Une journée en Égypte avec… Gilbert Sinoué
Avenue de Gezireh - Photo de Félix Bonfils |
"Je suis né d’une ville enceinte de lumière qu’un fleuve têtu traverse lentement. Je suis né entre deux rives, femelles engrossées, qui bataillent le désert depuis la nuit des temps.
C’est ici, par hasard, que la nature survit parmi les ombres vertes, vaguement disséminées. Par hasard aussi, que le vent ensemence les cités palmeraies. Je suis né d’un limon inséminé de tout ; d’un pays à l’été infini et qui n’en finit pas. Les dieux l’ont parcouru un soir d’il y a longtemps, signant au pied des dunes leurs gestes démesurés. Depuis lors, Horus, Harmakhis, Maat et les autres, sommeillent dans une vallée royale en allée du présent, tandis que leurs enfants, boueux, surnuméraires, cherchent désespérément le dernier lac sacré. C’est ici que tout se noue dans la sueur des mots, le croisement des regards, les langueurs anonymes. Ici que l’on apprend le vrai sens du mot destin, de l’écrit, du mektoub, l’autre pseudonyme de Dieu."
(extrait de "Les nuits du Caire", 2013)
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Une journée en Égypte avec… Robert Solé
"Les arbres généalogiques poussent parfois étrangement, comme s’ils étaient le fruit de nos passions. Moi qui n'ai pas la moindre ascendance française, j’avais presque fini par croire, sur les bancs de l’école au Caire, que mes ancêtres étaient gaulois. Aujourd’hui en Europe, je rencontre des Occidentaux tellement conquis par l’Egypte ancienne qu’ils ne sont pas loin de se reconnaître enfants des pharaons…
Ce qu’on appelle vulgairement l’égyptomanie n’est ni une maladie ni une mode, mais une attirance profonde qui peut aller jusqu’à la passion. Les Grecs et les Romains, déjà, y avaient succombé. La civilisation pharaonique n’a cessé depuis lors d’intriguer et de séduire, en raison de ses vestiges, ses momies, ses hiéroglyphes et tous ses mystères supposés. S’y ajoute la magie solaire du paysage, un prodigieux désert traversé par un jardin. Et comme l’Égypte est devenue l’un des phares de l’Orient musulman, un exotisme s’est ajouté à un autre, nourrissant un peu plus le rêve et les fantasmes.
Il y a plus d’une façon de tomber sous le charme de ce pays. Le coup de foudre m’était interdit. Né sur les bords du Nil, où j’ai vécu jusqu’à l’âge de dix-sept ans, je ne pouvais être de ceux que l’Égypte saisit brutalement et ensorcelle. C’est un amour d’enfance, même si je la vois avec d’autres yeux depuis nos retrouvailles, après une longue séparation.
Précisons. J’appartiens à une famille chrétienne, d’origine syro-libanaise, installée en Égypte depuis des générations. Une famille devenue égyptienne mais baignant dans le cosmopolitisme d’alors, cet univers sans frontières, plein de ferveur et d’insouciance, où des personnes d’appartenances différentes (musulmans, coptes, juifs, Arméniens, Grecs, Italiens, Français, Levantins…) avaient appris à vivre ensemble. Les turbulences de l’Histoire devaient les contraindre à tourner la page, parfois à quitter le pays. J’ai choisi pour ma part d’aller en France et de m’y intégrer, sans vouloir regarder en arrière.
C’est en recherchant les traces de ce passé pour écrire mon premier roman, 'Le Tarbouche',que j’ai commencé à prendre la mesure de l’Égypte. Elle ne m’a plus quitté. Pas à pas, je suis remonté dans le temps, découvrant successivement l’entre-deux guerres, la période khédiviale, Mohammed Ali, l’Expédition de Bonaparte, les mamelouks… pour arriver naturellement à l’Antiquité. Celle-ci, il faut bien le dire, ne m’avait guère intéressé jusque-là. Au Caire, nous avions les pyramides, et cela suffisait largement. Il ne nous venait pas à l’idée d’aller explorer les temples de Haute-Égypte : c’était une affaire de touristes. Nous regardions vers le nord, la Méditerranée.
Aujourd’hui, je ne me lasse pas de découvrir la civilisation pharaonique. Mais l’Égypte ne s’est pas arrêtée à Cléopâtre ! Il m’est impossible de séparer l’Antiquité de toutes les époques qui ont suivi - chacune passionnante à sa manière - et, bien sûr, du pays bien réel d’aujourd’hui.
Je me dis parfois que je ne connais pas ce pays. Mais qui peut prétendre le connaître ? On n’en a jamais fini avec l’Égypte. Elle est devenue pour moi un gigantesque puzzle, où chaque nouvelle pièce vient éclairer un peu plus une histoire de soixante siècles et une société de plus de soixante-dix millions d’habitants. (...)
'Qui aime bien…' Châtier n’est évidemment pas l’objectif d’un 'dictionnaire amoureux'. Mais comment ignorer le revers de la médaille ? Pourrais-je taire ce qui, à mes yeux, défigure, affaiblit ou déshonore ce pays d’où je viens ? Par amour pour l’Égypte et par respect pour les Égyptiens, les pages qui suivent ne seront pas toujours émerveillées. Elles aborderont aussi des sujets d’inquiétude, comme la dégradation du patrimoine, des sujets qui fâchent, comme le fanatisme et les atteintes aux libertés, ou des sujets tabous, comme l’excision.
Ce pays m’enchante et me tourmente. C’est quand il me tourmente que je me sens le plus lié à lui. Mes pensées se portent alors naturellement vers le paisible cimetière grec-catholique du Caire où reposent côte à côte, sous des arbres centenaires, plusieurs de mes ancêtres et quelques personnages de mes romans.”
(Extrait de "Dictionnaire amoureux de l’Égypte", Plon, 2001)
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Une journée en Égypte avec… Christian Leblanc
(extrait de "La Mémoire de Thèbes. Fragments d'Égypte d'hier et d'aujourd'hui", L'Harmattan, Paris, 2015)
La Vallée des Rois - photo de H. Béchard |
"Caractéristique par son aspect pyramidal, la Cime thébaine évoquait pour les habitants de l'antique Ouaset, un symbole à la fois religieux et funéraire. Objet de vénération, on sait aussi que cette imposante crête servait de repaire à la déesse Meret-Seger "Celle-qui-aime-le-silence", dont le culte, associé à celui de Ptah, était rendu dans un sanctuaire rupestre situé à l'entrée de la "Vallée des Reines". Protégeant la population défunte ensevelie à ses pieds, la Cime demeura longtemps un élément naturel sacralisé, comme du reste toute la montagne environnante, à laquelle on attribuait le nom de t3 dsr "Terre Sainte". À l'époque gréco-romaine encore, cette dévotion particulière que l'on portait à la montagne de Thèbes et à sa pyramide, est rappelée par nombre d'inscriptions gravées sur les rochers des ouadis asséchés."
"En fait, c’était toujours pour moi une immense joie, une indescriptible sensation, que de retrouver cet occident thébain, et surtout cette sublime montagne qui, depuis notre première rencontre, me réservait sans cesse d’inoubliables surprises et tentations. Elle savait être mystérieuse lorsque je m’aventurais dans ses chaotiques et sauvages ouadis, curieux d’en connaître les secrets qui s’y cachaient encore, mais elle pouvait être généreuse aussi, lorsqu’elle m’offrait, à l’écart du piémont, la vue sur de grandioses paysages figés par le temps, où seul régnait le silence des millénaires. Entre nous, il y avait presque comme une complicité, comme un appel, m’invitant à la rejoindre par ces petits sentiers parsemés de cailloux blancs qui gravitaient jusqu’à sa sainte cime. Selon les heures et les couleurs dont elle se parait, elle était capable de me séduire, de m’envoûter même, au point de succomber à son indéfinissable charme. Bien des fois, elle m’incita à prendre le chemin du menhir, du dolmen, ou encore celui du village du col, pour que je puisse écouter, en sa minérale compagnie, l’écho de ces lointains artisans de Pharaon qui, chaque matin, partaient à l’exploration de ses profondes entrailles pour y enchâsser de somptueux tombeaux. Elle connaissait tout de l’histoire de Thèbes qu’elle avait vu naître, grandir, s’épanouir, mais également décliner, sombrer, puis se relever avec courage et dignité. Elle avait assisté à ses fastes et à sa gloire, aux révoltes et aux grèves des ouvriers d’antan lorsque l’opulence du royaume avait laissé place à la famine. Elle avait subi, impuissante, mais sans doute avec un impérieux mépris, ces hordes de conquérants dévastant sans pitié temples et sanctuaires qui se dressaient majestueusement à ses pieds. Et puis, comme pour se rendre plus humaine, elle avait su prêter ses pentes et ses flancs à ces petits îlots de vie, aux façades multicolores, s’attendrissant sur leurs sempiternelles et cocasses discordes, voire sur leurs intenses moments de réjouissance ou de douleur. Prodigieuse mémoire des innombrables événements que la cité d’Amon-Rê avait vécus au fil du temps, la montagne d’occident, en était le conservatoire éternel, le magistral reliquaire à la fois sacré et profane, devant lequel toute créature ne pouvait que pieusement s’incliner."
(extrait de "La Mémoire de Thèbes. Fragments d'Égypte d'hier et d'aujourd'hui", L'Harmattan, Paris, 2015)
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