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| John Lewis, "Harem" - étude |
Sophia Poole (1804-6 mai 1891) est la soeur cadette du grand orientaliste anglais Edward William Lane, auteur de "Manners and Customs of the Modern Egyptians" (1836), qu’elle accompagne en Égypte en 1842, treize ans après son mariage. Elle y restera sept ans.
Ce séjour prolongé est relaté dans deux séries de lettres, publiées sous le titre "The English woman in Egypt" (1844-1846) : "L’ouvrage montre un tableau vivant de la vie au Caire, mais comporte aussi une multitude d’informations historiques et ethnographiques qui proviennent de Lane, lequel mit, d’après la préface, ses notes non publiées à la disposition de sa soeur." (Sarga Moussa, "Le Voyage en Égypte", 2004)
De retour en Angleterre, elle collabore, par des textes d’accompagnement, à l’édition de l’album de photographies orientalistes de Francis Frith "Views of Cairo, Sinai, Jerusalem and the pyramids of Egypt" (1860).
Au cours de son séjour au Caire, elle s’habille à l’égyptienne, voile y compris, même si elle déteste cette coutume vestimentaire, mais elle s’y conforme pour avoir accès aux harems, aux saunas et autres espaces réservés aux femmes. "Elle essaie de mettre de côté ses préjugés, tout en admettant que cela n’est que partiellement possible et qu’il faut garder son esprit critique, par exemple en ce qui concerne la situation des femmes. Ce sont les questions de religion qui lui posent le plus de problèmes car, fille de pasteur, elle n’est pas exempte de tentations prosélytes. Mais elle est aussi capable de réfléchir sur les conditions de communication avec les Orientaux et de repérer les divergences de vues et les malentendus culturels." (S. Moussa)
Ses lettres comportent une multitude d’observations personnelles sur le pays, ses habitants, les villes et leurs monuments, l’habitat, la vie quotidienne, les us et coutumes, les traditions, les croyances… On peut ainsi les considérer comme une sorte de "guide touristique" qui éveille le regard sur un monde différent.
Il est impossible de relater ici la richesse et l’extrême diversité des relations de voyage de Sophia Poole. Nous n’en retiendrons que quatre illustrations.
Lors de sa découverte, en compagnie de son frère, du site des pyramides de Guizeh, elle remarque, entre autres particularités de la Grande Pyramide, qu'au milieu de chaque face, les pierres ont été davantage détériorées du fait du roulement des blocs que l'on a fait tomber du haut du monument (sous-entendu : lorsque le revêtement de la pyramide a été enlevé). C'est l'une des causes retenues pour expliquer le phénomène de l' "apothème". Concernant les techniques de construction des pyramides, elle retient - reflétant l'opinion de son frère - la théorie de Lepsius, à savoir celle de l'accroissement progressif. Elle note par ailleurs que, dans la Chambre du Roi, le sarcophage a été posé sur "une énorme masse" de granit - une dalle beaucoup plus grande que les autres recouvrant le sol de la chambre - pour dissimuler l'entrée d'un caveau (chambre voûtée) ou puits afin de déjouer les intentions malveillantes des éventuels pilleurs.
Sur les bains publics (hammams), elle note : "Quoi que d'autres puissent penser, je vous avoue que le bain à la manière de l'Orient est très agréable. Je l'ai trouvé singulièrement bénéfique pour éliminer la lassitude qui est occasionnée par le climat. Il est vrai qu'il est suivi par une sensation de fatigue, mais un repos délicieux s’ensuit rapidement ; et les effets, dans l'ensemble, sont selon moi aussi agréables que le bain lui-même."
Le voyage sur le Nil lui inspire les réflexions suivantes : "Les bateaux du Nil sont admirablement construits pour la navigation sur ce fleuve. Leurs grandes voiles triangulaires sont manipulées avec une facilité extraordinaire, ce qui représente un avantage de la plus haute importance. En cas de rafales soudaines et fréquentes du vent à laquelle ils sont soumis, ils exigent une manoeuvre de la voile quasi instantanée, sinon l’embarcation risque de chavirer. À de nombreuses reprises, un côté de notre bateau était complètement sous l' eau, mais les hommes sont si habiles qu'un accident arrive rarement. (...)
Une coutume qui est toujours observée par les bateliers arabes au début d'un voyage m'a beaucoup plu. Dès que le vent avait gonflé notre grand-voile, le raïs (ou capitaine du bateau) récitait la "fatiha", à savoir le tout début du Coran (une prière courte et simple), à l’unisson avec tout l'équipage. Plût au ciel qu’à cet égard, l'exemple du pauvre musulman puisse être suivi par nos compatriotes, que notre dépendance totale à l'égard de la Providence divine soit universellement reconnue, et que chaque voyage soit sanctifié par la prière."
La particularité du récit est que l’auteure a pu pénétrer, en s’y intégrant au mieux, quelques milieux féminins de la société cairote, notamment les harems qu’elle dépeint, à l’intention d’une amie, en ces termes : “Je ne peux te donner une meilleure idée de l’ordre et de la discipline qui règnent dans les harems des grands et des puissants qu’en les comparant à un petit État avec ses dignitaires et ses fonctionnaires. (...)
La première dame du harem est la mère du maître ; ou, si sa mère n’est plus en vie, sa soeur ou ses soeurs prennent le pas sur les autres ; et juste après elles vient l’épouse favorite. La question de priorité parmi les épouses d’un homme est plus facilement résolue que tu ne pourrais l’imaginer avec tes notions européennes respectant les droits des femmes. Elle est réglée de la manière suivante : la première épouse, si elle devient mère, garde son rang devant toute femme épousée après elle ; mais, si cela n’est pas le cas, elle le cède à une autre, plus chanceuse, par conséquent plus aimée et plus honorée. Les autres épouses occupent leurs positions en fonction de la préférence du mari. (...)
Les idées entretenues par de nombreuses personnes en Europe au sujet de l’immoralité du harem sont, je crois, fausses. Ce qui est vrai, c’est que les premières dames ont un grand pouvoir dont elles peuvent abuser ; mais les esclaves de ces dames font l’objet de la surveillance la plus étroite, et la discipline imposée aux plus jeunes femmes dans un harem oriental peut être comparée uniquement avec celle qui règne dans un couvent. Une infraction aux règles les plus strictes de la modestie est suivie de sévères punitions et souvent de la mort de la coupable. Le cadre même de la société orientale est si opposé aux opinons européennes que je me risquerais à prédire qu’il faudra de nombreuses générations pour éradiquer les préjugés et pour que l’esprit des Orientaux soit préparé à recevoir nos idées sur la civilisation." (traduction par Sarga Moussa)
De ce parcours hors des frontières de sa vie quotidienne, on retiendra que cette "Anglaise en Égypte" a cherché à s’intégrer dans la société cairote qui l’a accueillie et à s’adapter aux usages du pays. Sans renier ses attaches, sa culture, ses convictions personnelles ... Vaste programme !
Marc Chartier
sources :
https://archive.org/details/englishwomanineg00pool
Sarga Moussa, Le Voyage en Égypte, Robert Laffont, 2004
Women travellers in Egypt, from the eighteenth to the twenty-first century, edited by Deborah Manley, AUC Press, 2012





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