Francesco Tiradritti est professeur d’égyptologie à l’Université "Kore" d’Enna, en Italie. Son cursus est impressionnant. Après un master à "La Sapienza" de Rome sur "L'étude des stèles royales de la XXe dynastie", il rejoint en 1989 la Sorbonne et l'École Pratique des Hautes Études à Paris où il soutient un DEA sur le même sujet qu'il enrichit par une approche sur les études méthodologiques. De retour à Rome, il passe, en 1996, son doctorat sur le thème "Propagandistic Discourse in the Ramesside Period".
Spécialiste en épigraphie et en philologie, il a également enseigné en Slovénie et aux USA. Il excelle particulièrement dans ses études sur la peinture de l'Égypte ancienne, comme en témoigne son magnifique ouvrage "Peintures murales égyptiennes", édité dans la prestigieuse collection Citadelles et Mazenod.
Il est l'un des égyptologues les plus connus de la nécropole thébaine où, directeur de la Mission archéologique italienne, il fouille depuis plus de 20 ans le cénotaphe d’Haroua (TT 37). Il a accepté de nous présenter Haroua, cet important dignitaire de la XXVe dynastie, auquel il consacre ses recherches.
Par les travaux qu'il mène dans sa demeure d’éternité, par les découvertes qu'il y fait, il écrit de grandes et belles pages de sa vie, et du contexte dans lequel il évoluait…
Plaine d'Assassif |
Égypte actualités : Le cénotaphe d’Haroua - TT37 - se trouve au cœur de la plaine d'Assassif, près du temple de Deir el-Bahari. Quand et par qui a-t-il été découvert ?
Francesco Tiradritti : Le cénotaphe d’Haroua n’a jamais été découvert pour la simple raison qu’avec ses 4.000 m2 de superficie, il était impossible qu’il disparaisse sous le sable. Pourtant nos fouilles ont amené à découvrir qu’il n’a pas été fréquenté pendant des siècles, à peu près de la seconde moitié du IIIe siècle ap. J.-C. jusqu’au début du XIXe siècle. Cela s’explique par le fait que le monument avait été utilisé pour se débarrasser des cadavres des victimes de l’épidémie de Saint Cyprien qui sévit en Égypte et dans l’Empire romain pendant une vingtaine d’années à partir de 250 ap. J.-C. Cet usage du cénotaphe dut lui coûter une mauvaise réputation qui se maintint jusqu’au moment où les premiers voleurs y pénétrèrent.
Sanctuaire d’Osiris au fond du premier niveau souterrain Photo : Giacomo Lovera ; copyright : Associazione Culturale per lo studio dell’Egitto e del Sudan ONLUS |
ÉA : En parlant du monument d’Haroua, vous ne dites pas "tombe", comme tout le monde s’y attendrait, mais cénotaphe. Quelle est la différence?
FT : Lorsque j’ai commencé à y fouiller, j’étais convaincu de travailler dans la tombe d’Haroua. D’ailleurs, TT 37, le sigle sous lequel le monument est répertorié, signifie “Theban Tomb” (Tombe Thébaine). Avec cette conviction, en 2001 et 2002, j’ai commencé à déblayer la salle qu’on croyait être celle du sarcophage. Nos recherches ont amené à la découverte de quelques morceaux en calcaire avec des inscriptions inachevées au nom d’Haroua, dont la seule reconstruction possible était celle d’un naos (sanctuaire) pour une statue. Cela m’a amené à reconsidérer la fonction des tombes dans l’ancienne Égypte et je me suis rendu compte qu’il y en a beaucoup qui n’ont pas trace de sépulture. Je ne parle pas seulement des monuments violés, mais aussi de ceux censés avoir été retrouvés intacts. J’ai commencé à envisager que ce que l’on considère comme des tombes pouvait être en réalité des cénotaphes (du grecque kenós, “vide” et táphos, “tombe”) dédiés à la statue du défunt. À nos yeux d’hommes modernes, il peut sembler un peu exagéré de construire des monuments aussi immenses, comme celui d’Haroua, seulement pour la sépulture d’une image, mais la statue dans l’Égypte ancienne était considérée comme le réceptacle du 'k' qui, il ne faut pas l’oublier, était le double intangible de l’être humain et qu’on croyait avoir une vie éternelle. En poursuivant mes recherches, j’ai aussi trouvé dans un texte le mot ‘HA.t’ qui, bien qu’il soit traduit comme "tombe", pourrait bien signifier “cénotaphe”. Du cénotaphe, le 'ka' d’Haroua sort à la fin d’un parcours décrit par la décoration de son monument pour retourner à vivre sur terre dans un corps impérissable jusqu’à la fin des temps.
ÉA : Qui était Haroua. À quelle époque a-t-il vécu et quels étaient ses titres et fonctions ?
FT : Haroua vécut sous le pharaon nubien Taharqo (début du VIIe siècle av. J.-C.) et il était Grand Majordome de la Divine Adoratrice Amenirdis. Ses titres l’indiquent comme le gérant des ressources économiques de l’État Thébain pour le compte d’Amenirdis. Pourtant nos fouilles, en 1997, ont amené à la découverte d’un ouchabty qui présentait Haroua avec les fléaux et le sceptre, les enseignes de la royauté, dans les mains. Avec la grandeur de son monument et d’autres indices (comme son nom gravé conjointement à celui de Taharqo à Assouan), nous avons été amenés à considérer Haroua comme le véritable gérant de toute l’Égypte méridionale pour le compte de la royauté nubienne. Amenirdis devait avoir plutôt une fonction de contrôle.
ÉA : Vous avez commencé les fouilles en 1996, et, d'après les plans, ce monument est très grand. Quelle est sa superficie ? le nombre de pièces ? Ce sont donc, forcément, des travaux de grande envergure qu'il faut y mener ?
FT : Comme je l’ai mentionné, la superficie du cénotaphe d’Haroua est d’environ 4.000 m2. Je n’ai jamais compté les pièces, mais je sais qu’il y a au moins treize puits funéraires. On a commencé à y travailler en 1996 et, pour l’instant, on a terminé la fouille du premier niveau souterrain et presque celle de la cour. On y a consacré un temps qui peut sembler bien long, mais j’ai décidé de conduire les recherches en utilisant une méthode stratigraphique très précise pour ne pas perdre, autant que possible, le moindre détail de ce qu’on fouillait. C’est une décision qui m’a coûté l’accusation de travailler trop lentement, mais qui m’a récompensé avec la possibilité de reconstituer l’histoire du monument de nos jours jusqu’au VIIe siècle av. J.-C., quand il fut bâti. Si on avait travaillé, comme malheureusement on le fait encore aujourd’hui, en déblayant le monument, on aurait perdu, par exemple, toutes traces de l’épidémie de Cyprien qu’on a découvertes dans la plus grande partie du monument. Il s’agit des seules traces archéologiques de cette maladie. Maintenant, j’aimerais commencer la restauration du monument. Haroua est devenu un projet qui me dépasse et je suis en quête de jeunes qui puissent me succéder. Lorsque j’aurai pris ma retraite, j’ai l’intention d’aller en Égypte seulement en "balade".
FT : Le cénotaphe d’Haroua est un livre qu’on essaie de déchiffrer. Dans cette tâche, heureusement, je ne suis plus seul comme au début. Il y a Mariam Ayad, professeure à l’American University of Cairo, qui est en train de travailler sur le Rituel de l’Ouverture de la Bouche. Elle a fait des progrès incroyables dans la compréhension de ce texte. La publication qu’elle va bientôt faire paraître va changer pas mal de choses. Il y a aussi Alessio Corsi, mon collaborateur, auquel est attribuée l’étude de la tombe de Pabasa (TT 279) et aussi Anja Wutte de l’Université de Vienne. Avec ces deux derniers, je suis en train d’étudier des utilisations nouvelles des moyens informatiques pour essayer de publier en ligne des résultats de nos recherches.
Bien qu’elle soit restée inachevée et ait subi pas mal de destructions, la décoration du cénotaphe d’Haroua est encore conservée dans la cour et dans la première et deuxième salles hypostyles. Les reliefs de la cour peuvent être considérés parmi les plus fins que l’Égypte ancienne ait jamais produits. Dans une étude, l’égyptologue américaine Edna Russmann a suggéré qu’ils avaient été produits par des artistes de Memphis
ÉA : À chaque saison, le cénotaphe vous donne-t-il de nouvelles informations sur la vie de son propriétaire ? Est-il représenté sur les murs ? Existe-t-il des statues le représentant ?
FT : Malheureusement, les renseignements sur Haroua sont peu nombreux et la seule découverte qu’on a faite et qui nous a dit quelque chose sur lui est l’ouchabty que je viens de mentionner.
Haroua est représenté je ne sais combien de fois sur les murs du cénotaphe et on connaît huit statues qui le représentent. Elles se trouvent au Caire, à Assouan, à Paris, à Londres et à Berlin.
ÉA : Les informations que vous recueillez sur Haroua éclairent-elles cette période un peu troublée où les pharaons noirs régnaient sur le double pays ?
FT : La fouille du cénotaphe d’Haroua démontre justement que la période où il vécut était moins troublée que ce que l’on pense normalement. Les rois nubiens durent amener une nouvelle prospérité à l’Égypte et je suis convaincu que la Thèbes décrite par Homère dans l’ “Iliade” est celle des VIIIe-VIIe siècles av. J.-C. et non celle ramesside comme on croit. La grandeur des monuments d’Haroua et de ceux des autres fonctionnaires dans l’Assassif le démontre pleinement. Il faut aussi tenir compte du fait qu’il y a beaucoup de vestiges de bâtiments de Taharqo et des autres rois nubiens à Louxor. Malheureusement la XXVIème dynastie s’est acharnée sur eux et aujourd’hui il n’en reste que des traces.
Colonnade du "Kiosque de Taharqa" - Temple de Karnak |
ÉA : Quels sont les sentiments que l'on peut ressentir pour un homme qui a vécu il y a plus de 2.600 ans, à qui on redonne vie ? On a envie qu'il soit à la hauteur de l'attention qu'on lui voue et de l'énergie qu'on lui consacre ?
FT : Il vaut mieux ne pas se demander qui pouvait être Haroua de son vivant. Son portrait de la statue à Assouan nous montre le visage d’un homme avec lequel on ne pouvait pas rigoler.
Statue d'Haroua (Assouan) Photo : Francesco Tiradritti |
Son père était un modeste prêtre du clergé d’Amon et je ne pense pas qu’Haroua soit arrivé au sommet du pouvoir seulement pour ses mérites. Bon... Ce ne sont que des sentiments et ils n’ont rien à voir avec l’archéologie. Je préfère me concentrer sur le monument qui est vraiment extraordinaire.
ÉA : Quelles sont les plus grandes joies que cette tombe vous a procurées : graffiti de Rimbaud ? découverte de l'autre tombe en 2006 ? ou autres ?
FT : (il rit) On n’a découvert aucune tombe en 2006. Des journalistes italiens nous ont attribué la découverte de la tombe KV 63 seulement sur la base du fait qu’au même moment, on venait d’ouvrir une tombe à côté de celle d’Haroua où personne n’était plus entré depuis des dizaines d’années.
Il n’y a pas une joie plus grande que les autres. Les fouilles à Haroua m’ont donné beaucoup de très beaux moments, beaucoup d’émotions et de satisfactions. J’y ai passé vingt ans de ma vie et maintenant ma joie la plus grande est de voir le regard des jeunes qui y arrivent pour la première fois et qui s’émeuvent devant un monument qui a encore mille choses à nous raconter...
Propos recueillis par marie grillot
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