mardi 22 novembre 2016

Laurent Coulon présente l'ouvrage "La Cachette de Karnak - Nouvelles perspectives sur les découvertes de Georges Legrain"

à droite : Laurent Coulon, à Deir Chelouit © DD

Laurent Coulon est directeur d'études à l'EPHE - École Pratique des Hautes Études - Sciences Religieuses. Auteur de nombreuses études, il a coordonné la publication d'un ouvrage qui vient de paraître : "La Cachette de Karnak - Nouvelles perspectives sur les découvertes de Georges Legrain" (1). Cette somme, de plus de 600 pages, qui réunit "vingt-quatre contributions de spécialistes internationaux", est coéditée par le ministère des Antiquités égyptien et l'Institut Français d'Archéologie Orientale.

La découverte de la Cachette de Karnak est l'une des plus belles et des plus riches du début du XXe siècle. On la doit à un égyptologue français, Georges Legrain, fils d'un ouvrier typographe parisien, ami du peintre Jean-Léon Gérôme, qui arrive en Égypte en 1892 en tant que membre de l'École du Caire. C'est en 1895 que Jacques de Morgan, directeur du service des Antiquités à l'époque, le nomme à la "Direction des travaux de Karnak". Quelques années plus tard - en 1901 précisément - Gaston Maspero, qui est de retour à la tête du service, lui donne la consigne de "fouiller un endroit mal connu du temple, de préférence aux alentours du lac sacré". 

Georges Legrain opte alors pour la cour du septième pylône. Et c'est le 26 décembre 1903 qu'après avoir mis au jour de nombreux blocs datant du Moyen et du Nouvel Empire, il découvre, en soulevant une stèle de Séthy Ier, un incroyable dépôt de statues.

Nous remercions très sincèrement Laurent Coulon qui, malgré un emploi du temps très chargé, a accepté de répondre à nos questions.

*****

Égypte actualités : De cette fosse profonde de 10 à 15 mètres, seront extraits "près de 800 statues et 17000 bronzes". Maspero tient même à préciser "huit cents statues : c'est un compte rond, et je crois qu'entre statues, statuettes et fragments, il y en a environ sept cent cinquante". Comment expliquer un tel dépôt ? Les statues ont-elles été, comme on le lit, "volontairement enterrées et recouvertes dans les temps anciens" ? Et si oui, pourquoi ?

Laurent Coulon : Le fait que cette "cachette" constitue un dépôt volontaire et particulièrement soigné ne fait pas de doute. Le premier objet découvert par Legrain, la stèle de Séthy Ier, était disposé à plat au-dessus de la partie supérieure de l'empilement des statues, de sorte qu'il servait de “couvercle” à l'ensemble. La fouille menée dans des conditions difficiles, du fait des infiltrations d'eau, n'a pas permis d'observer la position précise de chaque monument dans la fosse, mais il est évident qu'il y avait des groupes d'objets soigneusement disposés les uns à côté des autres, reproduisant notamment des associations qui existaient initialement au sein des différents espaces du temple. Les regroupements se sont faits aussi parfois sur des critères de matière : dans la partie nord du temple, à dix mètres en dessous du niveau du sol, Legrain découvrit “un véritable banc de meubles et de statues en bois, une dizaine de mètres cubes environ”... des centaines d'objets en bois qu'il n'a malheureusement pas été possible de conserver. Par ailleurs, la Cachette de Karnak, même si elle est d'une ampleur exceptionnelle, n'est pas le seul dépôt volontaire de ce type, car de nombreuses caches avec des caractéristiques semblables ont été retrouvées en Égypte, par exemple dans le temple de Louxor, et au Soudan.

ÉA : Arrive-t-on à dater la période pendant laquelle ce dépôt a été utilisé ?

LC : L'hypothèse de Georges Legrain qui situait la date de l'enfouissement des statues à la fin de l'époque ptolémaïque reste la plus crédible. Le réexamen approfondi des données disponibles qu'a mené Emmanuel Jambon montre que ce dépôt a eu lieu en une seule opération et non à différentes époques, car des statues des derniers siècles avant notre ère ont été trouvées au plus profond de la fosse, alors que certaines beaucoup plus anciennes, du Moyen et du Nouvel Empire, se trouvaient dans les strates supérieures. La raison d'être de cet enfouissement massif reste, lui, sujet à débat ; il ne peut pour l'instant être relié à aucun événement précis.

ÉA : Parmi toutes ces statues, quelle est celle qui vous paraît la plus belle, dont l’art est le plus "abouti" ? Quelle est celle qui est la plus porteuse de sens ? Et celle qui apprend le plus au niveau historique ?
à gauche : la statue de Thoutmosis III. Louxor, Musée égyptien J2, d'après G. Legrain, Statues et statuettes de rois et de particuliers I. Catalogue général des antiquités égyptiennes du Musée du Caire, 1906, pl. 29.
à droite : Statue de Nespaqachouty, époque saïte. Caire CG 48634. © A. Lecler / IFAO.

LC : Je suis toujours fasciné par la perfection artistique de la célèbre statue de Thoutmosis III, superbement exposée au Musée du Louxor, mais la statue en scribe de Nespaqachouty est aussi un chef-d'œuvre absolu de la renaissance saïte.
Sphinx de Ramsès II, présentant un vase criocéphale. Caire JE 36811. © A. Lecler, Ihab Mohammad Ibrahim / IFAO

Une des plus expressives parmi les statues royales serait celle de Ramsès II en sphinx tenant un vase coiffé d'une tête de bélier, car elle est représentative de la fonction de ces statues : elle se présente comme un monument de commémoration et d'auto-glorification, mais elle participe aussi aux rituels destinés au dieu Amon.

Parce qu'elles sont pour la plupart inscrites au nom de leur propriétaire, les statues sont en elles-mêmes des témoignages historiques, et certaines nous font connaître des souverains très peu documentés par ailleurs ; mais peu évoquent des événements historiques à proprement parler.
Stèle de l'adoption de la divine adoratrice Ânkhnesneferibrê. Caire JE 36907. © CLES / IFAO

Néanmoins, il ne faut pas oublier que des stèles étaient aussi mêlées aux statues dans la Cachette, et, parmi celles-ci, la stèle de l'adoption de la divine adoratrice Ankhnesneferibrê  peut être comptée au rang des documents historiques majeurs : l'inscription raconte comment la fille du pharaon Psammétique II a franchi les différentes étapes qui l'ont menée au statut d'épouse divine d'Amon sous les règnes d'Apriès et d'Amasis.

ÉA : L'étude de ces statues livre-t-elle d'importantes informations sur la façon dont le culte était pratiqué au sein des temples de Karnak ? Sur les évolutions qu'il a connues ?

LC : La très grande majorité des statues découvertes appartenaient à des prêtres actifs dans le sanctuaire de Karnak, avec ses multiples temples et chapelles. Grâce aux titulatures de ces prêtres, détaillant les cultes dont ils étaient responsables et leur position dans leur hiérarchie sacerdotale, nous avons une vision assez précise de l'organisation du clergé aux différentes époques. Je me suis particulièrement intéressé aux prêtres d'Osiris, en relation avec la nécropole divine et les chapelles osiriennes qui se sont développées en périphérie de Karnak au Ier millénaire avant J.-C. Grâce aux effigies issues de la Cachette, nous connaissons la personnalité de ceux qui furent chargés d'accomplir les cérémonies du mois de Khoïak, de fabriquer les figurines du dieu dans la “maison de Chentayt” avant qu'elles soient, l'année suivante, enterrées dans les catacombes osiriennes au nord-est du temple d'Amon. Sans l'apport de cette documentation, nous connaîtrions la vie des temples essentiellement par les parois décorées de ceux-ci, qui n'évoquent que très rarement les aspects concrets du culte.

ÉA : Et de même, offrent-elles de grands enseignements sur l'évolution de l'art égyptien ?

LC : La Cachette de Karnak offre un échantillon très représentatif de la production artistique égyptienne entre le Moyen Empire et la fin de l'époque ptolémaïque. L'évolution de la statuaire peut se lire à travers ce corpus : le succès de certains types, en premier lieu celui de la statue-cube (plus d'un tiers des statues retrouvées !), la créativité de certaines périodes, avec les innovations apportées par certains grands personnages tels Senenmout, les avatars de la “tendance archaïsante” à plusieurs périodes du Ier millénaire avant J.-C… et, en négatif, certaines interruptions, comme sous la XXIe dynastie, qui n'a livré aucune statue originale.

ÉA : Est-ce que, lors de la découverte, toutes les statues ont été soigneusement référencées ? 
D'autre part, Georges Legrain était un excellent photographe. Disposez-vous de documents 'visuels' de la découverte et de l'état dans lequel les statues sont apparues ?

Fouilles de la Cachette en 1904, au moment de la découverte de la statue de Nespaqachouty. © Archives Lacau, Centre Wl. Golenischeff, EPHE

LC : Depuis son arrivée à Karnak, en 1895, Georges Legrain tenait un journal de fouilles et, à partir de 1903, il y enregistra les statues et différents objets qu'il découvrait en leur attribuant à chacun un numéro (connu comme le numéro "K"). Les cahiers de Legrain, longtemps introuvables, sont réapparus tout récemment grâce à des collectionneurs qui en ont fait don au Musée du Louvre en 2015. Ce fut une immense joie et un apport inestimable que de pouvoir connaître l'inventaire établi de la main de l'archéologue. Malheureusement, une partie des cahiers manque encore… Pour ce qui est des nombreuses photographies prises par G. Legrain, elles nous sont accessibles grâce au travail de collecte réalisé par Michel Azim et Gérard Réveillac qui a débouché sur la publication de l'ouvrage "Karnak dans l'objectif de Georges Legrain" en 2004. Legrain photographia surtout les statues sorties de la Cachette, peu la fouille elle-même. Heureusement, nous disposons également de photos prises par ses collègues, mais aussi par des touristes ayant voulu conserver des souvenirs du chantier que Legrain leur avait fait visiter. L'un des articles du volume “La Cachette de Karnak” qui vient de sortir est d'ailleurs consacré au témoignage livré par le journal de voyage de Lady William Cecil qui visita Karnak le 21 janvier 1904, au moment où Legrain mettait au jour plusieurs statues. Les photographies qui accompagnent ce journal offrent des vues exceptionnelles de la fouille et de statues découvertes ce jour-là.

ÉA : Vous avez, avec vos collaborateurs, consacré de nombreuses années à travailler à la mise en ligne de la base de données de l'ensemble des objets trouvés. Un travail collectif et… colossal ?

LC : Créer un outil en ligne, accessible à tous, sur la Cachette de Karnak, c'était d'abord vouloir combler le manque ressenti quand j'ai commencé à travailler sur les cultes et le clergé thébains : une très grande partie de la documentation était inédite, et les statues comme leurs publications extrêmement dispersées. Dans une première phase du travail, nous avons pu nous appuyer sur le fabuleux “Corpus of Late Egyptian Sculpture”, un fichier extrêmement riche sur la statuaire tardive constitué entre les années 1950 et les années 1990 par B.V. Bothmer, avec l'aide d'H. De Meulenaere. La collaboration du Brooklyn Museum, qui nous a laissé scanner et diffuser cette documentation, a été décisive, puisque nous disposions dès le début du projet de près de 4000 photos et des fiches associées. Dans une deuxième phase, nous avons établi avec le ministère des Antiquités de l'Égypte une convention pour compléter cette documentation au Musée égyptien du Caire, notamment pour de nombreuses pièces conservées au sous-sol, qui n'avaient jamais été photographiées. Avec mes collègues, Emmanuel Jambon et Frédéric Payraudeau, ainsi que le service photographique de l'IFAO dirigé alors par Alain Lecler, nous avons entrepris ce long mais passionnant travail dans les diverses salles et réserves du musée, en photographiant au total près de 400 objets entre 2008 et 2010. Plus récemment, notre collègue Hassan Selim, professeur à l'université d'Ain Shams et chercheur associé à l'IFAO, a encore découvert une caisse en bois conservée dans les sous-sols du musée, remplie de nombreux fragments statuaires  : ils avaient probablement été rassemblés par G. Legrain dans l'espoir de faire des raccords avec des pièces trouvées précédemment. Le fait que notre base de données en ligne puisse être mise à jour régulièrement permet d'ajouter ces nouveaux objets au corpus de la Cachette, qui n'est pas encore clos !

ÉA : Les plus grands égyptologues contemporains ont participé à cet ouvrage que vous avez coordonné. A-t-il été facile de réunir leurs contributions ? Et, quelles sont - en quelques mots - les "nouvelles perspectives" ouvertes ?
LC : La Cachette de Karnak est, en elle-même et par les objets fascinants qu'elle a livrés, un sujet passionnant, d'une richesse incroyable, et il n'a pas été difficile de convaincre les spécialistes internationaux de participer à cet ouvrage ; je pense qu'ils se sont montrés aussi reconnaissants du fait que le projet Cachette de Karnak leur ait offert l'accès à une documentation vaste, qui pouvait compléter leurs propres données. 
Quant aux nouvelles perspectives ouvertes, elles sont multiples. D'abord, s'agissant des aspects archéologiques de la Cachette, la vision beaucoup plus précise que l'on peut avoir désormais de la composition du dépôt, de la chronologie de la fouille comme des pratiques égyptiennes d'enfouissement rituel permet de mieux comprendre sa nature comme d'écarter certaines hypothèses sur des bases solides. 
Pour ce qui est des statues et des divers objets qui la composaient, le fait de pouvoir disposer d'une vision complète du corpus est un atout considérable, par exemple pour reconstituer la généalogie de familles de prêtres ayant laissé leurs effigies à Karnak sur plusieurs générations. Comme Herman De Meulenaere se plaisait à le répéter, il n'est que de peu d'intérêt de publier une statue pour elle-même, sans la replacer dans son contexte, sans mettre en évidence les liens qu'elle entretient avec d'autres monuments ni dégager son originalité et sa singularité. Les études réunies dans le volume co-édité par l'IFAO et le ministère des Antiquités de l'Égypte montrent à quel point cette remise en contexte des objets est essentielle à leur compréhension.

Propos recueillis par marie grillot

1. "La Cachette de Karnak - Nouvelles perspectives sur les découvertes de Georges Legrain", IFAO, 2016, 616 pages

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire