jeudi 31 mars 2016

"La colombe et le moineau", le nouveau roman de Khaled Osman


Avec son premier livre Le Caire à corps perdu, Khaled Osman nous avait installés dans la pension cairote de Sett Baheyya, et nous avait fait cheminer aux côtés d'un amnésique, amateur de poèmes, qui se cherchait dans la frénésie tentaculaire du Caire…
Dans le Paris intellectuel et artistique des émigrés, qui ont tous en eux la blessure du manque de leur pays, La colombe et le moineau - à paraître chez "Vents d'ailleurs" en avril - nous emmène dans plusieurs quêtes.
Samir a quitté l'Égypte depuis quelques années déjà. Maître-assistant d'histoire de la civilisation arabe à la Sorbonne, il partage sa vie entre Hélène, ses cours et la rédaction de sa thèse sur l'expédition de Bonaparte, et quelques rares dîners avec des amis quelque peu ennuyeux… Un appel téléphonique, en direct de l'Égypte de Tahrir, va soudain bouleverser ce semblant d'équilibre et le ramener vers son passé.

*****

Égypte actualités : Samir et Hélène vivent tranquillement, ils se sont "trouvés", unis par leur attachement à la langue et la poésie arabes… Ce coup de téléphone reçu depuis le cœur de la révolution égyptienne, par ce qu'il révèle de non-dits, va faire vaciller cet équilibre. Le message est laconique : "Dites-lui de venir, mais à condition qu'il la fasse venir avec lui". Qui est "lui" et qui est "elle"?

Khaled Osman : "Lui", c'est Samir, le personnage principal du roman. Ce message laconique, il commence par ne pas le comprendre. Certes, le blessé qui lui a lancé cet appel est quelqu'un qui est proche de lui - trop proche -, mais Samir a coupé les ponts avec son pays et ne voit pas de prime abord qui pourrait vouloir le contacter. Quant à "elle", c'est la femme que le blessé a aimée jadis et qui est venue vivre à Paris. Il compte donc sur Samir pour la lui ramener...

ÉA : Dès lors, avec l'aide d'un détective un peu porté sur la bouteille, Samir se lance dans une recherche compliquée. Pour Hicham, dont il a été très proche mais qu'il a presque renié, il enquête dans le milieu des élèves des Beaux-arts afin de retrouver Lamia… C'est dès lors qu'il accepte le risque de renouer avec un passé qu'il avait fait semblant d'effacer ?

Khaled : Il n'a pas seulement fait semblant, il a réellement construit son équilibre sur la mise à distance de son passé. Les raisons en sont multiples. Il y a d'abord un aspect historique et politique : versé, en tant que chercheur en histoire, dans l'âge d'or de la civilisation arabo-musulmane, il estime que cette grandeur a été trahie par les pays arabes qui se sont fourvoyés dans la corruption et l'incurie. L'Égypte n'a cessé de le décevoir, et il a donc préféré lui tourner le dos.
D'autre part, il sait que la nostalgie est trop douloureuse, et s'insurge contre le marquage des êtres en fonction de leur appartenance : "Pourquoi devrions-nous être toujours définis par notre lieu de naissance ?" s'exclame-t-il à un moment.
Enfin, sur le plan des sentiments, il y a une raison plus intime qui l'a poussé à occulter son passé, et qui est l'une des clefs du roman...

ÉA : Samir décrit ainsi Hicham : "son pareil, son double, sa mauvaise conscience"... "Sa mauvaise conscience" : ces mots sont terribles ! Sans trop révéler du roman, que pouvez-vous nous dire ? Quel est ce secret qui hante sa conscience mais qu'il avait réussi à endormir ?

Khaled : Disons que ce secret est lié à un événement qui a fondé son destin. Si les mots qu'il utilise sont si forts, c'est parce qu'il est rongé par un sentiment aigu de culpabilité - justifiée ou non - vis-à-vis de Hicham.

ÉA : Pour sauver Hicham, Samir cherche Lamia… Pour sauver leur couple, Hélène cherche Samir qui est tout proche, mais si lointain… Hicham cherche Samir et Lamia… Finiront-ils par se retrouver ? Ou par se trouver ? Car finalement, à trop chercher… ne risque-t-on pas de se trouver soi-même ?

Khaled : Comme vous l'avez bien perçu, tous les personnages du roman recherchent quelqu'un - ou quelque chose. En revanche, je ne dirais pas que se trouver soi-même est un risque. Cela peut l'être, bien sûr (on ne sait pas à l'avance ce qu'on pourrait découvrir), mais pour Samir, cela représente une chance qui ne lui aurait peut-être pas été offerte s'il n'avait reçu du Caire cet appel crucial.

ÉA : Ce roman est magnifique, à plusieurs niveaux, et tout d’abord au plan littéraire, bien sûr. Il nous ouvre les portes de la littérature arabe, nous offre des poèmes, nous livre des légendes… Vous nous faites plaisir, mais vous vous êtes fait plaisir aussi n'est-ce pas ?

Khaled : Ah zut, est-ce donc si visible? (rires). Bien sûr, ces poèmes que je cite et ces mythes que je restitue font pour moi toute la richesse de cette culture arabe que je m'efforce de faire connaître (que ce soit dans mes romans ou dans mes traductions). Mais pour moi, ce plaisir n'est recevable que s'il sert véritablement l'histoire que je veux raconter, et en l'occurrence ces poèmes et ces mythes vont être déterminants dans la résolution de la quête de Samir.

ÉA : Et puis vous abordez avec beaucoup de talent le milieu artistique. Vous brossez une incroyable description d'une toile de Lamia : "Le gris fuyant d'une ombre, l'audace furieuse d'un trait de crayon, le tracé granuleux d'un fusain, la plaie ouverte laissée par une traînée de sanguine...". Il ne peut pas être imaginaire, ce tableau ?

Khaled : Merci pour cette appréciation qui me flatte beaucoup. Imaginaire, il l'est, mais j'ai fait de mon mieux pour l'ancrer dans la réalité. Ayant eu moi-même adolescent la passion du dessin, j'ai puisé dans mon expérience passée pour donner de ce tableau une description vivante, à l'image de Lamia qui est une jeune femme à la fois impulsive, enflammée et meurtrie.

ÉA : Il aurait été facile de situer ce roman dans un milieu plus révolutionnaire, plus politique. Or, sur ce plan-là, vous abordez essentiellement les différences d'idéologie entre Samir et Hicham… Mais en fait, peut-être résument-elles bien deux façons de "penser" l'Égypte ?

Khaled : Si seulement il n'y avait que deux façons de penser l'Égypte ! Mais vous avez raison, ces deux personnages incarnent des visions qui, du moins au début, sont diamétralement opposées. Chacun croit détenir la vérité, mais c’est à Samir, dont la perception est déformée par l'éloignement, qu’il appartiendra d'évoluer.
Mon goût me porte plutôt à écrire des romans qui soient dans une certaine intemporalité, hors de l'instant immédiat. Néanmoins, compte tenu de la période dans laquelle est intervenue la rédaction, la Révolution égyptienne ne pouvait être absente de ce livre, et je lui consacre des pages dont j'espère qu'elles rendront justice à la singularité de cet événement, quoi qu'on pense de ce qu'il en est advenu.

ÉA : Khaled, maintenant que nous nous connaissons mieux, acceptez-vous de répondre à cette question: "Souffrez-vous de la maladie de l'exil qu'avec vos mots (je n'ai pas écrit "maux"), le psychiatre Farhad décrit si intimement ?

Khaled : Que je sois atteint, c'est certain ! (rires). Mais c'est une maladie dont j'ai appris à m'accommoder, au point d'y voir moins une souffrance qu'un bienfait, tant je suis convaincu que la privation décuple les sensations lors des retrouvailles.
En tout cas, à supposer même qu'il s'agisse d'une maladie, l'écriture lui apporte un remède souverain, car écrire simultanément sur les deux mondes (ce roman-ci se passe davantage à Paris qu'au Caire, proportions inversées par rapport à celles de mon premier roman Le Caire à corps perdu) procure une impression très grisante...

Présentation et propos recueillis par Marie Grillot

*****
Extrait :

“Après avoir poussé le lourd battant de la porte d’entrée, il parcourut les noms figurant sur l’interphone jusqu’à trouver celui qu’il cherchait : Agence Le Dantec, 2ème gauche. Il sonna et attendit, tout en réfléchissant à la manière dont il allait se présenter, mais cela ne lui fut pas utile : un petit clic lui signala le déverrouillage de la porte. Arrivé au deuxième, il pressa la sonnette et attendit, avant de remarquer le panonceau qui invitait les visiteurs à entrer sans frapper. Une fois le seuil franchi, on se retrouvait directement dans une pauvre salle d’attente ou pour l’heure personne n’attendait. Visiblement, le détective ne roulait pas sur l’or, en tout cas, il n’avait pas les moyens de se payer les services d’une secrétaire.

Il s’installa dans un vieux fauteuil élimé et s’abandonna à ses pensées. Au bout de quelques minutes, un bruit de pas en provenance du couloir le tira de sa torpeur. L’homme qui se présenta à la porte de la petite salle était un type assez rond, à la chevelure dégarnie et à la mise assez débraillée.

— Robert Le Dantec, lâcha-t-il en lui tendant une main moite, suivez-moi.

Après l’avoir fait asseoir sur l’une des deux chaises bancales placées face au bureau, l’homme contourna celui-ci et se cala au fond de son fauteuil, non sans avoir escamoté discrètement la petite fiasque à whisky posée à côté d’un amoncellement de papiers et documents divers – tandis qu’il le suivait auparavant dans le couloir, Samir avait bien cru sentir des relents d’alcool...

— Je vous écoute, dit simplement le détective après s’être saisi d’un petit carnet.”


*****

Khaled Osman est né en Égypte mais a grandi en France. Il s'est toujours intéressé à la littérature arabe. Déçu par la pauvreté de la bibliothèque arabe traduite en français, il a décidé, un jour, d'apporter lui-même sa pierre à l'édifice en s'essayant à la traduction. Ainsi, depuis 1985, il traduit, avec passion, les plus grands auteurs arabes, de Naguib Mahfouz à Gamal Ghitany dont il était devenu un proche.
Et puis, en 2011, dans "Le Caire à corps perdu" ce sont ses propres mots qu'il a mis sur le papier...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire