“'L’horizon du ciel' : c’est ainsi qu’on appelait l’un des monuments les plus saints de Karnak, le secteur sacré de la 'Maison d’Amon' dans lequel était introduits Pharaon, prophètes (prêtres du clergé supérieur), et vizirs le jour de leur “initiation”.
L’Akh menou, avec sa salle à nefs de cathédrale de 40 mètres de long, est encore très bien conservé, entièrement décoré et polychrome. Touthmôsis III le conçut pour célébrer son heb-sed, cérémonie de régénération du pouvoir royal. Ses forces, sa vitalité (et donc, son pouvoir) déclinant après trente ans de règne, Pharaon se préparait à rencontrer le Divin dans ce 'Monument lumineux' où son énergie serait renforcée. Cet édifice abritait ainsi un rituel initiatique autour de la 'création perpétuelle', idée renforcée par les décors naturalistes du 'Jardin botanique', qui, même si les décors en sont très dégradés, représentent plus de 400 espèces de faune et de flore.
Ce splendide bâtiment et ses multiples chapelles-magasins (où l'on entreposait tout ce qui était nécessaire à la célébration de la fête de la régénération) forme un ensemble chatoyant et… ombragé, car il a conservé son plafond. Loin du tumulte des visites, on y est plongé dans un calme que seul rompt le pépiement des oiseaux qui nichent dans les alvéoles des murs. On ôte son chapeau et on s’assied sur une pierre plate, entouré de piliers. Les deux rangées de dix colonnes éclatent de teintes encore vives : polyphonie de bleus, de l’azur au lapis lazuli intense, vrai ocre jaune, rouge franc, vert Nil et jaune vif.
Au-dessus, le plafond constellé de jaune vous enveloppe comme une écharpe céleste, vous protège tel un dais tendu ; les hiéroglyphes peints sur les architraves où l’on distingue encore les traces d’un fabuleux bestiaire - abeille royale jaune vif , détails et couleurs d’un faucon bien préservés - bruissent de concert. Dans ce lieu de l’insondable mystère divin où sa vitalité était rendue au roi d’Égypte, on sent plus qu’ailleurs la pulsation vivante d’un sang jamais tari, bouillonnant dans les veines du Domaine d’Amon.
Les moines coptes, au IVe siècle, y installèrent une église - la nef s’y prêtait si bien. Sur un pilier, une petite croix a été gravée, juste à côté du hiéroglyphe neter, le dieu… troublante proximité et épaisseur du temps que l’on éprouve ici, partout.
Sur les piliers, des scènes tronquées où le roi fait face aux dieux et aux déesses se déclinent en postures symboliques et énergétiques : Amon ou Horus approche une croix ansée à ses narines, lui conférant le souffle de vie, et plus encore, l’Esprit, que l’hébreu traduit par ruah. Ici, la belle Hathor soutient son coude et pose sa main sur son épaule ; là, Khonsou à la boucle de jeunesse, dans sa gangue momiforme, l’étreint de tout son corps, ses bras passés autour de sa taille. Plus loin, Amon tient une main derrière sa nuque en un geste qui fait penser à une protection, ou à une passe magnétique.
Au-dessus d’une porte, Touthmôsis III fait offrande à Amon et à Amon-Min dont les chairs bleues contrastent avec l’ocre chaud du grès. Symphonie de couleurs, répétition des rites et des offrandes qui, à leur seule vue, redonnent de l’énergie comme si elle avait été engrammée dans l’Akh-menou pour les siècles des siècles.
Car, à l’image d’autres constructions de l’Égypte ancienne, il est bien davantage qu’un 'monument' architectural dont le monde peut s’enorgueillir. Les Anciens tenaient que l’Akh-menou représentait “le ciel d’Amon sur terre”, en d’autres termes, l’empyrée des dieux, tenu soigneusement à l’écart du monde profane. Le lieu où s’accomplissaient les seuls rites capables de maintenir l’ordre cosmique. Et où les dieux de l’Ennéade réunis autour du démiurge accréditaient Touthmôsis III comme l’ 'Horus des vivants' qui pouvait (lui ou le prêtre du clergé supérieur qui le représentait) chaque jour “faire monter Maât à Son Maître”, assurant la cohésion social et temporel, créant solidarité, harmonie, paix, stabilité continuité et préservation.
Pénétrer dans l’univers des dieux revenait alors à recevoir une illumination, à accomplir une transmutation. À quitter le monde phénoménal avec ses limites et ses illusions et se transformer en un être lumineux, 'brillant' (akh) tel un astre, sans attendre la grande initiation finale, la transfiguration qui suit la mort.
C’était aussi pour le roi, le devoir d’être 'utile' et 'efficace' pour chaque homme afin que perdure le cycle du temps.
Parcourir en pleine conscience l’Akh-menou comporte une dimension initiatique et de régénération car c’est dans ce but que ce lieu d’exception avait été conçu. Cet 'élan au-delà de nous' se manifeste parfois dans le secteur le plus sacré du temple, que nous sommes aujourd’hui autorisés à fouler. 'Horizon du ciel' véritable, habité par les seuls dieux et déesses.
Semper vivens dans le sanctuaire de mon cœur."
Florence Quentin, Karnak, Le Domaine de l’Inconnaissable, pages 145 à 147,
extrait de Vivante Égypte, de Gizeh à Philae, éditions DDB, 2015
Prix 2016 Écritures et Spiritualités
Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteure
http://www.florence-quentin.fr/wordpress/
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Une journée en Égypte avec… Khaled Osman
View-of-the-nile-river-cairo-egypt - cliché walter-bibikow |
"Pour la première fois depuis son arrivée, il rit de bon cœur.
Disneyland? Le Caire, cette ville de chair et de sang, parcourue par un trafic émotionnel intense, avec ses odeurs et ses relents, ses bruits et ses silences, ses ruelles où chaque jour des gens s’aimaient ou se déchiraient, étalaient un luxe tapageur ou au contraire luttaient pour leur survie, était tout le contraire de l’idéalisme aseptisé et asexué du monde de Mickey.
Il revint à l’observation du monde extérieur. Comme à chacun de ses retours, il était frappé par la vitalité de ces gens qui frayaient leur chemin dans l’existence en trouvant encore le moyen de se plier à tout un ensemble de valeurs. Finalement, c’est un peu pour ça qu’il avait décidé ce voyage, et ce qu’il voyait défiler à travers la fenêtre le confortait dans la justesse de son choix. La vie en Europe l’avait épuisé, il en avait assez de voir ces vies réglées au millimètre, ces agendas planifiés pour les vingt-quatre mois à venir, les plaintes continuelles des nantis qui criaient misère à la moindre remise en cause d’un de leurs privilèges. Il avait éprouvé un besoin impérieux de revenir à la simplicité, aux verres de thé sirotés entre amis, aux promenades sur la corniche du Nil, à l’imprévoyance et au fatalisme."
(extrait de Le Caire à corps perdu, Vents d’ailleurs, 2011, reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur)
Site internet de l’auteur : http://khaledosman.fr/
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Une journée en Égypte avec… Joseph Agoub (Égyptien, poète, professeur de langue arabe : 1795-1832)
Kiosque de Kertassi |
"Quand un peuple crée une architecture, il y laisse l'empreinte de son caractère : celle des Égyptiens était grave comme leurs moeurs ; le style en était simple mais imposant, austère mais sublime. Les Grecs ne virent dans l'architecture que l'art d'élever des temples aux dieux et des palais aux rois ; à ce but général et apparent, l'architecture égyptienne en joignait un autre qui lui était propre : les monuments devaient recevoir, sur toutes leur faces, des sculptures religieuses et de grandes pages hiéroglyphiques.
Les Grecs appliquèrent donc toute leur étude à l'élégance ingénieuse des formes, à l'harmonie des proportions, à la grâce et à la légèreté de la perspective : ils n'aspiraient qu'au perfectionnement de l'art en lui-même. Instituée pour des fins autrement importantes, l'architecture égyptienne s'était choisi un style et des proportions analogues à sa tendance favorite : il n'y avait là ni frontons, ni dômes, ni arcades ; toutes les lignes étaient droites, toutes les surfaces planes, toutes les formes quadrangulaires : partout des angles, nulle part des convexités. Les dimensions extraordinaires adoptées par les Égyptiens avaient surtout un double résultat : plus l'échelle était grande et plus le monument devait être durable, plus il offrait d'espace aux bas-reliefs.
Dans l'architecture des Grecs, la décoration d'un édifice n'avait en vue que l'ornement ; dans celle des Égyptiens, l'ornement était subordonné à l'utilité. Chez les premiers, la sculpture devint un art séparé qui eut ses règles et sa théorie ; chez les seconds, cet art n'avait jamais été qu'un auxiliaire de l'architecture : ce qui fut un but pour les uns n'avait été qu'un instrument pour les autres.
Les Grecs, en un mot, ne voyaient dans leurs édifices que des édifices ; les constructions égyptiennes étaient en même temps les archives littéraires de la nation : c'était une immense bibliothèque monumentale dont les feuillets, épars sur les bords du Nil, devaient être éternellement exposés aux regards de la multitude.
Le mérite de l'architecture grecque était perdu pour la masse des citoyens ; il n'y avait que les artistes et les hommes de goût qui fussent appelés à le comprendre et à le sentir. Les impressions de l'architecture égyptienne n'étaient étrangères à aucune classe, à aucun âge, à aucun sexe. La grandeur d'un édifice agit également sur toutes les intelligences ; la correction et la grâce ne frappent que des yeux exercés ; leur charme échappe aux regards vulgaires. L'aspect d'un monument grec nous séduit, nous captive, nous attache ; il y a presque de l'amour dans notre admiration. Devant un temple égyptien, on se tait et l'on médite ; et dans cette admiration muette et profonde, il y a quelque chose qui ressemble à de l'effroi.
L'architecture des Grecs est toute poétique ; celle des Égyptiens toute religieuse. L'une parle à notre esprit, à notre coeur, je dirai presque à nos sens ; l'autre, plus sévère, s'adresse à notre raison. Dans la première, nous reconnaissons le type du beau ; la seconde nous familiarise avec l'idée de l'infini ; elle nous entretient de l'éternité.”
(extrait de Discours historique sur l'Égypte, 1823)
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