Karnak - photo de Marie Grillot

Thèbes la nuit
Auprès d’une double rangée de béliers géants, mutilés et impassibles, deux montagnes de pierre s’élèvent dans la nuit bleue semée d’étoiles ; cette nuit d'Égypte, transparente et froide où les contours s’estompent et fuient. Elles montent, montent si haut que l’oeil à peine les peut suivre dans la pénombre lointaine.
Une gorge étroite coupe leurs massifs et s’enfonce dans la nuit : un parvis est là, jonché de blocs énormes, colonnes massives, lourds bandeaux de pierre, au milieu d’un écroulement de rochers.
La demeure du grand dieu de Thèbes sommeille sous son linceul de ruines, dans l’obscurité des millénaires écoulés, amas formidable de pierres et de granits auxquels des millions d’hommes ont peiné sous l’ardent soleil durant vingt siècles. Sur les grands murs, un rayon clair vient se poser ; la lune à l'horizon paraît, plaquant des ombres mortes sur le sol bouleversé.
Le parvis est immense et immenses sont les ruines entassées : aux flancs des murailles, des collines de terre s’accrochent, les colonnades se dessinent, grandioses ; un fût isolé et gigantesque s’élance vers le ciel. La noire muraille devant nous forme une barrière haute comme une falaise et dans son ombre un pharaon veille, coiffé de l’antique tiare des premiers rois. Toute une file de colosses apparaît maintenant à droite, Osiris géants, enveloppés dans leurs suaires, le fouet et la crosse du pasteur en mains, ils s’alignent autour d’une étroite cour. L’astre les éclaire, agrandit l’orbite de leurs regards ou les mutilations de leurs faces : ils veillent eux aussi sur un sanctuaire dont l’ombre voisine se creuse au milieu des colonnades.
Auprès d’un pharaon, gardien géant de murs prodigieux, un passage s’ouvre dans la muraille, prolongé par une forêt de puissantes colonnes, dont le sommet s’épanouit en larges corolles, disques immenses et opaques qui roulent dans la nuit étoilée.
La forêt s'épaissit encore autour de l’allée cyclopéenne, à peine peut-on circuler dans l’ombre des fûts plus gros que des tours. Des raies de lumière s’y jouent, montrant les divinités d’allures hiératiques, face à face, s’interpellant silencieusement à travers les siècles et les hiéroglyphes mystérieux courent en longs bandeaux sur les pierres énormes ; ils grimpent jusqu’au plus haut des colonnes, couvrent les chapiteaux, s’agrippent aux linteaux formidables, suspendus dans l’azur bleuâtre.
Perspectives de géants dont Ia base naît de Ia nuit et se perd dans les étoiles, qui donc vous créa en puissance et en beauté ? Les dieux d`autrefois étaient-ils donc ce que racontent les légendes, Titans renversant des montagnes pour construire leurs demeures ?
L’homme ici n’avance plus qu’avec crainte et dans l’hypostyle abandonnée de l’asile divin, le coeur se serre, l’effroi saisit.
Échapper à cette angoisse est impossible : au sortir de l’ombre immense, le chaos des ruines se poursuit, gigantesque sous le froid éclairage lunaire, dominé par des aiguilles monolithes qui jaillissent de l’amoncellement des constructions effondrées.
Géants parmi les ruines géantes, les obélisques montent dans le ciel : le plus éloigné, le plus formidable aussi, sur sa base robuste surpasse encore les colonnes massives de l’hypostyle. Son dur granit, teinté de violet sous les rayons de la lune, s’éclaire de reflets argentés et sa pointe, si loin perdue là-haut, brille et s’illumine.
Quelques dieux, oubliés sans doute, veillent encore çà ou là, un vague sourire éclairant leur face auguste et impassible ; d’autres personnages trônent à l’ombre des grands murs, la main tenant le sceptre ou tendue vers le papyrus posé sur leurs genoux, prêts à enregistrer la parole divine qu’ils attendent depuis des siècles.
Après avoir dépassé un réduit obscur et vide, situé au coeur du temple, voici que s’ouvre devant nous une esplanade à peine semée de quelques blocs épars, avec, au fond, des colonnades encore et des amas de pierre, des murs en ruines, des statues mutilées.
Au hasard des pas, en franchissant ces éboulis, une masse d’eau brillante et miroitante éclaire une vaste étendue déserte d’herbes et d’arbrisseaux. De grands murs s’échelonnent, jalonnant une autre avenue géante où veillent des colosses encore. Debout, sortant de l’ombre et prêts à marcher ou assis sur leurs trônes de pierre, le regard fixé au loin, contemplant les choses d’éternité, depuis des siècles ct des siècles, ils sont là silencieux et immobiles, dédaigneux des civilisations qui passent et s’écroulent à leurs pieds.
Dans la nuit bleuâtre, une longue plainte retentit parmi les ruines, l’aile de l’oiseau nocturne glisse sans bruit et l’écho répète son appel. L’air frémit un instant puis le silence à nouveau retombe sur la demeure du dieu antique chargée de siècles sans nombre."

(extrait de Thèbes, Karnak et Louxor, 1928)

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Une journée en Égypte avec… Prisse d’Avennes (1807-1879)
Illustrations de Prisse d’Avennes. De g. à dr. : statue de la reine Améneritès, études de têtes d’après le canon de la proportion, colosse de Ramsès II

"Les portraits des statues les plus anciennement exécutées montreront aux yeux les plus prévenus que le principe du premier art égyptien était la nature même, fidèlement observée et déjà habilement rendue : les proportions exactes, les principaux muscles étudiés avec soin, la figure sculptée avec finesse et l'individualité du portrait, saisie souvent avec bonheur, telles sont les louanges que nous pouvons décerner sans hésitation aux artistes du temps, soit qu'ils se bornent à tailler la pierre calcaire, soit qu'ils aient à mettre en usage les plus belles essences des bois qui croissaient dans la vallée du Nil, soit enfin qu'ils aient à s'attaquer aux roches les plus dures comme dans les statues du roi Chafré ; ou bien encore à se rendre maîtres du granit le plus rebelle, avec une puissance et une souplesse de ciseau qu'on ne saurait trop admirer. 
On croirait que l'Égyptien s'est obstiné à vaincre la nature, qui semblait devoir l'engloutir entre les débordements du désert et du fleuve, dans un besoin instinctif de protestation contre le néant ; et qu'il a voulu le prouver par la grandeur ou la solidité de ses oeuvres ; cependant, s'il bâtit des édifices, s'il les construit longs, larges, immenses (et parfois élevés), il ne les porte pas vers le ciel, il les attache, au contraire, à cette terre qui le nourrit, et souvent même il les fait pénétrer dans ses entrailles où, suivant sa croyance, doit se perpétuer sa vie future. En outre, non content d'avoir placé son oeuvre à côté de l'oeuvre de la nature, il façonne cette nature elle-même, il taille la roche en temple ou en statue ; il se l'approprie et il en fait sa chose. 
L'art égyptien est, donc, bien exactement et historiquement, l'art dans sa manifestation première ; c'est-à-dire, celui dont tous nos arts tirent leur origine : et cela, au même titre que notre civilisation et les civilisations intermédiaires dérivent de celle de l'Égypte ; parce qu'il ne saurait plus y avoir aucun doute sur son antiquité primordiale."

(extrait de Histoire de l'art égyptien d'après les monuments, par Prisse d'Avennes - texte par P. Marchandon de la Faye, 1879)

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