dimanche 19 février 2017

Bernard Mathieu : L'Égypte ancienne dans le texte...


Bernard Mathieu a une cinquantaine d'années et il est l'une des personnalités les plus connues de sa génération dans le monde de l'égyptologie… Après des études de lettres classiques et d’égyptologie à Montpellier, il rejoint Paris où il étudie à la Sorbonne, puis à l'École Pratique des Hautes Études. Agrégé de lettres classiques, co-fondateur de l'Institut Khéops en 1986, il soutient son doctorat d’égyptologie en 1989. En 1999, il est nommé directeur du prestigieux IFAO où il reste en poste jusqu'en 2004. Maître de conférences (HDR) en égyptologie à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, il collabore activement à de nombreuses publications en France et à l'étranger, parmi lesquelles l'excellent BIFAO. 

Il n'a de cesse de partager ses connaissances… Ce qui est aussi louable que remarquable, c'est que, en parfait pédagogue, il ne réserve pas son savoir aux seuls initiés de la communauté scientifique mais qu'il le diffuse plus largement vers un grand public passionné d'égyptologie… 

"Décrypter" l'Égypte ancienne "dans le texte" - dans les textes innombrables qu'elle a laissés et qui sont autant de témoignages de son histoire et de son passé - c'est bien, semble-t-il, la magnifique mission que Bernard Mathieu s'est assignée.
Nous sommes heureux, et honorés, qu'il ait accepté de s'en ouvrir auprès de nous.
Bernard Mathieu

Égypte actualités : Votre CV est si long qu'il n'est pas possible de le restituer entièrement. Comment peut-on faire autant de choses et les faire avec autant d'application ? Un amour immodéré pour "la" discipline à laquelle vous consacrez votre carrière, allié à beaucoup de discipline ?

Bernard Mathieu : Je ne crois pas mon CV plus long que celui de nombre de mes collègues égyptologues, français ou étrangers ! En tout cas ceux qui ont la chance, comme moi, de pouvoir consacrer l’essentiel de leur temps à cette civilisation pharaonique, aussi attachante par ce qu’elle nous a déjà révélé que par tout ce qu’elle nous promet à l’avenir comme surprises et découvertes. On a coutume de dire que l’égyptologie est une science encore jeune : ce n’est pas un vain mot. Nous avons beaucoup à apprendre des disciplines voisines plus “avancées” que la nôtre et, surtout, de l’immense documentation que livrent régulièrement les fouilles archéologiques, saison après saison.
Mais vous avez raison de jouer ainsi sur le mot "discipline". Malgré l’étendue chronologique impressionnante de cette civilisation, l’abondance du matériel à étudier, et la multiplication - devenue indécente - des sources bibliographiques, un égyptologue se doit de ne pas trop restreindre son champ d’étude, sous peine de se priver de clés de compréhension indispensables. Se spécialiser : oui, nécessairement. Mais ignorer ce qui ne touche pas directement à sa spécialisation, c’est prendre le risque de ne pas pouvoir pénétrer au cœur de la pensée des Égyptiens, de ne pas comprendre leurs représentations du monde, que nous devons nous efforcer de décrypter pour éviter jugements hâtifs et contre-sens.
Institut Khéops : Programme session 2016-2017

ÉA : En 1986, avec Guillemette Andreu, Christine Gallois, Laure Pantalacci et Pierre Grandet, vous initiez la création de l'Institut Khéops à Paris. Une envie affichée et prégnante d'ouvrir l'égyptologie au grand public ? 

BM : C’est tout à fait cela. On ne remerciera jamais assez Christine Gallois d’avoir créé cet institut, de l’avoir fait grandir pour en faire ce qu’il est aujourd’hui : un élément essentiel et reconnu du "dispositif" de l’égyptologie française, qui travaille en partenariat étroit avec les universitaires, les chercheurs et le monde associatif, si dynamique en France. Les jeunes égyptologues que nous étions alors, docteurs de fraîche date ou encore en cours de thèse, ont eu la possibilité de transmettre leur savoir à un public très divers, de “tester” parfois leurs hypothèses de travail et, toujours, de progresser grâce aux multiples questions de ce public passionné, avide de connaissance et légitimement exigeant. J’ai expérimenté alors que cet échange avec le grand public était particulièrement enrichissant, ne serait-ce que pour donner sens à mon métier d’égyptologue. Je considère aujourd’hui, après avoir donné nombre de conférences et de séminaires dans les associations d’égyptologie, que cette “confrontation” est indispensable.

ÉA : En 1989, vous soutenez votre thèse de doctorat sur "La poésie amoureuse de l’Égypte ancienne. Recherches sur un genre littéraire au Nouvel Empire". Comment le choix de ce thème s'est-il fait ? Est-ce que traiter ces sujets quasi universels de la poésie, et de l'amour, aide à mieux comprendre les Égyptiens de l'antiquité, à mieux s'imprégner de leur vie et de leur mode de pensée ?

BM : Le choix de mon sujet de thèse fut largement inspiré des études classiques que j’avais faites précédemment. En préparant une maîtrise de latin, puis le CAPES et l’agrégation de lettres classiques, je m’étais plongé dans la littérature latine et grecque, et je m’étais particulièrement intéressé aux structures poétiques. Travailler à une nouvelle traduction et à l’interprétation des chants d’amour" de l’Égypte ancienne, qui manquaient d’une étude approfondie récente, me donnait l’occasion d’allier une recherche proprement égyptologique à ce que j’avais pu apprendre de mes études classiques. En cela, je suivais les conseils et les traces de mon premier maître, François Daumas. Je bénéficiais parallèlement de l’enseignement de Pascal Vernus, à l'École Pratique des Hautes Études, qui fut décisif dans ma spécialisation linguistique. La poésie amoureuse égyptienne est composée dans une langue artificielle que nous appelons "néo-égyptien littéraire". On ne peut correctement la traduire qu’avec une bonne maîtrise de l’égyptien classique et du néo-égyptien vernaculaire. La connaissance de ces deux états de langue permet d’aborder ensuite la quasi totalité des textes égyptiens.
Quant au sentiment amoureux, s’il est universel, son expression verbale et littéraire est étroitement dépendante de la culture dans laquelle il s’inscrit. C’était une forme de défi, mais d’exigence scientifique aussi, que d’essayer de restituer, au-delà de l’universalisme du sentiment, la spécificité de la pensée égyptienne et les règles de composition de ces poèmes.
Palais de Mounira (IFAO)

ÉA : De 1999 à 2004, vous avez dirigé, au Caire, le prestigieux IFAO installé dans le non moins prestigieux palais de Mounira : près de 150 personnes, 45 missions de recherches sur le terrain, une bibliothèque de plus de 80.000 volumes. Que ressent-on d'avoir succédé aux plus grands, Maspero le fondateur bien sûr, Chassinat, Lacau, ou bien encore Sauneron, et tant d'autres éminents égyptologues ?

BM : L’ombre de ces géants de l’égyptologie est presque écrasante ! Je dois reconnaître que j’étais fier, surtout, de succéder à François Daumas, qui avait dirigé l’IFAO de 1959 à 1969, et qui avait guidé mes premiers pas d’égyptologue à Montpellier. En prenant la charge de cette vénérable institution, qui avait été modernisée par mon prédécesseur, Nicolas Grimal, j’avais la volonté, c’était ma seule ambition, de donner à mes collègues français et étrangers ainsi qu’aux membres scientifiques, techniciens et étudiants boursiers, les meilleures conditions de travail possibles. Ces années 1999-2004 ont été intenses, avec des périodes de "surchauffe", souvent. Mais les témoignages de ceux qui les ont vécues avec moi m’ont fait depuis longtemps oublier les difficultés traversées pour ne retenir que les résultats obtenus : douze nouveaux chantiers archéologiques, la conception d’un laboratoire d’analyse au C 14, inauguré en 2005, la création d’un emploi d’ingénieur de recherches en informatique, l’augmentation notable de la production éditoriale, ou encore une politique d’ouverture envers nos collègues égyptiens, dont le ministre actuel des Antiquités fut un éminent et talentueux bénéficiaire ! Inutile de préciser que je n’ai pu réaliser ces objectifs que grâce aux compétences et au dévouement de ceux qui m’accompagnaient alors, français et égyptiens.

ÉA : Vous enseignez l'égyptologie à l'université de Montpellier, et plus particulièrement l'épigraphie. Les supports des textes - les murs des temples ou des tombes, les papyrus, ou encore les ostraca - sont, à n'en pas douter, une source infinie et inépuisable de travail ?

BM : Une source inépuisable de travail… et de découvertes.
Le travail de traduction est une école de rigueur et de précision. Il oblige à une analyse rationnelle de la "langue source", et, toujours, à une réflexion sur la “langue d’arrivée”. En apprenant l’égyptien ancien, les étudiants sont amenés à réfléchir sur les structures et le fonctionnement de leur propre langue. 
Par ailleurs, les langues anciennes sont une école de "décentrement culturel". Elles relèvent d’un mode de pensée très différent du nôtre et, par là même, obligent à un effort constant de compréhension de l’autre. Non "occidentaux", et pourtant méditerranéens, à la fois proches et lointains, les textes de la civilisation pharaonique ont ceci de spécifique qu’ils offrent un terrain d’analyse vaste et cohérent, extrêmement propice à ce travail de décentrement. J’ai été particulièrement séduit par les analyses du philologue et philosophe Heinz Wismann ("Penser entre les langues", 2012), qui distingue langues “de culture” et langues "de service" (comme l’anglais international). Les langues de service n’ont d’autre fonction que de dire le réel, en général un réel utilitaire et marchand. Dans les langues de culture, en revanche, il existe un écart, une distance entre la langue et le réel, et cet écart fonde un rapport réflexif, un rapport critique avec le réel ; il fonde la pensée. Plus encore que les langues de cultures vivantes, les langues anciennes nous libèrent de l’obligation de coller au réel. Elles nous invitent nécessairement à l’analyse critique. J’espère faire passer ce message, implicitement, à travers mes cours d’épigraphie.
Textes des Pyramides - Pepy Ier

ÉA : Depuis une vingtaine d'années, vous vous consacrez particulièrement à l'étude des Textes des Pyramides. Que nous enseignent-ils ? Est-ce que toutes les pyramides recèlent ce genre d'écrits ? Ou sont-ils plutôt l'apanage de certaines dynasties ? Une publication de vos travaux est-elle prévue pour bientôt ?

BM : Comme on le dit souvent - et c’est vrai ! - les Textes des Pyramides constituent le plus ancien corpus religieux de l’humanité. Il est même plus ancien qu’on ne le pense, dans la mesure où certaines formules ont été à l’évidence conçues avant l’Ancien Empire, durant cette période dite "de formation" que l’on appelle l’Époque thinite (vers 3150-2700 av. J.-C.). Certains de ces textes sont véritablement fascinants, par leur structure formelle, par l’imbrication élaborée des métaphores, par leur précision lexicale, le tout au service de l’efficacité d’une parole rituelle censée traverser les siècles et d’une certitude sans cesse réaffirmée : la mort n’est pas une fin !
Nous connaissons à l’heure actuelle onze pyramides à textes, toutes situées à Saqqâra et datant de l’Ancien Empire, mais les Textes des Pyramides se sont transmis, sur différents supports, jusqu’à la fin de l’histoire pharaonique. Les tombes saïtes et les temples d’époque gréco-romaine en conservent encore le souvenir. J’ai publié plusieurs articles sur le sujet, dont certains dans la revue montpelliéraine "ENiM", téléchargeable gratuitement. J’ai remis récemment à l’imprimerie de l’IFAO ma traduction des textes de la pyramide de Pépy Ier : près de 700 pages (avec la translittération), qui correspondent à peu près à 80 % du corpus total actuellement connu. L’ouvrage s’adresse principalement aux spécialistes, bien sûr, mais j’y ai inclus une introduction générale sur ce que sont, selon moi, les Textes des Pyramides et la manière de les interpréter. Je dois avouer que j’ai hâte de voir aboutir la concrétisation de ce long travail… J’ai un autre grand projet en cours, un Univers des Textes des Pyramides, mais nous en reparlerons dans quelques années…

ÉA : Le pouvoir donné aux hiéroglyphes "touchait" le sacré, les couleurs qui leur étaient données renforçaient également leur "fonction", leur symbolique. Le rapport au divin, la quête sempiternelle de l'éternité passaient par les mots ? 

BM : L’écriture hiéroglyphique, en effet, était destinée aux textes sacrés ou sacralisés, généralement gravés dans la pierre. Mais il faut bien s’entendre sur ce point. Même si la compréhension de ces inscriptions étaient l’apanage d’une élite, capable de les lire, de les copier ou d’en produire de nouveaux, la conception des Égyptiens anciens n’était pas du tout d’en faire des textes ésotériques, réservés aux seuls 'happy few'. Y compris dans les cas d’écriture dite "cryptographique", l’intention du scripteur n’est pas de cacher le sens au profane mais, tout au contraire, de révéler au lecteur attentif une réalité contenue dans le signe hiéroglyphique en exploitant ses virtualités iconiques.
Graverait-on dans la pierre des textes destinés à être cachés ? Non, bien sûr. Les Égyptiens voulaient que les générations futures - c’est-à-dire nous-mêmes - prennent connaissance de ce qu’ils avaient à nous transmettre. Comme le dit la reine pharaon Hatchepsout, sur la base de l’un de ses obélisques de Karnak : "Tandis que mon esprit s’affaire à la pensée des paroles des peuples qui verront mon monument des années plus tard et qui raconteront ce que j’ai réalisé, (je déclare) : Gardez-vous de dire : Je ne sais vraiment pas pourquoi cela a été réalisé." Ou encore Ouserhat-Hatiay, un chef-sculpteur qui vivait sous le règne de Séthy Ier : "Je vais vous dire ce qui m’est arrivé - j’ai été distingué plus que les autres - pour que vous le racontiez de génération en génération, les anciens enseignant aux plus jeunes." 
En lisant ces textes, nous comblons le souhait des Égyptiens et leur quête d’éternité.
Ptahhotep - Papyrus Prisse

ÉA : Votre passion c'est aussi la littérature. Comment fait-on pour "embrasser une période aussi longue" ? Comment choisit-on un texte ou une période plutôt qu'une autre ? Est-il justement nécessaire de travailler sur plusieurs périodes afin de mieux analyser et comprendre l'évolution de l'écrit, et même des mentalités ?


BM : La littérature égyptienne, au sens large, et si riche et diverse que j’ai résolu de changer chaque année mon programme de lecture de textes dans les séminaires de Master 1 et 2, auxquels assistent aussi des doctorants et de fidèles "auditeurs libres". Cela m’oblige à aborder ou à approfondir systématiquement de nouveaux textes, les étudiants et auditeurs bénéficiant quant à eux d’un enseignement sans cesse "renouvelé", qui s’enrichit chaque année de l’expérience acquise.
À mesure que l’horizon s’élargit, le même constat se vérifie et se renforce : celui de l’étonnante cohérence de la pensée égyptienne et de son expression - souvent humoristique - sur plus de trois millénaires. Ce qui ne doit pas faire oublier, naturellement, les évolutions et les ruptures historiques. Et puis il y a quelques véritables chefs-d’œuvre, à inscrire au patrimoine de la littérature mondiale, dont j’essaie de faire apprécier l’intelligence et les raffinements : l’ "Enseignement de Ptahhotep", le "Dialogue d’un homme avec son ba", les "Mémoires de Sinouhé", la "Complainte de Khâkhéperrê-séneb", les "Plaintes du paysan éloquent", les "Lamentations d’Ipouour", l’ "Enseignement pour Mérykarê", la "Lettre satirique de Hori", etc.
La tombe de Padiaménopé (TT 33)

ÉA : Avez-vous encore le temps de vous rendre sur le terrain ? Où en est ce projet d'étude de la fameuse "TT 33" située dans l'Assassif sur la rive ouest de Louqsor et dont les fouilles sont dirigées par le Professeur Claude Traunecker. Irez-vous étudier les parois de la tombe de Padiaménopé, ce savant, ce magicien, ce "scribe des livres divins" de la XXVe dynastie ?

BM : Je pars chaque année en mission en Égypte, deux ou trois semaines, dans le cadre des travaux de la Mission Archéologique franco-suisse de Saqqâra, actuellement dirigée par Philippe Collombert, où je puise la "matière première" de mes recherches sur les Textes des Pyramides.
Mais vous êtes bien informée ! Pour la première fois, je vais travailler à l’automne prochain, avec Claude Traunecker et Isabelle Régen, dans la "TT 33", ce véritable palais souterrain, ce "conservatoire" de livres divins, dans lequel je vais tenter de comprendre la logique de sélection et de localisation des Textes des Pyramides qui y sont inscrits. Je suis particulièrement heureux que se développe ce programme que nous avions lancé, avec Claude Traunecker, lorsque j’étais directeur de l’IFAO, après avoir convaincu les autorités égyptiennes de son bien-fondé et de son intérêt. C’est un monument exceptionnel, et je suis sûr qu’il gagnera peu à peu, auprès du grand public, la notoriété qu’il mérite.

Propos recueillis marie grillot


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