vendredi 2 octobre 2015

"Visite guidée : le café riche au Caire"

Cliché AUC Press

On le voyait menacé de fermeture définitive après la disparition de son propriétaire, Magdi Abdel Malak. Et puis, le 2 mai 2015, le Café Riche, lieu ­mythique de l’intelligentsia cairote, a rouvert ses portes.

Nous reproduisons ici, avec son aimable autorisation, un article du journaliste Tony Gamal Gabriel, paru dans "Jeune Afrique", 7 août 2013.

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"Lieu de rendez-vous de l'élite cosmopolite du Caire, le Café Riche a toujours été au coeur des vicissitudes qui ont ponctué le destin de l'Égypte contemporaine.


La discrète devanture en bois attire tout de suite l'oeil par sa simplicité, qui tranche avec les vitrines clinquantes des boutiques avoisinantes. "Café Riche, restaurant et bar", peut-on lire au-dessus de l'entrée. À deux pas de la place Al-Tahrir, en plein coeur du centre-ville du Caire, le Riche offre aux nostalgiques et aux rêveurs un refuge face à la réalité, parfois douloureuse, de l'Égypte d’aujourd'hui. Une fois passé le pas de la porte, oubliées les façades décaties des immeubles haussmanniens, le bruit, la pollution et les embouteillages qui caractérisent le quartier. Dans une atmosphère surannée, des tables recouvertes de nappes à carreaux rouge et blanc, des chaises en bois sur lesquelles est gravé le nom du restaurant. Les serveurs vous accueillent vêtus d'une longue robe bleu et or. Aux murs sont accrochées les vieilles photographies en noir et blanc de célèbres écrivains, chanteurs et acteurs illustres qui ont fait la renommée du pays à travers le monde arabe. Tous fréquentaient le Riche.

Fondé en 1908, l'établissement accueillait autrefois la crème de la crème de la société cosmopolite cairote. Symbole de la suprématie européenne en Égypte, les gérants étrangers se succèdent : un Autrichien, puis un Français qui revend l'établissement en 1916 lorsqu'il est appelé au front durant la Première Guerre mondiale. Par la suite, le Riche aura à sa tête des Grecs, jusqu'aux premiers propriétaires égyptiens qui rachètent l'établissement au début des années 1960. Avant la révolution des Officiers libres de 1952 : "on avait des clients de toutes origines. Des Français, des Anglais, des Italiens", se souvient Mohamed Hussein Sadek, le maître d'hôtel originaire de Nubie, qui a commencé à travailler au Riche en 1943, à l'âge de 13 ans. Même : "les Égyptiens, qui étaient des fils de bonne famille, parlaient toujours en français entre eux et avaient un arabe hésitant parce qu'ils faisaient leurs études en français", ajoute celui que tout le monde surnomme `Am Felfel. "À l'époque il n'y avait pas de distinction entre musulmans, chrétiens et juifs", précise-t-il, un brin nostalgique.

Des clients célèbres tels que Oum Kalsoum et Naguib Mahfouz

"Ce qui a fait le Riche, c'est l'histoire et la géographie", affirme d’un air amusé l'ingénieur Abbas Mahmoud, un habitué qui a supervisé les travaux de rénovation entrepris par le Riche après le tremblement de terre de 1992. L'histoire de l'établissement est en effet étroitement liée à l'Histoire avec un grand H, celle de l'Égypte et celle du monde arabe. Durant la Première Guerre mondiale, les correspondants de la presse occidentale se réunissaient ainsi au Riche, profitant de sa proximité avec le Savoy Hotel, où était installé l'état-major de l'armée britannique. En décembre 1919, alors que les Égyptiens manifestent contre l'occupation britannique, c'est à la porte du Riche que le Premier ministre Youssef Wahba, accusé d'être à la solde des Anglais, échappe de peu à un attentat fomenté par un jeune étudiant wafdiste. Durant la même période, la cave de l'établissement aurait accueilli des jeunes révolutionnaires qui y imprimaient leurs tracts anticolonisation. Lors des travaux de restauration réalisés dans les années 1990, les propriétaires ont retrouvé une presse manuelle, qu'ils exposent aujourd'hui au sous-sol transformé en salon. Ils découvrent également deux portes dérobées, qui permettaient vraisemblablement aux militants de fuir lors des rafles de police.

Très rapidement, le Riche deviendra un pilier de la vie culturelle de la capitale égyptienne. Dans les années 1920, l'établissement organise des concerts et des pièces de théâtre dans un jardin aujourd'hui disparu. En 1923, une certaine Oum Kalsoum y donnera l'une de ses premières représentations. Elle deviendra par la suite une chanteuse adulée dans le monde arabe. Dans les années 1960 et 1970, le restaurant compte parmi ses clients les plus grands noms de la littérature égyptienne, qui s'y retrouvent quasi quotidiennement : Tewfik el-Hakim, Youssef Idriss, Taha Hussein, Naguib Mahfouz, pour ne citer qu'eux. Le lauréat du prix Nobel de littérature est un habitué de l'établissement, dont il s'inspirera pour écrire l'un de ses plus célèbres romans, dans lequel il dénonce l'autoritarisme du régime nassérien, Karnak Café. Chaque vendredi il y tient par ailleurs un salon littéraire. "Il venait tous les matins à pied, il s'installait au fond du restaurant, commandait deux cafés et lisait la presse", se souvient Mohamed Hussein Sadek. "Il était toujours souriant, les étudiants venaient prendre conseil ou lui demander son avis sur des questions littéraires." C'est d'ailleurs dans les années 1960 qu'Abbas Mahmoud, lycéen passionné de littérature, commence à fréquenter le Riche. L'occasion pour lui de rencontrer ses auteurs préférés. "J'avais 15 ans, j'étais très timide, mais ce qui m'a encouragé, c'est M. Youssef Idriss avec son sourire", indique-t-il. "Lorsqu'il a su que je venais tout seul et que j'avais lu toutes ses oeuvres et celles de Naguib Mahfouz, il a été impressionné."

Des règles désuètes mais une clientèle fidèle

Depuis sa réouverture en 1999, après des années de travaux de rénovation et de batailles juridiques avec les autorités égyptiennes pour des questions d'autorisations et de permis, le Riche est en majorité fréquenté par des touristes en mal de dépaysement et une poignée d'irréductibles habitués, qui se réunissent notamment tous les vendredis autour du petit-déjeuner. Malgré la concurrence, les propriétaires tiennent à certains principes, désuets quand on les compare à ceux des cafés et des restaurants cairotes à la mode. Pas de livraison à domicile, pas de narguilés, et pas question de s'installer au Riche juste pour prendre un verre. Des conditions qui peuvent être dissuasives pour le client égyptien qui préfère les cafés à ciel ouvert des alentours, au passé moins illustre mais à l'atmosphère plus détendue. "Nous ne pensons pas uniquement en termes de marché. Nous avons notre propre clientèle", affirme cependant Andrew Abdel Malak, dont la famille possède le Riche depuis plus de quarante ans maintenant.

À la suite de la révolution du 25 janvier 2011, l'établissement a renoué avec la fièvre révolutionnaire de ses premières années. Derrière les vitres du Riche, jusque tard dans la nuit, les habitués peuvent observer les manifestants de la place Al-Tahrir envahir l'avenue Talaat Harb lors des rassemblements appelant à la chute du régime : celui de Hosni Moubarak, celui du Conseil suprême des forces armées, ou encore celui de Mohamed Morsi. Et entre deux passages par l'emblématique place, journalistes, militants prodémocratie, chercheurs et avocats des droits de l'homme se retrouvent au Riche pour disséquer l'incroyable vitalité retrouvée de la vie politique égyptienne."

Tony Gamal Gabriel

http://www.jeuneafrique.com/Article/JA2743p076.xml0/


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