dimanche 4 octobre 2015

"Baedeker" : sur la piste du fameux guide rouge

En 1978, dans son adaptation de "Mort sur le Nil" (Agatha Christie), le britannique John Guillermain
ne manque pas de mettre le "Baedeker" entre les mains de l'un des protagonistes, le Dr Beisner

C'est à la fin du XIXe siècle, principalement sous l'impulsion de l'agence Thomas Cook & Sons, que le tourisme devient florissant et se "démocratise" sur les bords du Nil. Ces "nouveaux" touristes éprouvent l'envie bien légitime d'avoir les informations nécessaires à la bonne préparation de leur séjour, que ce soit aux niveaux pratique (climat, vêtements, population, monnaie…), historique et culturel (notamment pour une meilleure compréhension du pays et de ses sites).

Ce besoin sera à l'origine d'un nouveau genre de publication qui, sous le nom de "guide", accompagnera le voyageur dans sa découverte de nouveaux "ailleurs".
Le guide de voyage devient vite un compagnon indispensable du touriste ...

En 1847, le "Handbook for travellers to Egypt", de Sir J. G. Wilkinson, publié par John Murray, signe le début des "Murray's handbook" ; puis le "Guide de l'Orient" de Joanne et Isambert, paraît chez Hachette en 1860.

Mais le guide que l'on trouve le plus souvent entre les mains des touristes en terre des pharaons, reconnaissable entre tous par sa couverture de toile rouge, c'est le "Baedeker " ! Publié en trois langues - allemand, anglais, français -, d'un poids d'environ 500 grammes, il délivre sur 400 à 600 pages une multitude d'informations, renseignements, conseils, adresses, cartes, plans et dessins.

Publié initialement en anglais, il sera décliné en deux tomes : "Basse Egypte, Fayoum et péninsule du Sinaï" paraîtra en 1878, puis "Haute-Egypte, Nubie jusqu'à la seconde cataracte et oasis de l'ouest" en 1892. Plus tard, en 1908, le guide sera consacré à "Egypte et Soudan". Ce sont 8 éditions anglaises qui sortiront des presses entre 1878 et 1829. Le premier guide en français paraîtra en 1898, suivi d'une seconde édition en 1903, puis "Egypte et Soudan" en 1908 et 1914.
Première édition française du Baedeker Egypte
Ed. Karl Baedeker, 1898


Carl (Karl) Baedeker est rompu à la publication de ces guides : il propose en effet plus de 60 destinations différentes et ré-édite régulièrement des mises à à jour. Et, pour l'Égypte, il met en application les mêmes règles : "Baedeker met au point une organisation remarquable : pour chaque titre de la collection, un coordinateur est nommé, assisté de collaborateurs ayant chacun une fonction nettement définie".

Ainsi l'édition de 1908 précise : "Le présent manuel, qui paraît aujourd’hui en 3e édition complètement remaniée, est dû à la collaboration assidue de plusieurs savants et d’autres connaisseurs de l’Orient. Son auteur principal, M. G. Steindorff, professeur d’égyptologie à l’université de Leipzig, a fréquemment visité le pays et l’a parcouru dans toute son étendue. Nombre de lecteurs qui se sont servi des éditions précédentes nous ont fait profiter de leurs expériences de voyage. Le texte français a été rédigé par M. Georges Calame, qui l’a contrôlé en partie sur les lieux. C’est donc un guide pratique et sûr que nous offrons aux touristes, et nous espérons aussi qu’il sera utile aux savants qui visitent le pays des pharaons".
Au centre, le guide Baedeker, reconnaissable à sa couverture de percaline rouge
De part et d'autre, détails de cartes postales Tuck Thackery (tout début du XXe)
représentant avec beaucoup d'humour des touristes Baedeker en main


Les informations pratiques délivrées en ce tout début de siècle nous plongent dans un univers élégamment et agréablement désuet. Elles nous ravissent aussi tant elles témoignent d'une qualité de vie, d'un standing, d'une liberté de temps, qui sont devenus rares, voire même impossibles, de nos jours... "Nos mois d'hiver sont l'époque la plus convenable pour un voyage en Égypte… Si l'on veut y passer l'hiver entier, on restera au Caire tout le mois de novembre ; en décembre, quand la fraîcheur commence, on ira dans la Haute Égypte (Louksor ou Assouan) et l'on reviendra au Caire en février. Cependant, si l'on souhaite visiter rapidement le pays, il suffira de 4 à 5 semaines".

Les conseils vestimentaires, tant par les termes employés que par les recommandations pratiques qui les accompagnent, sont emplis de charme : "Pour le voyage on n'a pas besoin de se vêtir autrement que dans le midi de l'Europe : un costume européen mi-saison en fort tissu de laine ; on recommandera à son tailleur des coutures et des boutons solides (en route les raccommodages coûtent du temps et de l'argent). Puis, un pardessus d'hiver pour la traversée aller et retour ainsi que pour les nuits fraîches d'Égypte ; des chemises de flanelle légère, des vêtements de dessous en laine ou autre chose de ce genre, comme on en a l'habitude ; de bons souliers solides et une paire de pantoufles ; un chapeau de feutre commode à larges bords ou bien un chapeau plus élégant qu'on changera au Caire pour les excursions contre un casque colonial (chapeau à haute-forme inutile, même pour les visites). Pour se protéger du hâle on se sert de foulards de soie légère, qu'on enroule autour du chapeau et qu'on laisse retomber sur la nuque. Nous recommandons aux dames : un costume en laine légère, plusieurs blouses (entre autres une chaude et une légère en soie que l'on puisse laver), un costume blanc ou de couleur bon teint et qui se lave, une robe élégante de soirée, une robe ample ou une jupe de "bicyclette" est pratique aussi. En plus de nombreuses chaussures, il ne faut pas oublier un attirail de couture, un panama, un chapeau de campagne en paille avec un grand voile vert ou bleu (que l'on trouve l'un et l'autre au Caire)".

Troisième édition française 1908 du Baedeker Egypte et Soudan

Leipzig, Paris, 1908


La liste des menus objets à emporter amène aussi un léger sourire : "un gobelet, une gourde, un bon couteau, un thermomètre, une boussole, une lampe électrique ou à acétylène pour éclairer les intérieurs sombres".

Quant aux monuments, ils sont ainsi abordés dans les généralités : "L’Égypte offrant une quantité presque innombrable de monuments, nous avons cherché à attirer l’attention sur les plus remarquables ; nous donnons non seulement une description détaillée de ce qui nous semble mériter le plus grand intérêt, mais encore nous nous sommes efforcés de mettre au second plan, par l’emploi de caractères plus petits, l’explication des curiosités moins importantes ou exclusivement scientifiques. On lira d’avance les indications relatives à l’origine, à l’histoire et à la signification d’un temple, d’un tombeau, etc., et on ne consultera sur place que le texte imprimé en gros caractères. De cette façon, le touriste qui suit notre itinéraire ne mettrait, par ex., pas plus d’une heure pour se faire une idée superficielle du temple de Dendéra. Les explications insipides des drogmans ne méritent aucune attention (...)"
Le "Baedeker" en poche, en toutes circonstances
Carte postale Tuck Thackery (début du XXe)

En ce qui concerne les lieux d’hébergement - présentés ou conseillés - Baedeker demande que l'on ne mette pas en doute sa probité : "Quant aux hôtels et aux autres renseignements pratiques, on sait que nos recommandations ne s’achètent à aucun prix, pas même sous forme d’annonce ; il ne peut par conséquent y avoir de doute sur notre impartialité".

Et enfin, le "Baedeker", en de nombreuses rubriques, veille également sur les finances de ses lecteurs : "Il est en général déconseillé de faire des emplettes en présence des drogmans, ce qui augmente le prix de la commission qu'ils perçoivent".

Avec sa couverture de percaline rouge, son format de poche in-18, le "Baedeker" est bien l'ancêtre de charme de nos guides de voyage… et au risque d'être anachronique, il était, pour les voyageurs de l'époque, le "must have", indispensable pour comprendre les clés et les ficelles du pays des pharaons.

marie grillot

sources :
Egypt : Handbook for travellers édited by Karl Baedeker, Part  First : Lower  Egypt, with the Fayum and   the Peninsula  of  Sinai, Publication date 1878, publisher Leipsic : K. Baedeker ; London : Dulau and Co.
Handbook for travellers edited by K. Baedeker, Part second : Upper Egypt, with Nubia as far as the Second Cataract and the Western Oases, Leipsic : Karl Baedeker, publisher 1892 
https://archive.org/details/egypthandbookfor00karl
Baedeker, Égypte, 3e édition, 1908, éditeur Paul Ollendorff, Leipzig & Paris 
Egypt and the Sûdân; handbook for travellers, by Karl Baedeker (Firm), 1914, Leipzig : K. Baedeker; New York, C. Scribner's sons
https://archive.org/details/egyptsdnhand00karl
John K. Walton, Histories of Tourism :  Representation, Identity and Conflict 
https://books.google.fr/books?id=i54UEQoLjcAC&pg=PA22&lpg=PA22&dq=guide+baedeker+egypte+1877&source=bl&ots=xiDDGuEzoR&sig=Kw-Z0F8zld8SpD2m2jjwwQHlXJA&hl=fr&sa=X&ved=0CCQQ6AEwAGoVChMIw7LyorT2xwIVQj8aCh1Hqg5x#v=onepage&q=guide%20baedeker%20egypte%201877&f=false
Alex W. Hinrichsen, Baedeker’s Travel Guides, 1832-1990, Bibliography 1832-1944; Listing 1948-1990, History of the publishing house - With illustrations and additional overviews 2nd edition, 2008
http://www.bdkr.com/AWH_bibliography_pt1.pdf
Marie-Elise Palmier-Chatelain, Pauline Lavagne d'Ortigue, L'Orient des femmes 
Sandrine Gamblin, Thomas Cook en Égypte et à Louxor : l’invention du tourisme moderne au XIXe siècle, 25-2 -2006 : Désirs d'Orient, Téoros, Revue de Recherche en Tourisme
https://journals.openedition.org/teoros/1476
Goulven Guilcher, Naissance du guide de voyage moderne au XIXe siècle
http://crlv.org/conference/naissance-du-guide-de-voyage-moderne-au-xixe-si%C3%A8cle
Goulven Guilcher, Les guides européens et leurs auteurs : clefs de lecture
http://insitu.revues.org/499
Paul-Laurent Assoun, L’"effet Baedeker" : note psychanalytique sur la catégorie de guide de tourisme
http://insitu.revues.org/582

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire