dimanche 1 mai 2016

Quand les ouvriers de pharaon se mettent en grève

Le Ramesseum, temple de millions d'années de Ramsès II
Le Village des artisans de Deir el-Medineh, dans l'antiquité : 
"Set Maât her imenty Ouaset" - la "Place de Vérité à l’occident de Thèbes"
Ouvriers au travail représentés sur les murs de la tombe de Rekhmiré - TT100 - Nécropole thébaine  

Deir el-Médineh, en l’an 29 du règne de Ramsès III (vers 1150 av. J.-C.). La "presse" de l’époque, à savoir quelques ostraca, mais surtout un papyrus actuellement conservé au Musée égyptien de Turin (Italie), sous la "plume" du scribe Amennakht, fait état d’une agitation sociale totalement inédite dans les rangs des ouvriers spécialisés dans la construction des tombes de la Vallée des Rois et de la Vallée des Reines.
Il "papiro dello sciopero" di Torino - "Le papyrus de la Grève" - provenant de Deir el-Medineh - Thèbes
Museo Egizio de Turin - numéro d'inventaire Cat.1880 (acquis en 1824 par la Collection Bernardino Drovetti)

Le malaise ressenti par cette classe laborieuse est dû aux retards apportés par les fonctionnaires du Trésor royal pour les rétribuer. Certes, en temps normal, les conditions de vie et de rémunération de ces ouvriers chargés de la construction et de la décoration des monuments et temples funéraires des pharaons sont plutôt enviables, leurs rations de nourriture (miches de pain, sacs de céréales, mesures de bière…) étant fixées en fonction de leur qualification et de leurs responsabilités. Mais tout à coup, le processus social se grippe, car le ravitaillement tarde à être livré et le peu qui arrive est de mauvaise qualité. Une décision collective est donc prise : l’arrêt du travail, en signe de protestation. La première "grève" de l’histoire est née !
Artisans au travail représentés sur les murs de la tombe du vizir Rekhmirê - TT 100 - Nécropole thébaine - XVIIIe dynastie 

S’adressant à qui de droit, les ouvriers expriment ainsi leurs revendications : "Nous sommes venus ici poussés par la faim et la soif ; il n’y a pas de vêtements, pas de graisse, pas de poissons, pas de légumes. Écrivez à ce propos à Pharaon, notre bon seigneur, écrivez au vizir, notre chef, pour que l’on nous donne de quoi vivre".
Ostracon représentant un tailleur de pierre - calcaire -  période ramesside - 1200-1153 BC
Fitzwilliam Museum, Cambridge - E.GA.4324a.1943 (photo du musée)

Comme il est possible de le constater encore aujourd’hui en pareil contexte, sous toutes les latitudes, cette grogne sociale qui se manifeste sur les rives du Nil vient se greffer sur un malaise beaucoup plus général : "La situation politique et économique de l’Égypte au tournant du XIIème siècle avant notre ère, note le professeur Nelson Pierrotti, est très instable. Le jeune roi Ramsès III dut enrayer de nouvelles tentatives d’invasion d’une large coalition conduite par les 'peuples de la mer' et contenir deux tentatives d’invasion libyenne. En l’an 12 de son règne, le pharaon partit protéger ses possessions syriennes. Le pays connaîtra, à l'issue de cette période guerrière, une nouvelle ère de prospérité. Mais, peu à peu, des problèmes économiques remettent en question la prospérité de la Vallée. Qu’il y ait eu une crise économique, au sens moderne du terme, peut expliquer une partie des événements. Pharaon doit remplacer ses vizirs. L’administration ne fonctionne plus bien. Mais Ramsès se rend responsable de la situation. Un complot visant à l’assassiner, tramé par Tiyi, seconde épouse royale, est même découvert. C'est cette idée de décadence qui a conduit les égyptologues à voir dans l’épisode de la conspiration, l’aboutissement inéluctable du long règne de Ramsès III" (egyptos.net).
Montés sur des échafaudages, des artisans polissent un colosse royal assis réalisé en granite rose
Tombe du vizir Rekhmirê - TT 100 - Nécropole thébaine - XVIIIe dynastie

Une précision : lorsque l’auteur écrit que : "l’administration ne fonctionne plus bien", comprenons que la corruption est apparue dans le milieu des fonctionnaires, symptôme d’un "délitement" de la société égyptienne, dont l’effet immédiat est un affaiblissement de l’économie du pays.

Les ingrédients de la grève au sens le plus moderne du terme font leur première apparition : piquet de grève, confrontations avec les forces de l’ordre, occupation des lieux - bâtiments clefs de l’administration centrale, voire les temples - pour "réclamer des arriérés de salaires", comme le souligne le professeur Christian Leblanc ; négociations pied à pied, au besoin accompagnées de "violentes altercations", pour obtenir gain de cause.
Ostracon en calcaire : registre d'absence au travail en l'an 40 de Ramsès II.
Seuls 2 ouvriers sur 40 n'ont jamais manqué. Parmi les motifs, les services rendus à d'autres (chef, scribe, collègue)
figurent en bonne place. On trouve aussi "participation à une beuverie" ou "sa femme a ses règles"... (Osirisnet.net)
XIXe dynastie - British Museum - EA5634

"Visiblement, écrit Christian Leblanc, la prospérité du royaume qui avait été celle du temps du grand roi [Ramsès II] s’était évanouie, et à Thèbes, sur la rive gauche, la population en vint à réagir face aux dures conséquences de cet effondrement économique. À l’austérité ambiante, imposée et difficilement supportable, elle répondit par des grèves et des séditions… Et c’est ainsi qu’un beau jour du deuxième mois de l’hiver 1150 avant notre ère, les artisans de Deir el-Medineh, démunis et affamés, manifestèrent leur colère et crièrent leurs doléances à la porte sud du Ramesseum. Ils y réclamèrent du poisson, des légumes, du pain, de l’huile et des vêtements… bref, autant de denrées et de produits que les mémoriaux alentours avaient semble-t-il l’habitude de distribuer, à intervalles réguliers et en guise de salaire, à ceux qui travaillaient sur les chantiers et les domaines de la Couronne. Bien que confrontés à la police et aux autres fonctionnaires du temple, les malheureux contestataires obtinrent, cette fois-ci, satisfaction, mais ils n’en furent point pour autant rassurés sur les versements à venir" (La mémoire de Thèbes, l’Harmattan, 2015).

De promesses et de satisfactions momentanées en nouvelles désillusions, la première grève de l’histoire s’étale sur plusieurs semaines, avec de nouveaux rebondissements au cours des deux années suivantes, en dépit du changement d’interlocuteur principal, Ta ayant été investi des fonctions de vizir de Haute et Basse Égypte. "Nous ne partirons pas, déclarent les manifestants aux fonctionnaires de la nécropole. Dites à vos supérieurs, quand ils seront avec leurs accompagnateurs, que nous n'avons pas seulement brisé les murs à cause de la faim, mais nous avons à faire une accusation importante à formuler car des crimes sont commis dans ce lieu du Pharaon."

"Les grèves cessent dès que les versements, même faibles, reprennent et elles recommencent dès que les retards s'accumulent à nouveau. Elles se reproduisent épisodiquement, jusque vers le milieu du règne de Ramsès IX" (Dominique Valbelle).
Statuette de l'architecte Khâ - bois - XVIIIe dynastie provenant de sa tombe (TT 8) à Deir el-Medineh
découverte le 15 février 1906 par Ernesto Schiaparelli - Musée Égyptien de Turin - S. 8335

"Il faut savoir finir une grève" : ce slogan moderne est sans doute valable également pour les événements qui ont marqué les dernières années de Ramsès III. Nous ne trouvons pas d’indications relatives au terme de cette première grève de l’histoire. Mais, dans le contexte très global de ce que l’on appelle les "revendications sociales" : "c’est la première grève à notre connaissance, écrit François Daumas, dont l’histoire ait conservé le souvenir. Les malversations ont vidé les greniers de l’État et on ne peut plus payer les humbles travailleurs. Ils se révoltent, refusent de travailler et de demeurer dans leurs casernements mais paraissent n’en retirer que de minces profits. L’équilibre administratif est faussé. La corruption règne. Et il est significatif de constater que c’est à partir de cette période que commencèrent les pillages dans la nécropole. Les idées religieuses n’ont plus de prise sur les esprits quand les estomacs sont tenaillés par la faim." ("La civilisation de l’Égypte pharaonique", Arthaud, 1971)

Marc Chartier & marie grillot

sources :
Il "papiro dello sciopero" di Torino - Le papyrus de la grève - provenant de Deir el-Medineh - Thèbes
Museo Egizio de Turin - numéro d'inventaire Cat.1880 (acquis en 1824 par la Collection Bernardino Drovetti)
https://collezionepapiri.museoegizio.it/it-IT/search/?action=s&description=&inventoryNumber=Cat.1880+
Christian Leblanc, La mémoire de Thèbes,  L'Harmattan, 2015
Christian Leblanc, Les grèves de l’an 29 du règne de Ramsès III et la porte sud du Ramesseum, in Memnonia XXII, 2011
Thierry Benderitter, Les tombes de Deir el-Medineh, osirisnet
https://www.osirisnet.net/tombes/artisans/tombes_deir_el_medineh/tombes_deir_el_medineh_01.htm
Nelson Pierrotti, La première grève de l'Histoire, XII siècle, 1166 av. J.-C., 2019
http://www.egyptos.net/egyptos/histoire/la-premiere-greve-connue-de-l-histoire.php 
Food strikes in Ancient Egypt – The Turin Strike Papyrus, and Other Records
https://dianabuja.wordpress.com/2012/03/16/food-strikes-in-ancient-egypt-the-turin-strike-papyrus-etc/ 
Jenny Cromwell, The First Recorded Strike in History, 2022 
https://papyrus-stories.com/2022/03/15/the-first-recorded-strike-in-history/

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