samedi 26 mars 2016

Silvana Cincotti : Jean-Jacques Rifaud, des temples de Karnak au musée de Turin, de Marseille à Genève...

Silvana Cincotti égyptologue
et, à gauche, un manuscrit de Jean-Jacques Rifaud avec en incrustation
une statue qu'il a découverte à Karnak et sur laquelle il a gravé son nom

Silvana Cincotti est égyptologue. Elle a soutenu sa thèse tout récemment, en décembre dernier, sur "Karnak est en paix - Analyse et étude des pièces provenant du temple de Karnak et appartenant au Musée Égyptien de Turin". Elle s'est ainsi beaucoup penchée sur la vie de Jean-Jacques Rifaud qui, dès 1814, était au service de Bernardino Drovetti, consul de France en Égypte et "antiquaire" et qui a longtemps fouillé aux temples de Karnak. Pendant des années, ils travailleront ensemble, constituant d'importantes et magnifiques collections d'antiquités, qui viendront notamment enrichir les musées de Turin et du Louvre. Pendant les vingt-cinq années qu'il a passées en Égypte, Jean-Jacques Rifaud a été le témoin avisé d'une époque qui, d'une certaine façon, a vu se façonner la naissance de l'égyptologie… Ses archives, qui témoignent de ces longues et riches années, ont été vendues aux enchères le 26 mars 1853.


Égypte actualités : Qu'est-ce qui vous a amenée à effectuer une recherche de ce genre, au carrefour de l'égyptologie, de l’histoire, de la prosopographie ?

Silvana Cincotti : Le site de Karnak a toujours été mon point de référence en Égypte. J’ai travaillé avec le Centre franco-égyptien d'étude des temples de Karnak (CFEETK). C'est là une expérience très importante, qui m’a permis d'accumuler une somme de compétences mais aussi des questions. La recherche doctorale a été réalisée avec l'aide précieuse de Christophe Thiers, co-directeur du CFEETK et en Italie, grâce à l'appui du Musée égyptien de Turin et du directeur Christian Greco. Je suis née à Turin, j'ai également travaillé pour le Musée égyptien, et la personnalité de Rifaud lient ensemble, inextricablement, tout cela.

ÉA : Lorsque, en 1827, Jean-Jacques Rifaud rentre en France après un quart de siècle sur les bords du Nil, il ramène avec lui une importante collection de notes, de croquis : il espère pouvoir créer, dans sa ville natale de Marseille, un musée consacré à ses travaux et recherches ; mais ce projet n'a pas abouti. Pourquoi ?

SC : Oui, Jean-Jacques Rifaud avait décidé de proposer à la ville de Marseille la création d’un musée municipal, avec le but d’exposer les nombreux dessins réalisés pendant les années passées en Égypte. Il s’agissait de 6000 planches dédiées à différentes disciplines naturalistes et historiques, comme la zoologie, l’anthropologie, la minéralogie, la botanique, l’architecture et les antiquités égyptiennes en général. Il était confiant, plein d’espoir. Dans les manuscrits inédits, conservés à Genève, Rifaud explique qu’il est rentré en Europe, doté de quelques lettres de recommandation, écrites par Bernardino Drovetti et par le consul britannique Henry Salt, la première pour se présenter à Edme-François Jomard, la deuxième à porter à Bon-Joseph Dacier, secrétaire de l’Institut de France. Rifaud aurait été le créateur et conservateur de l’exposition et aurait pu en outre s’intéresser à la mise au point d’un catalogue.
N’ayant malheureusement pas réussi à susciter un intérêt dans sa ville natale, il partit peu après vers Paris dans l’espoir cette fois-ci de trouver un éditeur.

ÉA : Parallèlement, il cherche des "sponsors", des soutiens financiers car il souhaite publier un grand ouvrage en "5 volumes de texte in 8° ornés de 300 planches" de son "Tableau de l'Égypte, de la Nubie et des lieux circonvoisins, ou Itinéraire à l'usage des voyageurs qui visitent ces contrées". Ce projet sera, en partie, 'avorté' également ?

SC : Je pense que les deux projets sont étroitement liés. Il décida de réduire drastiquement les planches d’intérêt, en créant ce qu'il appelle souvent "mon grand ouvrage". À la première rédaction, intitulée "Voyage en Égypte, en Nubie, et lieux circonvoisins depuis 1805 jusqu’en 1827", qui ne sera pas publiée, suivra une deuxième révision de ses recueils, publiés avec un texte explicatif pour ceux qui auraient voulu voyager dans ces terres.
Ainsi vit le jour l’œuvre "Tableau de l’Égypte", texte qui offre une quantité telle d’informations qu’il peut être considéré comme un vrai guide de voyage de l’époque. L’œuvre était enrichie de 300 planches, choisies parmi les 6000 du début, qui furent publiées en fascicules, à partir de 1830, en l’espace d’environ vingt ans. L'œuvre aura un certain succès, mais sera rapidement dépassée par la parution de guides plus récents.

ÉA : Après une errance dans différents pays d'Europe, avec l'idée toujours présente de se faire éditer, Jean-Jacques Rifaud meurt à Genève, le 9 septembre 1852. Après avoir été mis sous scellés, ses précieux documents sont vendus aux enchères six mois plus tard, le 26 mars 1853. Où partent-ils ?
Cimetière de Plainpalais où a été enterré Rifaud.
Malheureusement, il n'y a plus aujourd'hui aucune trace de sa tombe.
Photo Silvana Cincotti

SC : Les documents aujourd’hui conservés à la Bibliothèque publique et universitaire de Genève ont été retrouvés au moment du décès, dans la chambre occupée par Jean-Jacques Rifaud, rue Winkelried n° 6.
Mis en vente six mois plus tard, le 26 mars 1853, ils furent achetés en partie par le chancelier Marc Viridet qui les revendit à la Bibliothèque. Une partie des manuscrits avec lesquels Rifaud voyageait fut par contre achetée plus tard, en janvier 1895, par le libraire Jullien et convergea successivement dans les fonds de la bibliothèque genevoise. Successivement les manuscrits cotés Ms. fr. 1602 bis ont été acquis en 1932, parmi un lot de divers documents.
Tout le corpus de documentation conservé à Genève est donc le résultat d’une série d’acquisitions qui se sont produites sur un laps de temps d'environ un siècle, période pendant laquelle une partie des documents semble malheureusement avoir disparu ou même avoir été détruite à jamais : plusieurs fois, en effet, dans les manuscrits, Rifaud se réfère à un plan du temple de Karnak sur lequel il aurait marqué la localisation de chaque découverte et les secteurs intéressés par ses fouilles. Ce plan n’a pas encore été, jusqu’à ce jour, retrouvé.


ÉA : Est-il facile pour un chercheur, aujourd'hui, de retracer et de recomposer le fonds Rifaud ? De la Suisse à la Belgique, est-il possible de consulter l'ensemble des archives ?

SC : Sûrement, certaines archives sont disponibles, par exemple à Genève ou en Belgique mais il est vrai que des copies du texte "Tableau de l’Égypte" sont proposées à la vente par des boutiques de livres antiques. Ou parfois, des planches individuelles apparaissent sur le marché d'antiquités et toutes ces données doivent être collectées. J'ai en fait pris l’habitude de faire périodiquement des contrôles.
Dans le même temps, je pense qu'il est important de croiser ces différentes données et vérifier de temps en temps les informations, parce qu’aucun texte ne peut être lu sans un esprit critique. Rifaud n’est certainement pas "clair" dans chaque ligne... et c'est précisément pour cette raison qu’il est nécessaire de croiser l'ensemble des données. Un témoin doit être vérifié.

ÉA : En 2014, l'intégralité des planches - connues à ce jour - que Rifaud a consacrées à l’Égypte ont été publiées, sous la direction de Marie-Cécile Bruwier, Wouter Claes et Arnaud Quertimont dans l'ouvrage "La Description de l'Égypte" de Jean-Jacques Rifaud (1813-1826). Qu'il traite les monuments, la zoologie, la botanique, ou bien encore l'ethnographie, son talent s'impose dans chaque "Rifaldiana" : Rifaud est-il un artiste à découvrir absolument ?

SC : Bien que ma première formation soit celle d'historien de l’art (avant le doctorat à Montpellier, j'ai étudié à Sienne, en Toscane) je n’ai jamais considéré Rifaud comme un véritable artiste, dans le sens classique. Son activité, telle qu'elle résulte des manuscrits, est celle du découvreur, du savant, même s’il n'a pas encore de compétences reconnues. Cela expliquerait pourquoi les planches "scientifiques" ont un grand degré de précision et ceux “archéologiques” sont plus approximatifs.

ÉA : Dans le cadre de vos recherches sur l'origine des œuvres du Musée Égyptien de Turin, l'analyse des documents conservés dans le fonds Rifaud vous a-t-il permis, ou permettra-t-il d’approfondir nos connaissances sur les premières fouilles qui ont eu lieu aux temples de Karnak ?

SC : Je dirais qu'il est extrêmement important ! L'étude des planches, si bien faite dans le texte que vous avez mentionné auparavant, doit maintenant être complétée par l'étude, aussi complète que possible, du Fonds Rifaud de Genève, non seulement pour reconstruire l'historique de la collection de Turin mais aussi pour retrouver les événements liés à l'aube de la discipline que nous appelons "Égyptologie". Je suis en train de préparer un projet de recherche ("Rifaud Project") consacré à ce sujet : compléter l'étude de la collection de manuscrits à Genève et la comparer à d'autres, similaires, dispersées dans toute l'Europe. Mettre aussi à jour le lien entre les objets de Turin et les autres collections européennes et dans certains cas, la réunification des pièces, qui sont actuellement divisées, mais qui à l’origine ont fait partie d’un même contexte archéologique. La possibilité donc de créer une nouvelle connexion entre le passé et le présent.
D'une part, nous allons clarifier notre compréhension des collections européennes, en premier lieu Turin, et d'autre part, nous pouvons voir avec les yeux d'un témoin oculaire, Rifaud lui-même, les premières fouilles effectuées à Karnak.

ÉA : Dans tous les éléments que vous avez étudiés jusqu'alors, quel est le document, ou le dessin qui vous a le plus émue ou le plus appris ?

SC : J'ai eu des moments intenses. La recherche m'a permis d'être en contact avec les musées européens les plus importants et je me souviens surtout de la longue recherche d'une statue, que Rifaud dit de grande dimension et peut-être présente dans la collection de Turin… mais retrouvée à Tanis ! Jean-Jacques Rifaud n’est pas sûr de la destination finale de la statue mais de toute façon à Turin une telle statue n’est jamais arrivée… J'ai commencé à analyser les différentes possibilités et enfin, après une longue recherche, je me suis aperçue que la statue en question était parvenue à Berlin (N. Cat. 7264)! La reconstruction des événements est toujours très difficile et souvent les éléments se trouvent comme une véritable enquête. Moments tristes aussi, quand il parle de la mort prématurée de ses enfants ; il était très émouvant de lire ses mots. Ou drôles, quand il rappelle que : "M. Le Comte de Forbin me dit 'M. Drovetti avait bien besoin que vous fissiez les découvertes car d’après le dit son cabinet egyptien n’es compose que des petit marionnettes dont au Lovre nous anavon des appartements ramplis (…) (…)'" (BdG Ms. suppl. 113 f. 72 v.). 

La première approche au Fonds Rifaud a été traumatisante parce que le texte est souvent un français grammaticalement incorrect et en dehors des orthographes différentes, les pages sont d’une lecture difficile. Les premiers jours à Genève étaient tout à fait décourageants. Ensuite, j'ai eu l'idée d'écrire ce que je voyais et après la confusion initiale, j'appris à lire ses manuscrits avec plus de confiance.

ÉA : Être en relation avec un personnage de cette envergure depuis tant d'années crée des liens. Silvana, êtes-vous en mesure aujourd'hui de bien cerner la personnalité de Rifaud ? De nous dresser son caractère, de nous expliquer l'approche qu'il avait des œuvres d'art ? Et comment jugez-vous sa place dans l'égyptologie ?

SC : Rifaud est certainement une personnalité complexe. Son rôle est essentiel à bien des égards mais la voix de celui qui a vu déterrer les chefs-d’œuvre de l’art égyptien qui aujourd’hui peuplent les nombreuses salles de plusieurs musées, de celui qui, le premier, a travaillé dans les sables de Thèbes, de celui qui a chargé et puis vu partir les bateaux pour traverser la Méditerranée, remplis des pierres d’Égypte, attend encore d’être écoutée.

Propos recueillis par Marie Grillot

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire