mardi 13 décembre 2016

Christian Leblanc sur les traces de Vivant Denon en Égypte


Après "La Mémoire de Thèbes", livre autobiographique sorti il y a tout juste un an, le grand égyptologue Christian Leblanc publie un nouvel et bel ouvrage consacré à Dominique Vivant Denon. Si l'on connaît l'aile Denon du musée du Louvre - qui abrite notamment le département des antiquités égyptiennes -, combien d'entre nous se souviennent aujourd'hui que cet homme fut parmi les grands savants qui prirent part à l'incroyable "Campagne d'Égypte" de Bonaparte ?
Issu de la noblesse bourguignonne, érudit, auteur de théâtre, séducteur, collectionneur, dilettante, diplomate, il est parmi les plus âgés à quitter Toulon pour rejoindre Alexandrie où il débarque en juillet 1798. Il a alors 51 ans et suivra la division Desaix jusqu'en Haute-Égypte.
Pendant un peu plus d'une année, il s'adonnera totalement à ce qu'il aime et où il excelle : "le croquis de voyage, le lavis à l'encre brune sur papier blanc ou bleu, le dessin au trait à la plume à la pierre noire ou à la sanguine sur papier calque ou sur papier légèrement orangé… à l'eau-forte, à la lithographie et au relevé archéologique."

Christian Leblanc dirige actuellement la mission française du Ramesseum sur la rive ouest de Louqsor… Qu'il soit ici remercié d'avoir accepté de nous consacrer son temps précieux. Dès ses premiers mots, sa passion nous gagne...


"Égypte actualités" : Lors de la Campagne d'Égypte, Bonaparte s'entourera de près de 200 savants. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser plus particulièrement à Dominique Vivant Denon ?

Christian Leblanc : Je dois dire que le personnage a de quoi séduire car il fut non seulement un témoin mais aussi un acteur de son temps. La vie de Denon est associée à une multitude d'événements qui scandent alors notre histoire de France. Il naît sous le règne de Louis XV, traverse le règne de Louis XVI, quitte la France pour l'Italie au moment de la Révolution et regagne Paris pendant la Terreur où sévit une lourde répression contre les émigrés parmi lesquels figure son nom... On le voit reprendre cependant une vie mondaine sous le Directoire, un contexte qui va le servir car c'est dans l'un des salons de l'époque où se retrouvent "les anciens déchus et les nouveaux parvenus" qu'il rencontre Joséphine de Beauharnais, la future épouse de Bonaparte... 
Le reliquaire de Vivant Denon
Musée de Chateauroux (cliché castalie.fr)

C'est aussi dans ce contexte, après les campagnes d'Italie, que se dessine cette "Tentation d'Orient" et que se prépare l'Expédition d'Égypte, à laquelle il va participer presqu'en éclaireur, puisque c'est le premier, parmi les savants et artistes qui accompagnent Bonaparte dans cette grande aventure, qui va remonter le Nil jusqu'à Philae dans le sillage des troupes que commandent Desaix et Belliard. 
Le personnage est également intéressant par les rencontres qu'il a faites au cours de sa vie, en particulier avec Voltaire qui se plaindra d'avoir été "immortalisé" en "singe estropié" par Denon. Le reliquaire en cuivre doré qu'il réalisa et qui se trouve aujourd'hui au musée de Châteauroux est, par son contenu, aussi romanesque que la vie de Denon. Treize personnages au destin fabuleux, héros de l'histoire ou de la littérature y sont mis en lumière à travers des fragments d'os, de textiles, de poils ou de végétaux qu'il a glanés au cours de son existence. Denon collectionneur infatigable, diplomate, dessinateur et graveur de talent, explorateur et conteur, puis administrateur des arts et directeur du futur musée du Louvre... Bref un homme fascinant, aux multiples facettes et riche en rebondissements.
  Ruines d'Hiéraconpolis : dessin de Denon (autoportrait), gravure de Coiny

ÉA : Quels sont les principaux "faits marquants" de Denon en Égypte ? A-t-il fait des découvertes ?

CL : Doyen de la Commission des Sciences et des Arts qui accompagne Bonaparte, Denon s'intéressera en priorité aux monuments de l'Égypte pharaonique, qu'il va relever et dessiner dans des conditions peu faciles il faut bien le dire. Il est en effet soumis aux militaires et principalement aux mouvements des troupes. La progression de l'armée vers le Sud est en effet régulièrement entravée par les incursions des Mamelouks. On s'arrête parfois là où il n'y a rien à dessiner... et on passe trop vite là où il faudrait s'arrêter... Ces conditions ne l'empêcheront cependant pas de prendre son crayon et de réaliser des centaines de dessins sur l'ensemble des sites qu'il aura parcourus entre Alexandrie et Philae. 
Le Zodiaque de Denderah

Subjugué par le temple de Denderah, il y reviendra à plusieurs reprises et c'est à lui que l'on devra la découverte et le premier dessin du célèbre zodiaque que conserve le Louvre. Au Ramesseum, il est impressionné par les pieds du grand colosse de Ramsès II qui illustrent si parfaitement, dit-il, la monumentalité de la civilisation pharaonique. À Saqqarah, il démaillote une momie d'ibis et est impressionné par le nombre de ces animaux embaumés. De la Vallée des Rois, il rapportera un pied de momie qui inspira Théophile Gautier dans un conte fantastique publié en 1840. Chroniqueur mais aussi sociologue avant l'heure, Denon ne manque pas d'observer les hommes du pays, de noter leurs coutumes et leurs traditions, allant même jusqu'à nous livrer des portraits saisissants de vérité de ceux qu'il rencontre au cours de son périple, du moine grec d'Alexandrie aux cheikhs arabes de Gournah et même jusqu'aux mendiants du Caire...

ÉA : En 1802, il publie, en deux volumes son "Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte pendant les campagnes du Général Bonaparte", largement illustré. Quel regard portez-vous sur cet ouvrage - qui précédera de beaucoup la publication de la "Description de l'Égypte" ?

CL : Oeuvre d'un solitaire et d'un "témoin oculaire", le "Voyage dans la Basse et la Haute Égypte" va paraître le 21 avril 1802 [= 1er floréal an X] et son succès va être immédiat. L'ouvrage connut pas moins d'une quarantaine d'éditions, et l'on en fit même des adaptations et des traductions, notamment en anglais et en allemand. 
Diffusé dans tous les cercles cultivés de la France de l'époque, il fut à l'origine d'une nouvelle passion, celle de l'égyptologie, qui, une vingtaine d'années plus tard, allait conquérir ses lettres de noblesse grâce à la magistrale découverte de J.-F. Champollion. Sans doute annonça-t-il aussi, par la richesse exotique de sa documentation, la naissance d'un style nouveau et officiel : celui du "Retour d'Égypte", où l'Antiquité, exaltée et promue au rang de mode nationale, devint dans le même temps une sorte d'alibi pour voiler l'échec militaire de l'Expédition. 
Finalement, sans se mesurer aux travaux rédigés et publiés dans la "Description de l'Égypte" par les savants de la Commission des Sciences et des Arts, mais sans non plus se réduire à un simple récit de voyageur, l'ouvrage de Denon, plein de verve et d'instruction, a su susciter, en son temps et même au-delà, un extraordinaire et durable engouement. Cet intérêt comme cet enthousiasme pour le "Voyage dans la Basse et la Haute Égypte" contribuèrent, à n'en point douter, à la résurrection de la vieille civilisation pharaonique, dont on n'attendait plus maintenant qu'une seule chose : pouvoir en déchiffrer ses mystérieux hiéroglyphes ! 
Quelques-unes des planches de Vivant Denon

La belle réédition qui paraît en 2016 aux éditions Link Press du Caire (Dar el-Kûtub, dépôt légal 23257), comprend une introduction illustrée de Christian Leblanc et les 109 planches de l'édition de 1809. 

Propos recueillis par marie grillot

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