Toile d'Eugène Fromentin |
Le poète, romancier, peintre et critique d'art français Théophile Gautier (30 août 1811 - 23 octobre 1872) se rend en Égypte en 1869, invité par le khédive Ismaïl pour l'inauguration du Canal de Suez. S’étant cassé le bras lors de la traversée entre Marseille et Alexandrie, il verra son séjour quelque peu contrarié. Il ne pourra pas faire le voyage en Haute-Égypte auquel participeront entre autres le peintre Eugène Fromentin, le critique d’art Charles Blanc, ou encore l’écrivain Louise Colet. Il s’attardera par contre sur les impressions que lui inspirent les scènes de vie qu’il aperçoit du train entre Alexandrie et Le Caire, ainsi que ses visites de la capitale égyptienne.
L’ "accord" entre le fellah et sa terre l’inspire tout particulièrement. Ainsi que le fleuve irriguant cette terre, qu’il perçoit tout d’abord avec son regard d’artiste et sa sensibilité de poète. Puis, les impressions font place à une autre forme d’émerveillement, la "réalité" se substituant au rêve. Avec humour et un brin d’autodérision, l’auteur s’étonne presque de... "trouver le Nil, en Égypte, au milieu du Delta !
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Toile d'Eugène Fromentin |
"Une remarque qui se présente à l'esprit du voyageur le moins attentif, dès ses premiers pas dans cette basse Égypte où, depuis un temps immémorial, le Nil accumule son limon par minces couches, c'est l'intimité profonde du fellah avec la terre. Le nom d'autochtone est véritablement celui qui lui convient : il sort de cette argile qu'il foule ; il en est pétri et s'en dégage à peine. Comme un enfant le sein de sa nourrice, il la manipule, il la presse, pour faire jaillir de cette brune mamelle le lait de la fécondité. Il s'enfonce jusqu'à mi-corps dans cette vase fertile, il la fouille, il la remue, l'arrose, la dessèche, selon qu'il est besoin, y trace des canaux, y lève des chaussées, y puise le pisé dont il bâtit sa demeure éphémère, et dont il cimentera son tombeau.
Jamais fils respectueux n'eut plus de soin de sa vieille mère ; il ne s'en sépare pas comme ces enfants vagabonds qui délaissent le toit natal pour aller chercher les aventures ; toujours il reste là, attentif au moindre besoin de l'antique aïeule, la terre noire de Kémé. Si elle a soif, il lui donne à boire ; si trop d'humidité la gêne, il la dérive ; pour ne pas la blesser, il la travaille presque sans outils, avec ses mains ; sa charrue ne fait qu'effleurer la peau tellurique, recouverte chaque année d'un nouvel épiderme par l'inondation.
Photo d'Ernest Chantre - 1897 |
À le voir aller et venir sur ce sol détrempé, on sent qu'il est dans son élément. Avec son vêtement bleu, qui ressemble à une robe de pontife, il préside à l'hymen de la Terre et de l'Eau. Il unit les deux principes qui, échauffés par le soleil, font éclore la vie. Nulle part cet accord de l'homme et du sol n'est plus visible ; nulle part la terre n'a plus d'importance. Elle étend sa couleur sur toute chose : les maisons revêtent cette teinte, les fellahs s'en rapprochent par leur teint bronzé, les arbres, saupoudrés d'une fine poussière, les eaux, chargées de limon, se conforment à cette harmonie fondamentale. Nous faisions ces réflexions en traversant au galop de la locomotive cette vaste plaine brune, et nous nous disions que, pour la peindre, l'artiste n'aurait besoin sur sa palette que de cette couleur qu'on appelle précisément momie, avec un peu de blanc et de bleu de cobalt pour le ciel. Les animaux eux-mêmes portent cette livrée : le chameau fauve, l'âne gris, le buffle bleu d'ardoise, les pigeons cendrés et les oiseaux roussâtres rentrent dans le ton général. (...)
À peine avions-nous fait quelques pas qu'un spectacle magique surprit nos yeux émerveillés : nous avions devant nous le Nil, le vieil Hopi Mou, pour lui donner son antique nom égyptien, l'inépuisable père des eaux, le fleuve mystérieux dont tant de voyageurs, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours, ont inutilement cherché à pénétrer le secret, l'énigme liquide, cachant toujours plus loin ses sources problématiques par delà les marécages et les lacs, dans les montagnes de la Lune, au sein même de cet insondable continent africain, que connaissent seuls les éléphants, les rhinocéros, les girafes, les lions, les singes et les nègres.
Par une de ces impressions plastiques involontaires qui dominent l'imagination, le mot Nil éveillait dans notre esprit l'idée de ce colossal dieu de marbre nonchalamment accoudé dans une salle basse du Louvre, et se laissant escalader avec une mansuétude paternelle par ces petits enfants qui représentent des coudées, et figurent les phases de l'inondation.
Eh bien ! ce n'est pas sous cet aspect mythologique que le fleuve sacré nous est apparu pour la première fois. Il coulait à pleins bords, largement étalé, comme un torrent de limon, rougeâtre de couleur, ayant à peine l'apparence de l'eau avec un gonflement irrésistible et une rapidité épaisse. On eût dit un fleuve de terre. À peine si le reflet du ciel mettait çà et là sur le luisant de ses vagues tumultueuses quelques légères touches d'azur. Il était alors en pleine crue ; mais ce débordement avait la puissance tranquille d'un phénomène bienfaisant et régulier, et non le désordre convulsif d'un fléau.
Cette immense nappe d'eau chargée de vase féconde produisait, par sa majesté, une impression presque religieuse. Que de civilisations évanouies reflétées un instant dans ce flot qui coule toujours ! Nous restions là pensif, oubliant le déjeuner, absorbé, et ressentant cette vague angoisse qu'on éprouve après le désir accompli, lorsque la réalité se substitue au rêve. Ce que nous voyions était bien le Nil, le vrai Nil, ce fleuve que tant de fois nous nous étions efforcé de découvrir avec l'œil de l'intuition. Une sorte de stupeur nous clouait sur la rive : c'était pourtant chose toute simple que de trouver le Nil, en Égypte, au milieu du Delta. Mais l'âme a de ces étonnements naïfs !”
Extrait de "L’Orient", tome 2, 1882
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