mardi 7 juin 2016

Quand Arthur Rhoné découvrait la terre des pharaons, "ce lieu de soleil et de fécondité"

Photo de Zangaki (fin XIXe s.)

Arthur-Ali Rhoné (14 mars 1836 - 7 juin 1910) est un érudit français, qui doit sa passion pour l’Égypte à sa rencontre avec Édouard Charton, saint-simonien et fondateur du "Magasin Pittoresque", et Théodule Devéria, conservateur du département des antiquités égyptiennes au Musée du Louvre. 
Lors de son premier voyage sur les rives du Nil, en 1864, il aura notamment pour guides Auguste Mariette et Ferdinand de Lesseps. Attiré par "ces lieux célèbres où, chaque jour, les vestiges du passé fournissent des révélations nouvelles sur les temps les plus lointains de notre histoire", il s’affiche comme un fervent défenseur du patrimoine architectural et culturel du Caire, menacé par les dégradations du temps… et des projets d’urbanisation moderne.
Après avoir apporté, en 1878, son “aide volontaire” à Mariette pour la reconstitution d’une “maison égyptienne antique” à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1878 à Paris, il entreprend, l’année suivante, un nouveau voyage en Égypte, au cours duquel il se rapproche des défenseurs du vieux Caire, entre autres l'architecte Ambroise Baudry et le publiciste Gabriel Charmes.
En janvier 1881, quelques mois après la création par Maspero d’une mission archéologique permanente au Caire, préfiguration d’un Institut d’archéologie orientale, Xavier Charmes, frère de Gabriel et responsable des voyages scientifiques au ministère français de l’Instruction publique, charge Rhoné d’une "mission en Orient, et particulièrement en Égypte, à l’effet d’étudier les monuments arabes et égyptiens". Cette mission auprès de l’Institut en formation est prolongée en septembre 1881 pour une nouvelle année.
Fin 1882, Rhoné décide de ne pas accepter un renouvellement de sa mission en Égypte. Il n’y retournera plus…
Il publie alors Coup d'oeil sur l'état du Caire ancien et moderne, puis, en 1910, L'Égypte à petites journées : le Caire d'autrefois. C’est de ce dernier ouvrage qu’est extrait le récit qui suit.

Marc Chartier

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"L'Égypte ! Ce monde à l'apparence immuable, aux origines encore impénétrables, où toutes les nations antiques sont venues s'instruire ; cette terre des pharaons légendaires, des cités géantes, des pyramides, des temples mystérieux et de l'Exode ; ce lieu de soleil et de fécondité, incessamment troublé par l'esprit des conquérants et des religionnaires, illuminé par l'art merveilleux des Sarrasins et qui aujourd'hui enfin, ouvre au monde entier une route nouvelle et directe vers les profondeurs de l'Asie !

Le train fend l'air avec joie ; comme le cheval arabe, il a des bonds, des écarts et des surprises qui ne déroutent que les mauvais cavaliers. On croirait qu'il sent toujours à ses trousses le bon vice-roi Saïd, qui aimait tant à chasser aux trains avec la petite locomotive à salon qu'on lui avait envoyée d'Angleterre. Mais Saïd-Pacha, de spirituelle mémoire, n'est plus ! 
Photos de Zangaki (fin XIXe s.)

Et lorsqu'on regarde au dehors, ce n'est pas la Beauce ou la Brie que l'on aperçoit comme d'habitude, mais bien l'Afrique ! Un de nos ingénieurs a beau dire qu'une plaine en vaut une autre, nous soutenons que rien n'égale à cette heure ces déserts dorés qui fuient à notre droite avec une fougue sauvage vers le Sahara ; puis ces lagunes bleues du lac Maréotis et des bouches du Nil, enfin ce Delta verdoyant, où nous entrons décidément. 

Nous nous engageons dans le réseau compliqué de ces fameux canaux qui sillonnent incessamment ce vénérable sol couleur de cendre, aussi infatigable que ceux qui le cultivent et semblent en avoir été pétris. On ne voit partout que bouquets de palmiers, abritant au bord de l'eau des huttes de terre où pullulent les fellahs brunis et souriants dans leur longue robe bleue qui drape mieux qu'aucun vêtement civilisé. 

Au pied de ces hameaux, sur le penchant de quelques grèves, ils sont là, faisant la sieste au soleil, n'ayant pour horizon que ce qu'ils voient dans le miroir de ces eaux calmes et pures : eux-mêmes, leurs troupeaux, leurs cabanes et les dattiers qui les entourent. Se doutent-ils de ce qui se passe ailleurs ? Ont-ils la notion du vaste monde ?

Les femmes vont et viennent, le port droit, l'urne antique sur la tête, l'œil scintillant au-dessus du voile, auprès de l'anneau qui brille et s'agite à leur oreille, et c'est chose merveilleuse de voir combien l'œil prend de feu et d'expression quand le reste des traits manque au visage : on croirait qu'il les venge et parle pour eux. 

Les enfants vaguent tous nus sur les chemins, avec les chiens leurs compères. Les chameaux en file n'en finissent plus : quelques-uns font la mauvaise tête, et ruent de l'avant et de l'arrière en une manière de bascule très comique pour d'aussi grandes machines. On se sent porté à prendre parti pour le chameau, car il semble qu'une bête si grave et si sage ne peut avoir que de légitimes colères ! Ajoutons que les jeunes chameaux sont charmants : rien n'est réjouissant comme ces diminutifs qui ont des allures juvéniles avec la mine vieillotte et compassée, avec les jambes grêles, la bosse et autres infirmités de leurs aïeux. 

Des buffles se prélassent au milieu de grandes mares pleines de joncs, entourés d'oiseaux blancs à grands becs que l'on voudrait bien prendre pour des ibis, et qui poussent le sans-façon jusqu'à escalader l'échine des bonnes bêtes pour aller gratter leurs crânes pierreux et s'y endormir une patte en l'air. 

Une charrue va lentement, tirée par un âne ou un buffle couplé avec un chameau. Le tout s'arrête au passage du train : le fellah rit en montrant ses dents blanches ; le buffle cherche à terre, et le chameau à l'horizon, tandis que l'ombre de sa bosse couvre tout l'attelage avec cette supériorité olympienne que les pyramides seules doivent avoir pour les menus temples ou colosses qui rampent à leurs pieds. Au loin, derrière un rideau de palmiers, une longue voile triangulaire glisse sur un canal invisible." (Arthur Rhoné)

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