En 1860, Auguste Mariette, qui a été nommé "Mamour" (directeur des antiquités égyptiennes) deux ans auparavant, fouille à Saqqarah. Il présente ainsi le site : "La plus ancienne, la plus étendue, la plus importante des nécropoles de Memphis est celle à laquelle le village de Saqqarah a donné son nom. La nécropole de Saqqarah, située en plein sable juste au point où le désert commence et où les terres cultivées finissent, est un plateau sablonneux qui domine d'une quarantaine de mètres la plaine verdoyante étendue à ses pieds. C'est au sommet de la plaine qu'on trouve la nécropole…"
Et, se "projetant" dans le passé, il imagine son apparence d'alors : "La nécropole de Saqqarah devait être autrefois comme toutes les nécropoles égyptiennes une véritable ville des morts. Douze pyramides s'y dressaient. Elle avait ses rues bordées de tombes monumentales, ses quartiers, ses carrefours, ses places, …"
Il y mettra au jour un nombre important de tombeaux et mastabas qu'il recensera, plus tard, avec Gaston Mapero, dans l'ouvrage "Les Mastabas de l'ancien empire" publié en 1889.
Parmi ceux-ci se trouve le mastaba référencé C 8 (la lettre C correspond à ceux de la deuxième moitié de la Ve dynastie) qui a été découvert près de la pyramide d'Ouserkaf.
Il appartenait, selon le retranscription de Mariette, à Khou-hotep-her (Ka-âper-Kaaper), un haut fonctionnaire, prêtre en chef. Il était chargé de réciter les prières pour les défunts dans les temples et chapelles mortuaires où il a officié durant la Ve dynastie (2465 - 2458 av. J.-C).
Sa demeure d'éternité s'avéra receler plusieurs statues, dont l'une sera considérée parmi les plus expressives et les plus réalistes de l'Ancien Empire…
"C'est au fond de la niche B appartenant à la petite chambre, qu'a été trouvée la précieuse statue en bois... La tête, le torse, le bâton même étaient intacts ; mais les jambes et le socle étaient irrémédiablement pourris, et la statue ne se tenait debout que par le sable qui la pressait de toute part" relate-t-il.
Lors de sa découverte les ouvriers de l'équipe de fouilles seront étonnés par sa ressemblance avec le "chef de leur village". Ils lui donneront alors le nom de "Cheikh el-beled" (traduction arabe) qui lui est resté attaché et sous lequel, certainement avec une pointe d'humour, Mariette l'enregistra dans son ouvrage…
A la Ve dynastie, la statuaire en bois n'en est qu'à ses débuts, mais l'artiste qui a façonné celle-ci a fait preuve d'un incroyable talent, allié à un sens du réalisme très prononcé.
Sculptée dans du bois de sycomore, cette statue d'1,12 m était à l'origine recouverte d'une "fine patine en stuc peint" aujourd'hui disparue.
Statue de Ka-âper (Kaaper) - Cheikh el-beled - bois de sycomore - Ancien Empire - Ve dynastie
découverte par Auguste Mariette, en 1860, à Saqqara, dans le mastaba C8
Musée égyptien du Caire - CG 34
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Ka-âper nous apparaît comme un homme d'action, volontaire, bien en chair, les joues pleines, le crâne rasé, le regard expressif. Il est dans l'attitude de la marche, pied gauche avancé. Le corps est d'une seule pièce et les bras ont été chevillés. "Le bras gauche est plié, la main refermée sur une longue canne (moderne) tandis que la main droite, placée comme le bras le long du corps, devait tenir un sceptre-sekhem, symbole d'autorité, maintenant disparu" précise Jean-Pierre Corteggiani dans "L'Egypte des pharaons au musée du Caire". Il n'est vêtu que d'un simple pagne, noué sur le devant. Les veines du bois donnent une consistance intéressante à la chair alors que les fentes verticales, comme des blessures, témoignent des stigmates du temps …
Dans son "Guide du visiteur au musée de Boulaq", Gaston Maspero en fait la description suivante : "Il est debout, le bâton à la main. Les jambes manquaient, il a fallu lui en rajouter, auxquelles on a laissé la couleur du bois nouveau. Les yeux sont rapportés, comme c'est le cas pour beaucoup de statues égyptiennes. Ils sont formés d'un morceau de quartz opaque, enchâssé de bronze pour simuler la paupière : un morceau de cristal transparent sert de prunelle, et un petit clou d'argent, fixé sous le cristal, produit la paillette lumineuse de l'œil vivant".
Statue de Ka-âper (Kaaper) - Cheikh el-beled - bois de sycomore - Ancien Empire - Ve dynastie découverte par Auguste Mariette, en 1860, à Saqqara, dans le mastaba C8
Musée égyptien du Caire - CG 34
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Dans leur "Catalogue officiel du Musée Egyptien du Caire", Mohamed Saleh et Hourig Sourouzian, estiment que : "La remarquable physionomie de Ka-âper reflète à merveille l'état et la réussite sociale d'un grand dignitaire bien portant et respectable".
Cependant, dans son ouvrage "Essais sur l'art l'égyptien", Maspero livre cette analyse "C'en est assez néanmoins de parcourir les salles de notre Musée pour nous convaincre que, si le Cheikh-el-beled, les Chephren, le couple princier de Meidoum, les Ranafir sont des portraits ressemblants, ce sont aussi des portraits idéalisés selon la formule dont nous avons constaté l'influence sur les monuments de la XIIe dynastie : tout ce que leurs modèles offraient de trop prononcé dans leur manière d'être a été affaibli, afin de leur donner la tenue sereine qui seyait au corps impérissable de si nobles et si discrètes personnes".
L'extraordinaire apparence de Cheikh el-beled l'amènera à vivre une aventure … extraordinaire elle aussi !
En 1867, Mariette est chargé de l'organisation du pavillon égyptien pour l'Exposition universelle à Paris : le Cheikh el-beled sera du voyage ! Il témoignera, avec d'autres statues, de la splendeur et de la diversité de l'art pharaonique.
Il sera admiré par des milliers de visiteurs … mais il souffrira grandement de ce séjour…
Statue de Ka-âper (Kaaper) - Cheikh el-beled - bois de sycomore - Ancien Empire - Ve dynastie
découverte par Auguste Mariette, en 1860, à Saqqara, dans le mastaba C8
Musée égyptien du Caire - CG 34
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En effet, lorsque Mariette l'examine à Boulaq, au retour de son séjour parisien, il est atterré ! Le "cheikh", au regard si vif, qu'il a arraché de son long sommeil dans un sombre mastaba de Saqqara, a été victime d'un moulage non autorisé ! "J'ai examiné soigneusement le monument, l'ai fait examiner par un mouleur allemand de profession du Caire, nous avons soumis les taches à la loupe, et nous avons acquis la conviction que tout au moins la tête a été moulée à Paris. Que ce soit en plâtre ou en gélatine, peu importe. Le mal principal vient de l'humidité qui a oxydé et continue encore à oxyder le bronze des yeux, et qui en a terni la transparence". Et le mal ne s'arrête pas là "La joue droite présente un trou : une pièce rapportée, aussi vieille que la statue, s'est détachée et a disparu. Le bras tendu - auquel manque la canne qui sera rajoutée plus tard - est cassé. La statue de bois qui dégageait une extraordinaire impression de vie par son réalisme, son harmonie, son équilibre, n'est plus qu'un objet privé d'âme."
Une restauration réussie effacera ces traumatismes et lui redonnera toute sa "personnalité"… C'est au musée du Caire que nous pouvons admirer ce "Cheikh el-beled" (CG 34), nous émerveiller de sa vigueur, de sa dignité … et de l'intensité de son regard …
sources :
Statue of Sheikh el-Balad Representing Ka-aper
https://www.globalegyptianmuseum.org/record.aspx?id=14910
https://egyptianmuseumcairo.eg/artefacts/statue-of-ka-aper/
Gaston Maspero, Guide du visiteur du musée de Boulaq, édition 1883, Typ. Adolphe Holzhausen, Vienne, 1883
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6305105w.texteImage
Auguste Mariette, Gaston Maspero, Les Mastabas de l'ancien empire, Paris, 1889
http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/mariette1889/0033?sid=02fcf46a77d8eaf4a9cd67e6974f1cc1
Ludwig Borchardt, Catalogue général des antiquités égyptiennes du musée du Caire - Statuen und Statuetten von Königen und Privatleuten im Museum von Kairo, Nr. 1-1294, Berlin Reichsdruckerei, 1911
https://archive.org/details/statuenundstatue53borc
Gaston Maspero, Essais sur l'art égyptien, E. Guilmoto Editeur, Paris, 1912?
https://archive.org/details/essaissurlartg00maspuoft
https://archive.org/stream/essaissurlartg00maspuoft/essaissurlartg00maspuoft_djvu.txt
Gaston Maspero, Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique. I, Librairie Hachette et Cie, Paris, 1895-1899
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6134639f/f8.item.r=beled.langFR
Auguste Mariette-Bey, Album du musée de Boulaq comprenant quarante planches, photographiées par MM. Delié et Béchard, Mourès, Le Caire, 1872
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8626090c/f138.image.r=auguste+mariette.langFR
Jean-Pierre Corteggiani, L'Egypte des pharaons au musée du Caire, Hachette Paris, 1986
Elisabeth David, Mariette Pacha 1821-1881, Pygmalion, 1994
Francesco Tiradritti, Trésors d'Egypte - Les merveilles du musée égyptien du Caire, Gründ, 1999
Mohamed Saleh, Hourig Sourouzian, Catalogue officiel du Musée Egyptien du Caire, Verlag Philippe von Zabern, 1997
Guide National Geographic, Les Trésors de l'Egypte ancienne au musée égyptien du Caire, 2004
Abeer El-Shahawy, The Egyptian Museum in Cairo, Matḥaf al-Miṣrī, American Univ in Cairo Press, 2005
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