Sur la rive sud-ouest du lac Qaroun (appelé autrefois Moeris) dans le Fayoum, Qasr Qaroun marque l'emplacement de l'ancienne ville gréco-romaine de Dionysias, fondée au IIIe s. av. J.-C. De cette cité, qui était le point de départ - ou d’arrivée - des caravanes se rendant à l’oasis de Bahriya, il ne reste pratiquement plus rien, hormis un temple et quelques ruines, dont celles d’une forteresse, construite sous Dioclétien.
photo de Youssef Alam |
Un tel état de désolation ne pouvait que susciter le mystère ou l’affabulation, comme le rappelle le duc de Raguse dans un récit daté de 1837 : "Le temple connu sous le nom de Qasr-Karoun est situé à peu de distance du lac ; on suppose qu'il a été élevé aux crocodiles. Il n'est pas encore entièrement détruit et présente de beaux restes. Le nom de Qasr-Karoun, ou palais de Caron, semblerait indiquer que c'est ici que prirent naissance les fables mythologiques des Grecs sur le passage des âmes de ce monde dans l'autre, et que cette idée leur fut inspirée par le transport des morts aux hypogées, qui étaient situées dans la montagne, au-delà du lac, et le bordent à l'Occident."
Nous trouvons un écho à cette lecture des lieux sous la plume d’Isidore Justin Séverin Taylor, dit le Baron Taylor, alias le R. P. Laorty-Hadji, dans son livre L'Égypte (1856) : "Les Arabes nomment la zone où se voit cet édifice [le temple de Karoun] Beled-Karoun, ou pays de Karoun. Ce nom, commun tout à la fois à des vestiges de ville et au lac voisin, a fourni matière à une fable plus ingénieuse que probable. On a supposé que le batelier chargé de transporter les morts dans une île du lac Mœris, destinée à des sépultures royales, s'appelait Karoun ou Karon, et que ce nom de Caron était non pas individuel, mais générique, s'appliquant non à la personne, mais aux fonctions. Ainsi la grande communauté des Caron aurait pu, dans ce transport chèrement rétribué, acquérir de grandes richesses, avec lesquelles elle aurait d'abord bâti un palais, puis fondé une ville."
Qasr Qaroun fait l’objet d’une visite de quelques savants de l’Expédition d’Égypte, dont Edme-François Jomard, du 24 au 31 janvier 1799. Après une observation très détaillée, au centimètre près du monument, Jomard précise dans le tome 4 de la Description de l’Égypte (1821) : "On ne peut raisonnablement douter que cet édifice n'ait été un temple égyptien, puisqu'il porte tous les caractères de ceux qu'on retrouve dans la Haute Égypte ; il a, comme eux, ses murs extérieurs inclinés, ses corniches creusées en gorge, ses portes encadrées par des cordons, garnies du disque ailé et recouvertes d'une frise en serpent ; il y a des joints obliques dans l'appareil, comme à Thèbes et à Philae. Les corniches composées d' 'uraeus', les figures égyptiennes du premier étage, enfin le fini et la délicatesse de la sculpture, ne laissent aucune incertitude. Ce qui porte surtout l'empreinte de la construction égyptienne, ce sont ces énormes pierres de huit mètres de longueur, dont les plafonds sont composés."
Dans les années 1940-1950, le site est étudié par une équipe franco-suisse dirigée par Jacques Schwartz, membre de l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO), et l’égyptologue genevois Henri Wild.
Dans son rapport préliminaire des fouilles réalisées en février-mars 1948, Jacques Schwartz relate : "Les restes visibles de l’agglomération antique ont plus de 800 mètres de longueur sur une moyenne de 500 mètres de largeur, formant une figure allongée sensiblement dans la direction est-ouest. Le temple ptolémaïque se trouve à peu près au milieu de la longueur ; sa face nord semble avoir été, lors de sa construction, sur les bords mêmes du lac Moeris. Un kôm isolé, au sud de la ville, d’environ 100 mètres sur 50, nous fit penser à un petit camp militaire et c’est de cette hypothèse de travail que nous sommes partis."
L’inventaire se poursuit ainsi : "des maisons assez pauvres et des magasins qui avaient été vidés soigneusement lors de l’abandon des lieux" ; "les restes, réutilisés peut-être dès le IIe siècle ap. J.-C., d’un bâtiment composé d’une seule pièce surélevée, assez vaste, qui devait avoir un caractère officiel" ; "un petit ensemble de bains en commun, avec des cuvettes disposées en circonférence" ; "les restes d’une tour de briques (ayant) permis d’identifier les 'Castra Dionysiados' du IVe siècle" ; "le tracé d’une forteresse d’environ 90 mètres de côté, avec quatre tours d’angle carrées et des avancées en forme de demi-cercle sur les côtés" ; "deux blocs de maisons de bel aspect" ; "des dipinti en gros traits ou points, noirs et surtout rouges (... dont) le caractère religieux ne saurait faire de doute, (...) ces représentations se (rapportant), en majeure partie, à un culte solaire"...
En 2013, une équipe italienne découvre sur le site une centaine de papyri, des statues royales ou non, des pièces de monnaie.
Mais à l’évidence, c’est le temple, édifice le mieux préservé sur l’ensemble du site, qui retient surtout l’attention. Il est identifié comme le "Temple de pierre" consacré à Sobek, le dieu crocodile du nome Arsinoïte (le Fayoum). L'extérieur a été partiellement restauré par le service des Antiquités égyptiennes, et certaines parties de la structure interne ont été renforcées.
De l’extérieur, il ressemble à une "boîte carrée", mais cet aspect est trompeur, car à l’intérieur, il comporte une succession de chambres, escaliers, couloirs, caves, etc., de "coins et recoins" assez complexes qui ont amené les premiers voyageurs à penser qu’il s’agissait d’un véritable labyrinthe. Autre particularité de ce monument : il comporte un étage supérieur divisé en chambres, un tel aménagement étant rare dans les temples égyptiens.
En conclusion de son rapport, Jacques Schwartz écrit : "De ce site qui a retrouvé définitivement son nom grec et où nul archéologue n’avait fouillé depuis la brève apparition de Grenfell et Hunt il y a quelque cinquante ans, on peut espérer apprendre encore beaucoup, sur le terrain. Comme tous les sites d’Égypte, et particulièrement les sites gréco-romains, il a souffert et continuera sans doute à souffrir de l’avide incompréhension des chercheurs d’engrais… et de trésors. Ses belles maisons ont déjà été “nettoyées” par les habitants des deux petits villages voisins. On peut espérer que ce qui reste et qui n’a de prix que parce qu’il est en place, sera respecté et permettra aux saisons prochaines de confirmer les promesses de celle, trop brève, qui vient de s’écouler."
Ces lignes, rappelons-le, ont été écrites en 1948. Soixante-neuf ans après, la donne a-t-elle réellement changé ? Il n’est peut-être pas inutile de se poser la question, même si les services des Antiquités s’ingénient à combattre "l’avide incompréhension" de chercheurs peu respectueux d’un patrimoine destiné à défier le temps.
Marc Chartier
sources :
Schwartz Jacques, “Une forteresse construite sous Dioclétien : Qasr-Qârûn”. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 95ᵉ année, N. 1, 1951. pp. 90-97
"Qasr Qarun, the Ancient Town Dionysias", by Jimmy Dunn
Schwartz Jacques, “Une forteresse construite sous Dioclétien : Qasr-Qârûn”. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 95ᵉ année, N. 1, 1951. pp. 90-97
"Qasr Qarun, the Ancient Town Dionysias", by Jimmy Dunn
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