Dirigeons-nous à l’est de Manfalout, à travers une montagne “d’une affreuse aridité”, vers un lieu que le guide Baedeker (édition de 1908) déconseille car, “sauf les restes calcinés de momies de crocodiles, il n’y a rien à voir”. Notre destination : la grotte de Samoun, à 4 km du Nil en direction d’al-Maâbda.
En 1900, le guide Joanne, sous la plume de Georges Bénédite, alertait également sur les risques d’une telle expédition : "Pour cette excursion, qui est au nombre de celles dont les dames font bien de se dispenser, on devra se munir d’une lanterne et prendre des précautions spéciales. Les gens du pays ont conservé le souvenir de la mort tragique d’un voyageur et de deux Arabes : le flambeau qui les éclairait communiqua le feu aux débris de linges de momies qui abondent dans cette grotte et coupa la retraite à ces malheureux."
N’en déplaise aux deux célèbres guides, nous poursuivons néanmoins vers notre destination qui, selon S. Aufrère et J. Cl. Golvin : "faisait partie des indispensables visites des voyageurs en Moyenne Égypte car ceux-ci pensaient pouvoir, après avoir rampé sur quelques dizaines de mètres, en tirer profit."
Les récits de divers voyageurs guideront donc nos pas, apportant des réponses à notre curiosité, pour nous permettre de pénétrer à notre tour dans cette grotte redécouverte en 1812 par le jeune Anglais de 17 ans, Thomas Legh, une cavité : "bourrée de momies d’hommes et de crocodiles, bien sèches et imbibées de résine".
"Redécouverte", car une tradition locale, telle que relatée au début du XIXe siècle, fait allusion à un : "magicien, arrivé du désert, orné d'une grande barbe blanche et monté sur un dromadaire. Il avait soulevé une grosse pierre qui couvrait l'entrée de la grotte, il y était descendu et n'avait reparu qu'au bout de trois jours. En sortant de la grotte, il tenait dans ses bras des paquets, contenant sans doute des trésors ; il était monté avec ces paquets sur son dromadaire et avait repris la route du désert. Les Arabes, croyant faire une bonne aubaine, s'étaient empressés de descendre à leur tour dans ces souterrains, mais ils y furent suffoqués par la fumée : le magicien avait mis le feu aux momies, et le feu dura pendant un grand nombre d'années." (extrait du récit de voyage fait en 1839 et 1840, par Joly de Lotbinière)
Dans leur journal inédit (1834), Edmond de Cadalvène et Jules-Xavier Saguez de Breuvery donnent des précisions d’ordre pratique, avant de revenir à des considérations plus… macabres : "Il faut, pour pénétrer plus avant, quitter tous ses vêtements, faute de quoi on courrait le risque de demeurer accroché par quelque pointe de rocher, lorsqu'on se glisse péniblement de couloir en couloir, en rampant sur le ventre. C'est un triste et bizarre spectacle que celui de ces débris altérés par le feu, de ces cadavres calcinés que vos pieds achèvent de réduire en poussière, ou qui, demeurés suspendus sur quelque anfractuosité du rocher, laissent pendre sur vos têtes leurs membres décharnés ou les lambeaux de leurs linceuls. (...) On pourrait, sans risque d'être taxé d'exagération, porter à plusieurs centaines de mille le nombre des momies qu'il est permis maintenant d'apercevoir, et il a dû en périr bien davantage dans l'incendie de cette grotte dont rien ne peut encore faire présumer les limites."
Un certain M. Duplan, membre de la Société orientale, narre ainsi ses "exploits", datés de 1836 : "J'ai ouvert à coups de hache une cinquantaine de momies à l'endroit des aines pour y trouver des scarabées ; j'ai brisé deux cents mains pour y chercher des anneaux ; j'ai cherché sous les aisselles, où on plaçait aussi des scarabées, et je n'ai rien pu trouver. Que cette exploration ne soit pas taxée de vandalisme : c'est enlever quelques grains de sable au rivage de la mer. Les momies sont posées horizontalement par couches superposées et remplissant les moindres interstices ; elles sont enveloppées d'une toile grossière adhérente par la résine ; ce qui, avec l'absence des ornements, me fait supposer qu'elles appartenaient à la classe pauvre, peut-être aux esclaves.(...) En cherchant les scarabées, j'ai constaté que, généralement, le membre viril des hommes avait été coupé après la mort, et placé au cou des femmes…"
Quant à Gaston Maspero, il relate en ces termes, dans "Ruines et paysages d'Égypte" (1910), ses impressions : "À ma première visite, il y a vingt ans, on butait partout contre des momies de crocodiles, non seulement ces crocodiles géants qui abondent dans les nécropoles du Fayoum ou de Kom-Ombo, mais de petits crocodiles en bas âge, morts quelques jours ou quelques heures après leur naissance. Ils étaient ensevelis isolément ou par paquets, puis empilés les uns sur les autres jusqu'à remplir complètement les couloirs secondaires ; c'est au plus si les fossoyeurs avaient réservé une piste dans les galeries principales pour vérifier l'état de la masse. On y rencontrait d'espace en espace quelques momies humaines, celles des prêtres du dieu Sovkou et des fidèles qui lui avaient voué un culte spécial : ils devaient payer cher la faveur de reposer éternellement parmi les incarnations de leur patron mystique. (...) Tout à l'heure, quand nous serons remontés au soleil, (le guide) nous déclarera qu'un je ne sais quoi d'innommé a remué dans l'ombre, derrière nous, sans doute un mauvais esprit animé des pires intentions ; pour le quart d'heure il se borne à nous remontrer que c'est loin, très loin, et que nos trois bougies sont à demi consumées. La raison est bonne, et d'ailleurs nous en avons vu assez pour comprendre que désormais l'archéologie n'a plus grand profit à espérer d'un site aussi dévasté. Nous rebroussons donc, à quatre pattes. Voici un peu de jour qui filtre sous roche, voici l'orifice du soupirail, la crevasse, un triangle de ciel bleu au dessus de nos têtes, la pleine lumière. On nous empoigne, on nous hale, on nous dresse sur le plateau, clignotants de l'oeil comme des hiboux, mais enchantés, malgré tout, de notre incursion chez les crocodiles."
Gustave Flaubert et les grottes de Samoun
On pourrait poursuivre ainsi avec les récits, tous plus pimentés les uns que les autres d’anecdotes cauchemardesques, de Gustave Flaubert, de l’explorateur M. A. Georges, ou encore du professeur de l'Académie de Nancy M. Lacroix, pas encore remis de ses émotions : "C'est bien le plus effroyable séjour où puisse s'aventurer un mortel. Aucun des héros des antiques épopées, ni Hercule, ni Thésée, ni Ulysse, ni Énée, n'ont ressenti dans leur descente aux enfers quelque chose de plus fort que l'émotion qui m'a saisi en m'engageant dans ces ténébreuses cavernes."
Un tel état des lieux appelle bien évidemment des explications. Pourquoi cet amoncellement chaotique de momies ou restes à la fois humains et animaux ? Aucune étude égyptologique consacrée spécifiquement à cette grotte n’étant à notre disposition, nous devons nous satisfaire des conjectures de certains “visiteurs”, dont Étienne Pariset qui mène des travaux sur les maladies infectieuses au cours d’une mission en Égypte qui dure du 5 août 1828 au 10 mai 1830. Ce médecin est d’avis que : "jadis, le crocodile infestait la vallée du Nil, alors beaucoup plus humide qu'elle ne l’est aujourd'hui ; que les anciens Égyptiens cherchèrent à détruire ce dangereux animal, et que la grotte de Samoun prouve moins le respect qu'on portait à ce reptile, que la guerre qui lui fut faite". Il pense également que "la pratique d'embaumer les animaux eut pour but principal de préserver la terre d’Égypte de tout mélange avec des matières putrescibles, et d'assurer par la suite sa salubrité".
"Il semble, nous suggèrent S. Aufrère et J. Cl. Golvin, que les grottes de Samoun aient été le lieu de sépulture d’une ville dans le nome Antaeopolite où était consacré le culte d’un crocodile sacré et qui n’a toujours pas été mis en évidence, à moins qu’elles n’eussent été l’endroit où l’on plaçait des sauriens qui semblent avoir été éliminés systématiquement et que l’on embaumait selon les rites pour prévenir le risque d’une vengeance de Sobek-Soukhos. En effet, la baie en face de Manfalout passait, selon les voyageurs, pour un endroit privilégié des crocodiles dans la région."
Si l’Égypte a su identifier et révéler au grand jour les plus belles expressions de son patrimoine archéologique, elle n’en recèle pas moins, dans les entrailles de son sol, d’autres richesses de sa longue histoire qui restent encore cachées à nos yeux et dont témoigne, à sa manière, le patchwork des quelques récits rassemblés ici.
Marc Chartier
sources :
La grotte de Samoun en Egypte - Extrait du journal inédit de Edmond de Cadalvène et Jules-Xavier Saguez de Breuvery, 1834
“Revue de l'Orient, de l'Algérie et des colonies”, Volume 2, 1843
L'Égypte en 1845, par Victor Schoelcher, Pagnerre, 1846
Excursion aux grottes de Samoun ou des Crocodiles (Haute Égypte), par M. A. Georges, explorateur, 1862
L’Égypte restituée, tome 3, par S. Aufrère et J. Cl. Golvin, éditions errance, 1997
“Archives générales de médecine : journal complémentaire des sciences médicales”, Volume 20, 1829
Ruines et paysages d'Égypte, par Gaston Maspero, 1910
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