Pierre Tallet, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé d’Histoire, est maître de conférences en archéologie égyptienne à l’université de Paris-Sorbonne Paris-IV (UFR d’histoire de l’art et d’archéologie). Il est spécialisé dans de nombreux domaines, comme le Moyen Empire, Sésostris III ou bien encore la "cuisine des pharaons". Et, depuis plus d'une quinzaine d'années, il dirige ou co-dirige des missions archéologiques de l’IFAO au sud-Sinaï, à Ayn Soukhna et au Ouadi el-Jarf (côte occidentale du golfe de Suez, mer Rouge). Il a accepté de répondre à nos questions sur la mission menée sur ce dernier site et la grande découverte qui y a été faite : des papyrus les plus anciens jamais retrouvés, datant de l'époque de Khéops. Quel éclairage nous apportent-ils aujourd'hui sur le règne de ce pharaon qui a fait construire la Grande Pyramide de Guizeh ? Mais plus sûrement, que nous révèlent-ils du travail de ces équipes qui oeuvraient pour la grandeur de pharaon ?
Égypte actualités : C'est sous l'égide de l'IFAO, et en étroite collaboration avec des équipes égyptiennes, que vous travaillez, depuis 2011, à Ouadi el-Jarf. Comment vous est venue l'idée de fouiller ce port antique qui se trouve à 180 km au sud de l'actuelle ville de Suez car, depuis le passage de John Gardner Wilkinson et James Burton en 1823, il semblait avoir peu suscité l'attention des égyptologues ?
Pierre Tallet : Avec mes collègues Georges Castel (IFAO) et le professeur Mahmoud Abd el-Raziq (université d’Ismaïlia), nous travaillons depuis 2001 sur le site d’Ayn Soukhna, où une série d’inscriptions rupestres suggérait, dès la découverte du site, une connexion entre ce point de la côte et le sud-ouest de la péninsule du Sinaï, où les Égyptiens exploitaient des mines de cuivre et de turquoise.
La fouille de ce premier site nous a permis progressivement de comprendre quelles étaient les caractéristiques principales des sites portuaires égyptiens, notamment la présence d’une série de galeries creusées dans la montagne, servant à ranger des embarcations démontées.
Ayn Soukhna |
À Ayn Soukhna, les restes de deux de ces embarcations, carbonisées mais complètes, ont été retrouvées dans deux des magasins aménagés sur le site.
Les récits de l’explorateur britannique, qui mentionnaient au Ouadi el-Jarf l’existence de galeries analogues, qui avaient été retrouvées et également décrites par des pilotes du canal de Suez dans les années 1950, nous ont immédiatement fait penser qu’il devait y avoir sur ce deuxième site (qui n’est éloigné d’Ayn Soukhna que d’une centaine de kilomètres) une autre installation portuaire. La fouille, commencée en 2011 en partenariat avec l’université d’Assiout et le professeur El-Sayed Mahfouz, a été au delà de nos attentes car elle a permis rapidement l’identification d'un port bien daté du début de la IVe dynastie (c. 2600 av. J.-C.), équipé notamment d’une jetée de grande taille en forme de L, orientée au nord, qui est la plus ancienne structure de ce type au monde jamais découverte à ce jour.
ÉA : Vous avez retrouvé des vestiges d'infrastructures qui témoignent de l'activité de ce port antique : quels sont-ils ? des galeries, des magasins, des lieux de culte ? des lieux de vie pour les ouvriers et marins ?
PT : Outre l'aménagement du port lui-même, nous avons trouvé des vestiges de campements, des fours de potiers, des traces de l’activité de cuisson du pain. Cela indique une forte présence d’équipes, probablement des spécialistes de la navigation qui travaillaient là, y vivaient ou y faisaient escale.
Nous n'avons pas trouvé de temple, mais les vestiges de temples divins sont rares aux époques anciennes de l’histoire égyptienne, même dans la vallée du Nil. La mention du dieu Thot a cependant été découverte sur un fragment de papyrus, et l’on sait qu’un culte lui était rendu près des mines de turquoise du Ouadi Maghara, au Sinaï, qui étaient l’objectif principal de ces expéditions maritimes.
Nous avons également exploré en partie le système de galeries qui était mentionné par Wilkinson. Celles-ci sont aménagées à une distance d’à peu près 6 km du rivage : elles sont très larges (3 m en moyenne), très hautes (de 2,20 à 2,50 m) et ont une longueur qui peut atteindre 30 m. Elles sont la caractéristique principale d’un "port intermittent" car elles permettent d’entreposer sur place, en attente d’une nouvelle utilisation, les bateaux qui étaient utilisés sur le site.
Les expéditions qui étaient organisées depuis ces ports de la mer Rouge - qu’elles aient été destinées à se rendre vers Pount, au sud de la mer Rouge, ou plus simplement au Sud-Sinaï, sur l’autre rive du golfe de Suez - étaient des opérations complexes, extrêmement bien organisées par la monarchie égyptienne. Il fallait acheminer vers la côte l’ensemble du matériel par les pistes du désert oriental, dont les embarcations qui étaient transportées en pièces détachées. Puis il fallait réassembler celles-ci sur la côte avant de les utiliser. La préparation de l'expédition et l'expédition elle-même pouvaient durer une dizaine de mois. Au retour, les navires étaient à nouveau démontés et entreposés dans ces galeries dont l'accès était condamné par de grosses herses de calcaire de plusieurs tonnes.
ÉA : Les galeries ont-elles livré d'autres objets ? d'autres informations ?
PT : Les galeries contiennent un nombre important de fragments de bois qui ont appartenu à des embarcations, ainsi que des cordages, des tissus et des éléments organiques. Malheureusement, à la fin de l’histoire du site, qui semble avoir été définitivement abandonné peu de temps après le règne de Khéops, il est vraisemblable que toutes les pièces qui pouvaient être encore utilisées ont été récupérées par les Égyptiens. Ce qui subsiste permet quand même d’avoir une idée des embarcations qui étaient employées dans ce port.
On trouve également de grandes jarres, qui étaient fabriquées sur place, et servaient sans doute de containers multIfonctionnels dans le cadre des expéditions. Ces récipients sont régulièrement inscrits au nom des équipes de bateliers auxquelles ils étaient destinés, des équipes dont le nom est parfois formé sur celui du souverain : l’une d’entre elles s’appelle par exemple "Ceux qui sont connus des ‘Deux Horus d’Or’" ("Deux Horus d’Or" est l’un des noms du roi Khéops).
ÉA : Et c'est en 2013 que, devant l’une des galeries du site, votre mission trouve des documents incroyables : des papyrus, les plus anciens jamais découverts en Égypte ! Pouvez-vous raconter cette découverte ? Se rend-on immédiatement compte de l'importance de ce que l'on met au jour ?
PT : La découverte a été progressive. Nous avons trouvé des papyrus vierges tout d'abord, puis des fragments de ce qui était souvent des comptabilités, et enfin des morceaux de plus en plus importants. En fait, les découvertes se sont accélérées les quinze derniers jours de la mission, et le lot le plus important a été mis au jour le 1er avril ! Actuellement, ce sont, au total, plus de 800 fragments - qui devaient appartenir à au moins 15 rouleaux de papyrus différents -, qui ont été exhumés et immédiatement protégés sous des plaques de verre. Lorsque nous avons lu le nom de Khéops sur certains papyrus, nous avons mesuré l'importance de ces écrits : nous avions en main les plus anciens papyrus connus à ce jour ! Ces papyrus augmentent sensiblement le nombre de témoignages écrits datés du début de la IVe dynastie, constitués jusqu’ici presque exclusivement d’inscriptions funéraires, souvent répétitives, placées dans les tombeaux de cette période.
ÉA : Une partie de cet ensemble est désormais connu sous le nom de "Journal de Merer". Qui était ce "Merer" ? Est-ce que ce "Journal" constitue l'un des seuls - ou bien l'unique - témoignage(s) relatant l'organisation de l'approvisionnement en blocs de pierre du chantier des pyramides ? Et les carrières de Tourah étant à 17 km de Guizeh, comment expliquer la présence de ces témoignages aussi loin ?
PT : Merer était à la tête d'une équipe de bateliers qui chaque année menait plusieurs missions, dans différents endroits, aux pyramides, dans le Delta ou sur la mer Rouge. Il tenait un "journal de bord" qui avait valeur de compte rendu de son travail, de justificatif pour ses missions. C'était en quelque sorte un fonctionnaire qui chaque jour consignait le déroulement de ses activités : si elles se déroulaient comme prévu, ou bien si elles étaient contrariées, retardées, comme par exemple en raison de "panne de vent".
L'intérêt principal réside dans le fait que Merer et son équipe ont travaillé à Tourah, une carrière de calcaire située à 17 km de Guizeh dont les belles pierres blanches ont été utilisées pour le parement des pyramides. L'équipe était chargée de transporter les blocs de la carrière jusqu'au plateau de Guizeh. Ce travail devait se faire pendant la période de la crue du Nil, de fin juillet à octobre-novembre.
ÉA : Merer se révèle donc être un témoin oculaire d'une partie de la construction des pyramides ?
PT : Tout à fait ! Il nous livre des informations extrêmement techniques, sur la navigation, sur les aménagements fluviaux, sur le transport des blocs. Il indique notamment le temps qu'il mettait pour effectuer ses trajets aller retour entre Tourah et Guizeh, et l'on se rend compte que tout était parfaitement organisé.
Il évoque aussi probablement l'existence du temple de la vallée de Khéops, qui doit être aujourd'hui enfoui sous l'actuelle ville de Guizeh. Il est clair que la main-d’œuvre - sans doute moins importante que ce que l’on pense souvent - n’était pas constituée d'esclaves mais bien d'équipes spécialisées, soigneusement entretenues par l’État égyptien, qui étaient rodées à ce travail où tout était planifié. Dans le cas de Merer, on note en revanche qu’il ne dit rien des techniques de construction de la pyramide, tout simplement car cela ne relève pas de sa mission.
ÉA : Comment expliquer que ces documents aient été abandonnés à Ouadi el-Jarf ?
PT : Le journal est daté de la dernière année connue du règne de Khéops, l'an 26 ou 27. Peut-être que le changement de souverain a alors modifié les règles de l'administration et rendu inutiles ces comptes rendus détaillés, qui, n'ayant plus d'importance, ont été abandonnés...
L'étude de ces papyrus reste à poursuivre, et il est assuré que nous en avons encore beaucoup à apprendre.
Propos recueillis par marie grillot
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