vendredi 2 décembre 2016

L'émeraude en Égypte : des filons de la mine aux créations des joailliers


"Aucune pierre n'a été plus vantée et plus recherchée des anciens que l'émeraude", lit-on dans "La Description de l’Égypte", tome 21. Appréciée pour : "l'agrément de sa couleur et la beauté de son éclat", cette gemme était utilisée au Caire, précise la même source, pour l’ornementation des bijoux, des meubles, des armes... Elle était souvent : "montée en bagues sur lesquelles on a gravé des versets du Qorân".

À quelle époque l’émeraude a-t-elle eu la faveur des joailliers égyptiens ? Depuis quand a-t-elle été prospectée et exploitée dans les mines des pharaons ? Les périodes sont sujettes à diverses appréciations : de 3000 à 1500 av. J.-C. ? depuis le Moyen Empire ? des périodes romaine et byzantine jusqu'au VIe siècle ap. J.C. ? depuis les Ptolémées : "jusqu'à environ 1237 ap. J.-C. sous le règne du sultan al-Kâmil" ? Selon l’égyptologue Christina Karlshausen, attachée à l'Université Catholique de Louvain (Belgique) : "c’est surtout à l'époque romaine qu'elle est fréquente dans la bijouterie". 

Dans quel "contexte" cette pierre était-elle utilisée ? Christina Karlshausen poursuit : "Il est possible qu'en Égypte, l'émeraude à cette époque romaine porte la même connotation que toutes les pierres vertes dans la joaillerie et les amulettes. Vert en égyptien, qui s'inscrit par une tige de papyrus en hiéroglyphe, se dit 'ouadj', qui signifie aussi verdoyant, vigoureux. La couleur verte est donc associée à l'idée de croissance des plantes et par extension, elle favorise la vigueur et la renaissance du défunt. Il y a pas mal d'émeraudes représentées sur les portraits du Fayoum et il n'est pas impossible qu'on retrouve ici, en contexte funéraire, cette idée égyptienne de renaissance, de renouveau, associée à la couleur verte."

Quelle que soit l’interprétation donnée à la symbolique de cette gemme, l’unanimité semble de mise lorsqu’il est question de la fin de l’exploitation à grande échelle des mines égyptiennes d’émeraudes. Cette fin - au XVI siècle - correspond, avec la découverte du Nouveau Monde, à l’apparition sur les marchés d’Europe, du Moyen-Orient et d’Inde, des émeraudes colombiennes, de meilleure qualité et d’un moindre coût.

Une précision s’impose ici : bien que le mot "émeraude" soit parfois compris comme : "un terme générique qui semble s'appliquer à un grand nombre de pierres affectant la couleur verte ou bleu verdâtre" (par exemple : le péridot), il ne sera question ici que de la variété de béryl vert transparent, décliné selon ses quatre espèces : le dabbâni, le rihani, le selongi et le sabouni. La plus belle et la plus estimée des Égyptiens était le dabbâni, à la couleur inaltérable, même si, note "La Description d’Égypte", parmi les pierres incrustées, il était fréquent d’en trouver :  "de couleur terne, fendillées et remplies de nuages et de glaces qui leur ôtent presque tout leur prix", à tel point que l'émeraude était alors remplacée : "par d'autres pierres sans valeur, de couleur verte, ou par des pâtes ou des verres qui imitent cette gemme". 

Contrairement à ces imprécisions ou variantes d’interprétation, la localisation des principales mines d’émeraudes égyptiennes converge vers une même contrée : le sud du désert oriental, dans les environs de la ville portuaire de Bérénice. Les implantations minières étaient situées à Ouadi Sikait (le "Mons Smaragdus" des Romains, ou "montagne d’émeraude"), Zabara, Nugrus…

Faisant suite au total oubli dans lequel sont tombés ces gisements d’émeraudes au XVIe siècle, des tentatives modernes de les retrouver commenceront à voir le jour quelque deux siècles plus tard. James Bruce, tout d’abord, entreprend les premières recherches en 1769. Mal renseigné par ses guides, il frète le meilleur vaisseau qu’il trouve dans le port de Cosséir, pour faire voile : "avec un vent de nord-est" et débarque dans une île : "à environ trois milles du rivage, de forme ovale, et s'élevant tout à coup vers le milieu. On la nomme dans le langage du pays Jibbel-Siberget ; ce que nous rendons par montagne des Émeraudes." Il y découvre en réalité des mines de péridots, nullement d’émeraudes !

En 1800, un rapport publié par une Mission française confond également les gisements d'émeraudes et ceux de péridots. Ladite mission n'a d'ailleurs jamais visité les mines de Jibbel-Siberget (Zeberguet), ni celles de Sikait, Nugrus ou Zabara. 

Il revient à l’explorateur français Frédéric Cailliaud de trouver "le bon filon". Au cours d’une première expédition à Zabara, en novembre 1816, il découvre plusieurs mines d’émeraudes, collecte des échantillons et se rend au Caire pour se faire présenter à Méhémet Ali, avec sa précieuse trouvaille. Le vice-roi d’Égypte lui confie alors l’organisation d’une expédition. En novembre 1817, Cailliaud retourne ainsi à Zabara, à la tête d’une véritable caravane, composée de 60 mineurs albanais, de 120 chameaux, de 50 chameliers et d’un matériel considérable. Sur place, il est surpris par la nature du sol : "percé de trous comme une écumoire" où : "on trouve l'émeraude dans des filons de schiste argileux micacé, et des couches de mica noir. Elle se trouve aussi dans les cavités accidentelles de plusieurs granits. Les plus limpides se trouvent dans le quartz hyalin…"

L’exploration est malheureusement contrariée par le manque d’eau. Cailliaud est contraint de se replier vers une zone plus clémente, en bordure du Nil. Dans ses bagages : 10 livres d’émeraudes !

En 1891, l’officier anglais Ernest Ayscoghe Floyer est chargé par le khédive Ismaïl Pacha d’une mission spéciale pour aller inspecter les anciennes mines. Il se rend à Sikait et Zabarah. 

L’un des ouvriers de l’expédition, descendu dans une des anciennes cavités, en remonte un couffin rempli d'émeraudes, abandonné sur place au moment de la cessation des travaux. Ces gemmes sont soumises à l'examen de bijoutiers londoniens réputés, Streeter & Cie, qui, convaincus de leur valeur, obtiennent du gouvernement égyptien une vaste concession comprenant la totalité du district minier. 

Vers la fin 1899, une expédition anglaise se rend à Sikait, Zabara et Nugrus. Elle passe trois mois sur les lieux, établit un rapport très favorable, mais ne fait : "aucun travail appréciable" et se voit retirer ses droits de concession, le gouvernement égyptien ayant édité une nouvelle réglementation minière.

Depuis lors, deux autres concessions sont accordées : l’une, en 1909, à Ibrahim Ansara, sur le site de Sikait, et une autre à M. Mack, sur les sites d’Um Gamil et El-Arnab. En janvier 1912, la "Revue de la Société khédiviale" établit le constat suivant : "Nous possédons fort peu de détails sur les résultats des recherches effectuées par ces deux concessionnaires, mais nous avons des raisons de croire qu'aucun effort sérieux n'a été tenté en vue d'une exploitation régulière et l'on peut dire que ces gisements sont actuellement disponibles."

Ce maigre entrain et, sans doute surtout, la concurrence étrangère ont alors pour conséquence un abandon de l’exploitation. Sauf erreur ou mauvaise information de notre part, il ne semble pas que cette exploitation soit à nouveau d’actualité. L’émeraude n’a toutefois rien perdu de la fascination qu’elle exerçait sur les Égyptiens de l’antiquité. Certes, son pouvoir mystérieux et ses vertus thérapeutiques (par exemple contre les morsures de serpents ou l’épilepsie) sont rangés au rayon des affabulations, mais ses : "qualités apparentes intrinsèques" continuent de charmer les regards, comme elles séduisaient la belle Cléopâtre qui, semble-t-il, avait pour l’émeraude un attrait particulier (à tel point que certaines mines d’émeraudes ont - abusivement - porté son nom !).

Pline l’Ancien ne détient-il pas la vérité de cet engouement ? "Il n'est pas de couleur qui soit plus agréable, écrit-il dans son "Histoire naturelle". Nous contemplons avec ravissement le vert des prairies, le vert naissant des feuillages, mais le vert de l'émeraude enchante encore plus nos regards. Aucun autre vert ne lui peut être comparé ; lui seul satisfait l'œil sans jamais le rassasier."

Marc Chartier

sources :
"L'Égypte contemporaine. Revue de la Société khédiviale", janvier 1912
"Frédéric Cailliaud de Nantes, voyageur, antiquaire, naturaliste", par le baron de Girardot
Description de l'Egypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Egypte pendant l'expédition de l'armée française. Tome 21
"Emerald In Ancient Egypt
Voyage à l'Oasis de Thèbes et dans les déserts situés à l'Orient et à l'Occident de la Thébaïde fait pendant les années 1815, 1816, 1817 et 1818, par M. Frédéric Caillaud
"Le secret des émeraudes anciennes dévoilé" (CNRS/IRD)



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