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| Tombe de Menna - photo Marie Grillot |
Dans l’Égypte ancienne, la saison des moissons ("chemou") était une période d’intense activité qui occupait les ouvriers agricoles durant plusieurs semaines. Lorsqu’ils ne suffisaient pas à la tâche, des équipes mobiles de faucheurs leur étaient adjointes. Les travaux de récolte des céréales commençaient par la Haute-Égypte et progressaient vers le nord, jusqu’au Delta.
Des préambules administratifs marquaient le début de chaque moisson, de manière à contrôler l’équivalence entre le résultat obtenu et les prévisions : "Quand les épis commençaient à jaunir, écrit Pierre Montet, le paysan voyait avec appréhension les champs envahis par ses ennemis naturels, ses maîtres ou les représentants de ses maîtres, avec une nuée de scribes, d’arpenteurs, d’employés et de gendarmes qui allaient tout d’abord mesurer les champs. Après cela on mesurerait les grains au boisseau et l’on pourrait se faire une idée très exacte de ce que le paysan aurait à livrer, soit aux agents du trésor, soit aux administrateurs d’un dieu tel que Amon qui possédait les meilleures terres du pays."
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| Tombe d'Ounsou - cliché Le Louvre |
Pour leurs travaux de récolte, les paysans utilisaient des faucilles à manche court et lame droite en bois, dans laquelle étaient incrustés des dents en silex. Plus tard, cet outil fut remplacé par une faucille à lame métallique incurvée. Le moissonneur, légèrement penché en avant, ne coupait pas les tiges au ras du sol, mais au plus près des épis qu’il laissait retomber sur le sol. Des femmes ramassaient les épis dans des couffins qui, une fois remplis, étaient portés au bout du champ, puis de là, à dos d’âne ou d’homme, dans de grands paniers en osier suspendus à de longs bâtons, étaient acheminés jusqu’à l’aire de battage.
Le travail devait être exécuté sur un rythme rapide, souvent cadencé par le son d’un joueur de flûte. "Veillant au grain", un superviseur se montrait particulièrement attentif au bon déroulement des opérations.
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| Tombe de Menna - cliché Osirisnet.net |
Sur l’aire de battage, les épis moissonnés étaient piétinés pour être dépiqués, par des boeufs, tandis que les hommes utilisaient le fléau pour faire sortir le grain et la fourche pour séparer ce grain de la balle. Ultime séquence : le vannage, effectué le plus souvent par des femmes, à l’aide de sabots de boeuf évidés, de palettes recourbées ou de coupes en bois. Le grain était finalement stocké dans des silos ou des entrepôts, où les scribes et les contrôleurs venaient comptabiliser le produit final de la récolte. "Les grains sont nettoyés, précise Pierre Montet. C’est l’heure des scribes qui s’avancent avec tout ce qu’il faut pour écrire et des mesureurs qui ont pris leur boisseau. Malheur au paysan qui a dissimulé une partie de sa récolte ou qui, même s’il est de bonne foi, ne peut pas livrer aux hommes de loi tout ce que l’arpentage du champ permet d’exiger. Il est allongé sur le sol et frappé en cadence et de pires malheurs l’attendent peut-être."
C’est alors que les moissonneurs avaient libre champ pour aller récolter pour eux-mêmes, avec l‘autorisation des propriétaires ou gestionnaires, autant de blé ou d’orge qu’ils pouvaient amasser en une journée.
Survolant les siècles, nous constatons, à partir de ce qu’écrit en 1735 Benoît de Maillet dans sa "Description de l'Égypte", certains différences, mais surtout une réelle continuité dans les pratiques paysannes en vallée du Nil : "Vous auriez peine à me pardonner si j’oubliais de vous parler du temps de la moisson et de la manière dont elle se fait ici. C’est toujours régulièrement à la fin d’avril, ou dans les premiers jours de mai, qu’on commence à y travailler à la récolte. Alors on ne s’amuse point à couper le blé, à le mettre en gerbes, et à le transporter dans des lieux destinés à le conserver longtemps de la sorte. Les habitants de l’Égypte sont plus expéditifs que tout cela. Ils commencent par arracher le grain et l’amassent au milieu même des campagnes dans un espace préparé pour le recevoir. Là ils le rassemblent en un monceau de vingt à trente pieds de diamètre, sur lequel on promène d’abord quelques boeufs afin de l’abaisser. On attelle ensuite deux boeufs à une machine faite en forme de chaise garnie par dessous de pierres tranchantes, ou de huit ou dix roues de fer enfilées dans un essieu de bois. De cette machine, un homme qui y est assis touche les boeufs, et fait plusieurs tours sur cet amas d’orge ou de blé, jusqu’à ce que les roues aient coupé la paille et en aient séparé le grain, qui reste cependant encore avec cette paille hachée que l’on garde pour les bestiaux et qui leur tient lieu d’avoine. Après cette première façon, on sépare la paille d’avec le grain, en la jetant légèrement en l’air avec des fourches préparées pour cet usage. Enfin, il vient des cribleurs, qui avec une adresse particulière, séparent sur le champ le grain d’avec la terre ; après quoi, on le transporte dans des greniers. Telle est la façon dont on s’y prend ici pour faire la récolte, et voilà toute la peine que l’on a pour recueillir le plus beau et le meilleur grain du monde."
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| Photo Asmaa Waguth - Reuters |
Deux siècles plus tard, même constat : "[En Égypte], on coupe le blé avec une faucille primitive ; on lie immédiatement les épis en petites gerbes, transportées à dos de chameau jusqu’à l’aire où le blé sera battu. Cette surface nue est ordinairement ménagée à proximité des champs. Les gerbes s’y entassent en grandes meules.
La machine à battre, le 'nôrag', ressemble à un traîneau. Elle est mue par des boeufs. Son cadre de bois, au-dessus duquel s’assied le conducteur, supporte de solides roues en fer que l’on fait passer à maintes reprises sur le blé ; elles ouvrent les épis et séparent le grain de la balle. Les tiges détachées sont recueillies et empaquetées dans des sacs en filet, que l’on charge sur le dos des ânes. Quant au grain, naturellement mélangé de paille, on l’empile en tas prêts à être vannés. (...) La coutume veut que tous les moissonneurs soient payés en nature. On peut voir des files de femmes et d’enfants rentrer des champs en portant leurs gages sur la tête. Cet usage remonte à un passé fort ancien et s’observe pour rétribuer d’autres personnes encore." (W.S. Blackman, Les fellahs de la Haute-Égypte, Payot, 1948)
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Il faut croire qu’en Égypte, peut-être plus qu’ailleurs, les pratiques et traditions agricoles traversent les siècles, au point d’être quasi intemporelles. Même dans leurs à-côtés rituels. Dans l’Égypte ancienne, le début de la saison de "chemou" comportait la cérémonie de l’offrande de la gerbe, par le pharaon : "se présentant successivement comme protecteur et nourricier de l'Égypte", au dieu Min, dieu de la fécondité, ou à d’autres divinités comme Harsomtous.
De nombreux siècles plus tard, nous lisons ce récit d’un autre rite, sans lien direct, certes, avec la tradition pharaonique, mais non moins important dans la "mythologie" populaire : "Avant de commencer à couper la récolte, quelques villageois vont arracher à la main les épis les plus beaux. Ils les tressent suivant un modèle particulier et l’objet ainsi formé, qui reçoit le nom de 'fiancée du grain', 'arûset el-qamh', s’emploie comme charme. On peut en suspendre un exemplaire au-dessus de la porte d’une maison, en guise de remède contre le mauvais oeil ; un autre prendra souvent place dans la chambre contenant les provisions alimentaires, afin d’assurer l’abondance." (W.S. Blackman)
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| Tombe de Sennedjem |
Laissons-nous guider enfin vers l’au-delà du temps, grâce à la richesse symbolique de la tombe de Sennedjem (TT1) à Deir el-Médineh : dans les champs d’Ialou : "à l'aide d'une faucille en bois, dont le tranchant est incrusté de pierres de silex, Sennedjem, courbé, coupe très haut les épis. Ainsi, la paille ne sera pas abîmée par le piétinement des animaux lors du battage. Iyneferti (le suit) et ramasse les épis qu'elle met dans un panier. On remarquera au passage la taille des tiges de blé, et l'immensité suggérée du champ que rien ne borne. Dans le monde idyllique de l'Au-delà, les récoltes sont toujours extraordinaires." (Osirisnet)
En ces temps modernes où, pour subvenir aux besoins de ses quelque 90 millions d’habitants, l’Égypte est contrainte d’acheter du blé aux pays étrangers, il est bon de se rappeler, comme l’écrivait Benoît de Maillet, qu’elle produisait "le plus beau et le meilleur grain du monde".
Marc Chartier
sources :
Pierre Montet, La vie quotidienne en Égypte au temps des Ramsès, Hachette, 1946
http://www.museum.agropolis.fr/pages/expos/egypte/fr/travaux/moisson.htm http://jfbradu.free.fr/egypte/SIXIEMES/agriculture/agriculture.html
http://www.osirisnet.net/tombes/nobles/menna69/menna_02.htm







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