samedi 10 octobre 2015

Cocteau in Cairo


Après un premier voyage-reportage en Égypte en 1936, comme envoyé spécial du journal "Paris-Soir", le cinéaste, chorégraphe, peintre, auteur dramatique et poète français Jean Cocteau (1889-1963) retourne au pays des pharaons en 1949, à l’occasion d’une "tournée de théâtre" au Moyen-Orient, au cours de laquelle sont jouées plusieurs de ses pièces ("Les Parents terribles", "La Machine infernale", "Les Monstres sacrés"), notamment par Jean Marais, Édouard Dermit, Yvonne de Bray et Gabrielle Dorziat. Il relate ce second séjour dans "Maalesh", un ouvrage qui connaît un succès mitigé et suscite surtout, précisent Anne Jouffroy et Hélène Renard :"la colère des Égyptiens et le scandale chez les égyptophiles français, indignés par ses critiques de l’Égypte moderne".

Outré par le regard que porte le poète dramaturge sur les contrastes sociaux en Égypte (“mélange d’un luxe et d’une misère aussi extrêmes l’un que l’autre”), le roi Farouk ordonne même l’interdiction du livre. Un ouvrage que l’écrivain égyptien Ahmed Youssef considère néanmoins comme : "le plus grand voyage littéraire des cinquante dernières années".

"Homme je suis parti, déclare Cocteau en guise de justification, homme je rentre. Et pas homme de lettres. Homme tout court. Cela me permet de dire ce que je pense, de ne ménager personne et de ne louer que les êtres dont le contact humain m’a plu.
Peu importe si un pays se vexe. Les êtres, dont je parle et qui l’habitent, se jugent avec la même liberté que moi. Si on me refuse mes passeports, il existe encore trop de pays pour ce qui me reste à vivre."

Au chapitre des impressions favorables, Cocteau fait figurer certains égyptologues avec lesquels il a pu s’entretenir et qu’il décrit comme des "moines laïcs qui se consacrent à l’étude du sol de l’Égypte" ("Ils circulent de place en place par les pistes caillouteuses, dans des voitures ouvertes qui semblent sortir du cimetière à la ferraille. Le soleil, le chaud, le froid, les tempêtes de sable, rien ne les arrête. Je les salue.")

Parmi eux, une figure remarquable : le "docteur" Drioton : "figure joviale et qui communique une sorte de vie allègre aux nécropoles. Il glisse de siècle en siècle, nous épargne les oeuvres mineures, ne s’arrête qu’aux chefs-d’œuvre."

Nous retiendrons surtout de "Maalesh" l’extrait qui suit, dans lequel Cocteau relate sa rencontre avec l’universitaire, romancier, essayiste et critique littéraire égyptien Taha Hussein (14 novembre 1889 - 28 octobre 1973). Pour la compréhension de ce texte, il est bon de rappeler que celui qui est considéré comme le doyen de la littérature arabe et l’un des plus importants penseurs arabes du XXe siècle fut aveugle tout au long de sa vie et qu’il a été quelque temps ministre de l’Éducation nationale dans son pays.

"Taha Hussein est à l’index. Ses démêlés avec la censure paralysent sa plume. Il est aveugle. Il voit. Il voit plus loin qu’il n’est permis de voir en Égypte. Sa femme est française. Leur fils Claude fait ses études à Paris. J’admirais cet homme. Après ma visite je le respecte. C’est une âme inflexible. On devine une force crainte. Cette force est sans doute plus grande que lorsqu’il était ministre. Elle augmente d’être dans l’ombre. On le consulte. On l’aime. On le déteste. On le craint. Il ne dit pas : 'On m’a lu.' Il dit : 'J’ai lu.' Il me parle de 'Britannicus' et le juge, non par l’oreille, mais par les yeux.
Un soir d’opéra italien, il s’agaçait d’une chanteuse laide dont la voix était belle. 'Peu m’importe sa belle voix, disait-il, elle est trop laide.'
Le dimanche, il reçoit, et, sans se tromper, présente les nouveaux venus et peut en faire, lorsqu’ils sortent, une description minutieuse.
Il est d’origine paysanne. C’est un véritable aristocrate. Cet index et la langue arabe écrite qu’il emploie et que si peu de personnes entendent le maudissent superbement. En face de ses lunettes noires qui vous “regardent”, il semble que les vestiges de l’ancienne Égypte retrouvent un sens et cessent d’être des buts de promenade.
Taha Hussein est l’ex-doyen de la Faculté des Lettres. Politiciens, docteurs, égyptologues viennent se rassurer dans sa maison charmante où rien ne flotte, où cesse le vague, l’absence de contour. Il est oracle et simple.
Sa femme et lui sont en dispute sur un point des 'Parents terribles' [pièce et film de Cocteau]. Il me demande qui est exactement Yvonne. Je réponds : 'Une mère enfant.' 'Cela, dit-il, m’explique tout. Ma femme triomphe. Elle avait raison.' Et il ne cherche pas davantage à défendre son point de vue. Il ne me l’expose même pas. Il estime s’être trompé, l’admet en une seconde et trouve que ce serait du temps perdu."

Marc Chartier

sources :
Maalesh, de Jean Cocteau, Gallimard, 1949
Cocteau l'Egyptien. La tentation orientale de Jean Cocteau, par Ahmed Youssef, éditions du Rocher, 2001
L'Égypte, collection "Les Académiciens racontent", textes choisis et présentés par Anne Jouffroy et Hélène Renard, Flammarion, 2014

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