Une journée en Égypte avec… Jules Barthélemy Saint-Hilaire, philosophe, journaliste et homme d'État français (1805-1895)
Temple de Medinet Habou |
"Tout le monde sait que l'Égypte est peut-être le pays du globe le mieux doté par la nature sous le rapport des matériaux propres à l'architecture, je ne dis pas à la statuaire. On croirait que le ciel a voulu dédommager une contrée qui ne recevait de lui ni bois ni métal. Il lui a donné, en place, les calcaires compacts à grain résistant et fin, les grès indestructibles, les granits qui sont plus durables encore, des matériaux de ciments que rien n'altère, mais dont l'art n'a fait d'ailleurs qu'un très rare usage, et une terre qui se modèle sans peine en briques extrêmement solides, que le soleil suffit ordinairement à cuire. Quant au marbre, au porphyre, au basalte, l'Égypte n'en a pas naturellement mais elle a su de très bonne heure les emprunter à ses voisins. Le Sinaï lui a fourni des marbres fort beaux, l'Arabie des porphyres inaltérables, et l'Éthiopie des basaltes, que les ciseaux les mieux trempés peuvent à peine entamer.
Telle est la part de la nature.
Celle de l'art est bien plus considérable. Charles Perrault, au milieu des paradoxes qu'il a soutenus pour flatter la vanité des modernes et pour rabaisser les anciens, a prétendu que les anciens n'entendaient rien à la coupe des pierres. C'était peut-être pour faire plaisir à son frère Claude, l'architecte du Louvre. Mais cette critique, injuste envers les Grecs et les Romains, l'était encore plus, s'il est possible, envers les Égyptiens. Il n'y a pas de peuple qui ait mieux pratiqué la taille des pierres proprement dite, non pas dans toutes ses parties sans exception, mais dans ses parties essentielles et vraiment architectoniques. (...) Avec ces formes qui attestent l'enfance et les débuts de l'art, quelle justesse, quelle précision, quels joints imperceptibles et inébranlables ! Les modernes ont beau faire ; quoi qu'en dise Perrault, ils ne surpassent point les Égyptiens en ce genre. (...)
Ce qu'il y a de plus étonnant encore que la perfection du sciage et de l'équerre, c'est le travail du ciseau, dont il a été fait plus d'usage dans l'architecture égyptienne que dans aucune autre du monde. La plupart des hiéroglyphes sont incisés à des profondeurs plus ou moins grandes ; et ces incisions sont si justes qu'elles ont l'air d'être faites à l'emporte-pièce. C'est cependant en plein granit, pierre déjà bien dure ; c'est parfois aussi en plein basalte, comme pour ces sarcophages que nous pouvons voir dans notre Louvre. Mais le basalte rebute nos meilleurs outils, et il a bientôt mis hors de service nos aciers les plus finement trempés. Les Égyptiens se jouaient, à ce qu'il paraît, avec ces difficultés, qui sont tout simplement insurmontables pour nous ; et ce qui dépasse toute idée, c'est qu'ils n'avaient que des instruments de cuivre. Quelle trempe savaient-ils donc leur communiquer ? Quelles mains avaient-ils donc pour faire des entailles si justes et si infaillibles dans une matière si rebelle ? Énigme qui vaut presque celle des hiéroglyphes, et que nos architectes ne découvriront pas, comme nos égyptologues ont deviné l'autre."
(extrait de "Lettres sur l'Égypte", 1856)
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Une journée en Égypte avec... Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français
Le Caire - Aucune mention d’auteur sur cette photo. Sans doute s’agit-il d’un cliché de Bonfils (1831-1885) |
"L'aurore en Egypte n'a pas ces teintes successives et graduées que l'on admire dans le Midi de la France. Le soleil éclate tout à coup au bord du ciel. À peine annoncé par une lueur rose, il s'élance subitement à l'horizon et embrase en quelques minutes toute l'atmosphère. Parfois cependant, en hiver, et plus souvent même qu'on ne pourrait le croire, il doit soulever, avant de se montrer, les longs plis d'un manteau grisâtre qui enveloppe la terre de toutes parts. Le sol de l'Égypte, arrosé et chauffé tout à la fois, imprégné d'eau du Nil jusque dans ses profondeurs, toujours en transpiration et laissant échapper sans cesse des vapeurs légères, se couvre le matin d'une sorte de buée transparente, qui rappelle au premier aspect le brouillard de Paris. Mais, dès que le disque rouge du soleil apparaît au-dessus de la colline Mokatam, cet épais rideau se déchire dans tous les sens : en une heure au plus, l'humidité de l'air est absorbée ; c'est à peine si quelques flocons de nuages, colorés par le jour naissant, flottent encore sur le bleu du ciel. Sauf pendant la période du ‘kamsin’, où l'air est chargé d'une poussière roussâtre que le vent agite perpétuellement sans la dissiper jamais, les rayons du soleil percent avec rapidité l'atmosphère ; la fraîcheur et l'humidité de la nuit font place comme par enchantement à la sécheresse et à la limpidité du jour. C'est au pied de la mosquée de Méhémet-Ali et de la terrasse de la citadelle qu'il est beau de voir se lever le jour sur le Caire à moitié endormi. Il est impossible de rendre l'effet du panorama qui s'offre alors aux regards ; c'est à coup sûr l'un des plus beaux du monde, l'un de ceux surtout qui éveillent dans l'esprit le plus de souvenirs, en même temps qu'il produit dans l'âme les plus vives sensations. Je n'ai jamais compris l'espèce de scepticisme qui porte certaines personnes à vouloir se détacher des impressions historiques afin de contempler le spectacle de la nature avec un désintéressement parfait. “Homo sum !” et il n'est point indifférent pour moi d'apercevoir à l'horizon les Pyramides de Saqqarah profilant leurs formes indistinctes à côté de la forêt de palmiers qui recouvre les ruines de Memphis, tandis que plus près, la jonction de la verdure et du sable, les grandes Pyramides, faiblement nuancées par le soleil levant, semblent être les mystérieuses gardiennes du désert. C'est dans cette plaine à moitié verdoyante, qui s'étale au-dessous de la citadelle du Caire, que la civilisation humaine est née."
(extrait de "Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte", 1880)
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Une journée en Égypte avec… Édouard de Villiers du Terrage (1780-1855), ingénieur des ponts et chaussées et archéologue français
Temple d'Esnah |
"Il serait difficile de peindre l’effet que produisit sur nous l’aspect intérieur du portique d’Esné. Son architecture, dont les autres monuments de l'Égypte ne nous avaient donné qu'une faible idée, fit sur chacun de nous la même impression : nous étions saisis d'une certaine admiration confuse, que nous n’osions en quelque sorte avouer, et jetant alternativement les yeux sur le monument et sur nos compagnons de voyage, chacun de nous cherchait à s'assurer s’il était trompé par sa vue ou par son esprit, s’il avait perdu tout à coup le goût et les principes qu’il avait puisés dans l’étude des monuments grecs ; enfin, si son erreur était partagée, ou son jugement confirmé. Cette lutte de la beauté réelle de l'architecture que nous avions sous les yeux, contre nos préjugés en faveur des proportions et des formes grecques, nous tint quelque temps en suspens ; mais bientôt nous fûmes entraînés par un mouvement unanime d’admiration. On s’empressait de se communiquer les beautés dont on était plus particulièrement frappé, soit en considérant l'ensemble de l‘édifice, soit en examinant de près la pureté et l’élégance des détails d'architecture, le fini des sculptures, et la précision des plus petits hiéroglyphes."
(extrait de "Journal et souvenirs sur l'expédition d'Égypte : 1798-1801", 1899)
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