vendredi 10 mars 2017

Entre les pattes du sphinx : la stèle du songe de Thoumosis IV

à g. : aquarelle de Mariette
à dr. : “The Great Sphinx” - Photographer: G. Lékégian & Co.

Afin d'asseoir leur filiation divine, et également de légitimer leur pouvoir, les pharaons se laissent parfois aller à interpréter leurs rêves, ou la voix de certains oracles…

C'est, toujours, bien sûr, l'occasion d'un récit proche du merveilleux, où l'histoire chargée d'irréel engendre l'histoire, avec un grand "H". C'est un : "genre littéraire que l'on appelle la 'Königsnovelle'. Ce sont des récits plus ou moins romancés d'un événement concret survenu dans la vie d'un pharaon. Il s'agit toujours d'un événement qui illustre le lien étroit qui unit le roi aux dieux. En général, l'entourage du roi est également inclus dans l'histoire : souvent le roi dialogue avec ses conseillers.”

Ainsi, un petit-fils de Thoutmosis III et fils d'Aménophis II, qui, selon certaines sources : "n'était pas né d'une épouse royale et menait l'existence obscure et désœuvrée d'un bâtard royal", donc relativement éloigné de la succession du trône, ou qui était, selon d'autres sources : "certainement le successeur légitime et prédestiné de son père Amenhotep II, partit à la chasse dans le désert libyque sur un char attelé 'de chevaux plus rapides que le vent', accompagné de tel ou tel de ses serviteurs". Ce prince, qui occupait les fonctions de chef de la charioterie royale, aimait en effet se consacrer à la chasse, notamment sur le plateau de Guizeh, très : "prisé des rois pour la chasse aux fauves et aux gazelles, les anciens Égyptiens l'appelaient alors "La Vallée des Gazelles". 

À l'heure de la sieste, le prince et ses compagnons s'installèrent à l'ombre du Sphinx pour un repos réparateur. 

Le "futur Thoutmosis IV" se serait ainsi assoupi entre les pattes du grand sphinx. Dans son sommeil, celui-ci se serait présenté et révélé à lui. "Ce dieu auguste lui parlait de sa propre bouche comme un père parle à son fils : 'Vois-moi, regarde-moi, ô mon fils Thoutmès ! C'est moi ton père Horemakhet-Khepri-Rê-Atoum ; je te donne ma royauté sur terre, à la tête des vivants. Tu porteras la couronne blanche et la couronne rouge sur la terre de Geb. À toi la terre dans sa longueur et dans sa largeur, tout ce qu'éclaire l'œil du Seigneur universel ; à toi les provisions des Deux Terres et les grands apports de tout pays étranger'." 

Le sphinx aurait ensuite exprimé le souhait d'être délivré de la souffrance causée par l'ensablement et aurait prononcé ces paroles : "Viens à mon aide, puisque c'est toi mon fils et mon protecteur." 

Le rêve fait au pied du sphinx conditionnera-t-il le prince à penser à la possibilité d'atteindre une fonction royale ? Y verra-t-il la promesse d'un destin qu'il devait accomplir, aidé par le "plus haut" ? Ou plus prosaïquement, se servit-il - ou inventa-t-il - ce rêve pour justifier sa prise de pouvoir ? Toujours est-il qu'il atteindra effectivement la royauté à l'âge d'à peine 20 ans.
Thoutmosis IV

Dès "l'an I" de son règne, il honorera la demande émise par le sphinx et le fera désensabler. Mais il accomplira également un autre acte destiné à commémorer sa reconnaissance et le souvenir de ce rêve : il bâtira, entre les pattes du sphinx, une chapelle…
Illustration datée de 1878 - auteur inconnu

Le fond de cette chapelle est composé d'une stèle qui se trouve être presque appliquée à la poitrine du sphinx. Taillée dans un bloc de granit rouge, cintrée, elle est haute de 3,61 m et large de 2,18 m. "Le cintre de la stèle comporte la représentation de deux sphinx adossés, couchés sur des socles : dans les deux cas, le texte précise qu'il s'agit d'Harmakhis. Devant chacun de ces sphinx se trouve le roi Thoutmès IV. À droite, le roi coiffé de la couronne 'khepresh' offre de l'encens et verse une libation. À gauche, coiffé du 'nemes', il fait une libation au moyen d'un vase 'nemset' ". Quant au texte hiéroglyphique, il restitue le récit du rêve.

Stèle du Songe de Thoutmes IV - © Projet Rosette 


Cette stèle sera redécouverte en 1818 par Giovanni Battista Caviglia, un génois qui était : "arrivé en Égypte sur un navire marchand dont il était capitaine". Il s'installa en Égypte où il fit bientôt des fouilles importantes.
Le sphinx en 1817

Dès 1817, c'est pour le compte du Consul Général Henry Salt et du banquier d'Alexandrie Samuel Briggs, qu'il entreprend des fouilles à Gizeh. Son exploration des galeries souterraines de la pyramide de Chéops se révélera audacieuse et intéressante, mais n'amènera cependant pas à la découverte d'antiquités. "En revanche, les fouilles aux alentours, dans les caveaux et les petites pyramides tronquées, que les Arabes désignaient sous le terme ‘mastabas' (marcha), avaient mis au jour de belles statues et des stèles de calcaire, datant de l’Ancien Empire que Salt avait réservées. Belzoni fut particulièrement impressionné par les travaux de déblaiement de Caviglia à l'avant du grand sphinx. Entre les deux griffes de cet animal colossal, il trouva un petit temple, et, sur la poitrine, une grande table de granit, ornée d’hiéroglyphes et de diverses figures sculptées, entre autres de deux sphinx."
à g. en haut : photo de Félix Bonfilsv-à g. en bas : photo de Francis Frith
à dr. en haut : photo de J. P. Sébah - à dr. en bas : auteur non identifié


Mais le désert reconquit très vite ses droits, et la stèle fut à nouveau recouverte de sable, de même qu'une partie du sphinx. "La lutte contre le sable envahissant était perpétuelle, et moins d'un an après ces découvertes, seule la tête du sphinx émergeait encore, comme le constate avec dépit le comte de Forbin : "J’arrivai trop tard pour profiter des travaux de M. Salt". Même regret exprimé par Jean-François Champollion dans une lettre du 8 octobre 1828 : "J'eusse désiré faire enlever les sables qui couvrent l'inscription de Thoutmosis IV, gravée sur la poitrine (du sphinx) ; mais les Arabes, qui étaient accourus autour de nous des hauteurs que couronnent les Pyramides, me déclarèrent qu'il faudrait quarante hommes et huit jours pour exécuter ce projet. Il devint donc nécessaire d'y renoncer, et je pris le chemin de la grande Pyramide."

Karl Richard Lepsius fera également travailler ses équipes au désensablement du sphinx. 

Et le sable, sans cesse porté par le désert revient… 

Auguste Mariette, dans l'une de ses aquarelles, montre l’état d’avancement des fouilles en 1853 : "Les pattes du Sphinx ne sont pas dégagées, mais dans l’excavation creusée à la base se dresse la stèle monolithique de granit rose du pharaon Thoutmosis IV, découverte par Giovanni Caviglia en 1818."
Désensablement du grand sphinx en 1886
(dessin de Boudier d'après une photo d'Emile Brugsch)

Gaston Maspero, dans une lettre adressée à son épouse Louise le 6 mars 1886, joint une : "photo de la fouille du grand sphinx" qu'il lui décrit ainsi : "la stèle de Thoutmos IV sort de terre, et un groupe d'ouvriers est accroupi au dessus et c'est environ la moitié de la hauteur de sable qui reste à enlever."

C'est l'égyptologue Émile Baraize qui désensablera complètement le corps du sphinx, travail qui sera poursuivi à partir de 1936 par Selim Hassan. À partir de 1979, le service des antiquités égyptiennes entreprendra de nombreuses restaurations, notamment sous la direction de Zahi Hawass.

Stèle du rêve de Thoutmosis IV - cliché S. Bickel - elearning.unifr

En ce qui concerne plus particulièrement la stèle, le ministère égyptien des Antiquités a déclaré, en ce début d'année 2017, qu’après avoir mené à bien la première phase de restauration du niveau inférieur qui était très délité, il débutait la seconde phase qui consiste à restaurer la partie supérieure de la stèle, à renforcer les parties fragiles, à enlever la poussière incrustée et à en traiter la surface.

La renaissance d'un rêve inscrit dans la pierre depuis plus de 3400 ans… 

marie grillot

sources :
La moisson des Dieux, Jean-Jacques Fiechter, Julliard, 1994
Le grand Sphinx de Giza, chef-d'oeuvre du règne de Chéops”, Rainer Stadelman
Mohamed al Kamy, “Essais sur l'antique Égypte”, La revue du Caire, n° 102, septembre 1947
"Egypt initiates second phase of restoration at Giza Plateau" (Egypt Independent)
Le Caire et ses environs : caractères, moeurs, coutumes des égyptiens modernes, Henri de Vaujany, E. Plon Paris, 1883
Gaston Maspero, Lettres d'Égypte, Correspondance avec Louise Maspero, Seuil, 2003
Stèle du Songe de Thoutmes IV” (Projet Rosette)
Auguste Mariette et le grand sphinx de Gizeh”, Alain Galoin, Histoire par l'image

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