jeudi 3 septembre 2015

Pascal Vernus : Écriture et littérature dans l'Égypte ancienne


Pascal Vernus est l'un de nos plus éminents égyptologues. Agrégé de lettres classiques, docteur d'État, il a été nommé, en 1976, directeur d'études en linguistique égyptienne et en philologie à l'École pratique des hautes études à la Sorbonne. Auparavant, il a été pensionnaire de l'Institut français d'archéologie orientale du Caire et a enseigné à Yale. Il a écrit de nombreux ouvrages et sa passion pour les hiéroglyphes, née lorsqu'il était enfant, ne s'est jamais démentie. Nous le remercions du fond du coeur d'avoir accepté de répondre à nos questions.

Égypte actualités : Comment et quand l'écriture égyptienne est-elle née ? Qui l'a codifiée et quelle a été son évolution sur une période de près de 3000 ans ?

Pascal Vernus : Un point essentiel: les premières attestations de l'écriture au sens fort du terme sont antérieures à la fondation de l'État pharaonique, entendu comme l'union de la Haute et de la Basse Égypte, vers 3000 avant J.-C., sous la férule du mythique pharaon Ménès, lequel recouvre probablement Nârmer et/ou Âha. Le détail est très complexe, car la nature exacte de certains pictogrammes, comme ceux des étiquettes de la tombe Uj d'Abydos, demeure incertaine. Néanmoins, sur quelques objets des souverains "proto-thinites" qui, avant Ménès, avaient dominé une partie de l'Égypte - on les regroupe sous le terme bien peu heureux de "Dynastie Zéro" - apparaissent de courtes notations impliquant déjà un système d'écriture, fût-il embryonnaire. Ces notations écrivent des noms propres, des noms géographiques, et même des noms abstraits ("compte").
"Serekh"

L'une des raisons qui ont pu pousser à l'élaboration de ce système est le désir d'actualiser le nom du souverain régnant. À l'origine, l'emblème appelé "serekh", et qui représente une façade de palais, symbolisait à lui seul le pouvoir ; comme si une image du palais de l'Élysée ou de la Maison Blanche symbolisait le président de la République française ou le président des États-Unis d'Amérique. Puis on inséra dans le serekh, ou à côté de lui, un emblème indiquant le souverain particulier détenteur de ce pouvoir. A priori, cet emblème n'est pas nécessairement un signe d'écriture ; pour continuer la comparaison, la croix de Lorraine peut évoquer De Gaulle, mais n'écrit pas phonétiquement le nom de "De Gaulle". Dans une troisième étape, on utilisa pour écrire le nom du souverain associé au serekh, non plus un simple emblème, mais une combinaison de signes écrivant en partie phonétiquement le nom du souverain. Ainsi, pour le roi pro-thinite Nyneith et pour l'illustre Nârmer, dernier roi proto-thinite ou premier pharaon. Dès lors, nous sommes dans l'écriture et non plus dans le pictogramme ou la simple "sémiographie".

Pendant plus de trois siècles, l'emploi de l'écriture se limite à ce genre de courtes notations qu'on appelle "énoncés-titres". Les textes comportant des phrases complexes, avec des verbes conjugués, n'apparaissent qu'à la fin de la Deuxième Dynastie. Dès lors, l'écriture va se répandre de plus en plus dans l'univers pharaonique. D'une part, dans la vie quotidienne et dans la pratique administrative et juridique - des comptabilités datant de Chéops (Quatrième Dynastie) viennent d'être récemment découvertes -; d'autre part, sur les monuments de la religion publique, sur ceux du pouvoir pharaonique, et sur ceux des particuliers, essentiellement les membres de l'élite. Cette expansion de l'écriture a été progressive. Ainsi, la diffusion par l'écrit, et non plus simplement par l'oral, des oeuvres littéraires ne se serait - semble-t-il - opérée qu'à partir du Moyen Empire (début du Deuxième Millénaire avant J.-C.). D'une manière générale, on observe la tendance à accroître, au fil du temps, l'étendue des textes hiéroglyphiques sur les monuments. De très longues inscriptions couvrent pratiquement toutes les surfaces accessibles dans les temples des époques gréco-romaines comme ceux de Dendara, d'Edfou, de Kom Ombo ou de Philae.

ÉA : Les hiéroglyphes étaient-ils couramment employés ou bien étaient-ils réservés uniquement aux textes sacrés ?

PV : Contrairement à ce qu'on est porté à croire naïvement, l'écriture hiéroglyphique n'est pas l'écriture courante. Son tracé très compliqué et franchement laborieux la rend inappropriée aux usages quotidiens. Imaginons un jeune égyptien rédigeant en hiéroglyphes une lettre enflammée à sa fiancée ; le temps qu'il ait terminé de l'écrire, elle aurait pris un autre amoureux !
Démotique

Le tout-venant du lettré de base utilise des "tachygraphies" ("écritures rapides"), c'est-à-dire des écritures où le tracé des signes est très simplifié, voire "cursif", au point que souvent le hiéroglyphe originel n'est plus reconnaissable. On appelle "hiératique", puis "démotique", ces "tachygraphies".

La maîtrise de l'écriture hiéroglyphique est le stade ultime de la culture des lettrés et tous n'y parviennent pas, loin de là. C'est une affaire de spécialistes, souvent appelés "prêtres-lecteurs", liés aux temples et aux nécropoles. L'écriture hiéroglyphique est particulièrement étudiée dans les officines sacerdotales appelées "maisons de vie". D'une manière générale, cette écriture est fondamentalement une écriture "monumentale", en donnant à "monument" un sens large, du temple à l'objet. Ses propriétés spécifiques dans la manière dont elle investit l'espace (quatre directions possibles de lecture) et dans la manière dont elle s'agence dans le champ des représentations lui permettent de s'adapter harmonieusement à la logique du monument et de parvenir à une symbiose sémiotique - en termes modernes une synthèse multimodale - exploitant au mieux les ressources de l'image et de l'écriture.

Bien plus, c'est à travers des signes "figuratifs", c'est-à-dire reproduisant des éléments de l'univers égyptien que l'écriture hiéroglyphique véhicule la langue égyptienne. Ce faisant, elle permet de saisir une réalité dans ce qui en constitue l'essence pour les Égyptiens : son nom et son image. Écrire en hiéroglyphes implique de débusquer les différentes manifestations de cette réalité à travers les images et les sons susceptibles de l'écrire. C'est donc une activité quasi philosophique, ou, dans la perspective égyptienne, un savoir sur le monde.

Et c'est plus encore. Dans l'Égypte pharaonique, comme dans beaucoup d'autres cultures, il n'y a pas de séparation absolue entre une réalité, d'une part, son nom et son image, d'autre part. À ceux-ci demeure potentiellement attaché quelque chose de celle-là. En écrivant en hiéroglyphes, on risque toujours de faire advenir ce qu'on écrit, selon un processus qu'on qualifiera soit de "performatif", soit de "magique". D'où manipulation possible. De fait, quand on veut nuire à une personne, ou à un dieu, on peut non seulement effacer ou mutiler son image, mais encore, mutiler les graphies de son nom et les connoter péjorativement par des artifices graphiques.

ÉA : L'écriture égyptienne était-elle suffisamment riche pour traduire tous les sentiments, toutes les situations de la vie personnelle et collective des anciens Égyptiens ?

PV : Dans la mesure où l'écriture égyptienne est une véritable écriture, elle est capable de fixer visuellement tous les énoncés possibles à travers lesquels les anciens Égyptiens exprimaient leurs sentiments et les situations de leur vie personnelle et collective. Leur univers étant différent du nôtre, il arrive qu'il n'y ait pas toujours dans leur langue des mots exprimant des notions plus modernes. Par exemple, pas de terme spécifique pour "jalousie". La notion de "pardonner" requiert une laborieuse périphrase : "faire retour sur son sentiment en étant apaisé". Cela posé, on se gardera bien d'exagérer les différences et de cantonner les anciens Égyptiens dans une irréductible altérité. En fait, les difficultés que rencontre l'égyptologue dans sa traduction des textes - et son lecteur non spécialiste ! - proviennent de ce qu'il n'a qu'une maîtrise imparfaite de la langue égyptienne.

Cela est dû en partie à l'écriture qui ne note que les consonnes et ne permet pas de connaître la vocalisation, même si on peut la reconstituer très partiellement à partir du copte, dernier état de l'égyptien écrit dans un alphabet comportant les voyelles.

Notre maîtrise imparfaite de l'égyptien tient aussi à ce qu'il s'agit d'une langue morte. Point d'informateur pour éclairer le linguiste, lequel ne dispose, somme toute, que d'un corpus textuel apparemment énorme, mais en pratique bien insuffisant et en général très inégalement réparti. Il croule sous les textes religieux et les grimoires magiques, alors qu'il souhaiterait davantage de documents reflétant le vernaculaire, à tout le moins pour les époques anciennes.

Mais il ne faut pas oublier que cette écriture, et par la-même, sa lecture, n'étaient à la portée que d'une infime partie de la population. La tradition orale était donc forcément de mise.

Effectivement, la maîtrise de l'écriture n'était l'apanage que d'une minorité. On a voulu la chiffrer à 1% à partir, faute de mieux, d'extrapolations contestables. Le chiffre fournit à tout le moins un ordre d'idée. Lorsque les Égyptiens parlent de la tradition, ils l'envisagent tout à la fois écrite et orale, mettant systématiquement en parallèle "ce qu'ont dit les ancêtres" avec "ce qui est dans les écrits anciens" comme véhicules de cette tradition.


ÉA : Quels principaux témoignages de la littérature égyptienne a-t-on retrouvés ? Y avait-il des contes ? des romans ? des poésies ? des maximes ? et sur quels supports sont-ils rapportés ?

PV : La très riche littérature égyptienne peut être répartie en trois genres :
• Les narrations.
• La littérature d'idée.
• La poésie et la lyrique.

Les narrations peuvent être à la troisième personne. Ce sont souvent des contes ou des légendes reposant sur des mythes désacralisés. D'autres mettent en scène les aventures imaginaires de personnages historiques, pharaons renommés ou généraux prestigieux. La plupart se déroulent dans un univers enchanté.

Par ailleurs, il existe des narrations à la première personne, et donc censées rapporter une expérience personnelle que de longs périples et de piquantes tribulations rendent passionnante. La plus réussie, “Les aventures de Sinouhé” (titre donné par les égyptologues), est unanimement considérée comme le chef-d'oeuvre de la littérature égyptienne. Elle a suscité, quatre mille ans après, un chef-d'oeuvre de la littérature finlandaise sous la plume de Mika Waltari.

Sous le terme "littérature d'idée", on classe différentes oeuvres qui ont en commun de proposer ou de discuter une vision du monde. Beaucoup sont des "sagesses" - ou encore "enseignements" ou "instructions". Elles visent à inculquer les normes du comportement sous forme d'injonctions et de prohibitions, très fréquemment placées dans la bouche d'un personnage investi d'une haute autorité morale et s'adressant à un plus jeune. Par ailleurs, sous forme de lamentations, de dialogues, de monologues et même de contes (“Conte de l'oasien”), d'autres oeuvres mettent en question la société et son fonctionnement, en remontant, au besoin, à ses fondements religieux, jusqu'à interpeller le créateur sur la place du mal dans le monde qu'il a créé ("théodicée").

La lyrique égyptienne est bien heureusement représentée par une série de chants d'amour, datés de l'Époque Ramesside (XIIIe-XIe siècle avant J.-C.). L'amant et sa maîtresse, en égyptien le "frère" et la "soeur", sans aucune implication d'inceste, font part tour à tour de leurs émois et sentiments dans un cadre de vie raffiné. Villas luxueuses, jardins soigneusement entretenus et agrémentés de pièces d'eau, arbres et plantations abondantes sont les témoins, voire les confidents, de ces tourtereaux dont les épanchements et les "intermittences du coeur" ne laissent pas de toucher notre moderne sensibilité par-delà le temps et l'espace.

Par ailleurs, sont présentés comme "chants de harpistes", des poèmes incitant à cueillir les roses de la vie, pour citer Ronsard de manière volontairement anachronique, face aux incertitudes de la destinée post-mortem.

ÉA : J'imagine que lorsque l'on découvre les richesses de l'écriture, on ne peut cesser d'être redevable à Champollion et à son génie qui en a permis le déchiffrement ?

PV : Bien sûr, sans Jean-François Champollion, nous n'aurions de l'Égypte pharaonique qu'un très malingre aperçu ; ses monuments demeureraient anonymes, et sa littérature ignorée. Le patrimoine culturel de l'humanité s'en fût trouvé singulièrement amoindri. Ce qui frappe le plus dans le déchiffrement des hiéroglyphes, c'est que Champollion décida de s'y attaquer dès l'enfance. Il mit toutes les chances de son côté en se donnant très précocement une immense culture linguistique. Et de fait, elle s'est révélée utile. À elle seule, la Pierre de Rosette n'aurait pas permis de casser le code. C'est parce que Champollion a mobilisé cette culture et en particulier sa maîtrise du copte, dernier état de la langue égyptienne, qu'il a réussi là où d'autres avaient échoué. Il n'y a aucun fondement sérieux dans l'argumentaire de ceux qui ont tenté de contester ses mérites.

ÉA : Vous avez été très jeune fasciné par l'écriture hiéroglyphique "par les images" comme vous disiez, et quelques années plus tard, vous l'avez apprise avec des maîtres, Étienne Drioton tout d'abord, et puis avec celui qui a été votre condiscipline, et votre ami, pendant 40 ans, Jean Yoyotte ?

De g. à dr. : Drioton, Desroches Noblecourt, Posener, Sauneron, Yoyotte

PV : Le Chanoine Drioton, alors Professeur au Collège de France, me donna accès à la bibliothèque dudit établissement dont j'avais tout d'abord été chassé par le bibliothécaire, en raison de mon trop jeune âge. Il est vrai que je n'étais guère qu'un lycéen, encore loin du baccalauréat. Par la suite, j'ai eu la chance de fréquenter des égyptologues prestigieux. Christiane Desroches Noblecourt, à qui l'égyptologie doit sa triomphante médiatisation. Georges Posener, parangon de rigueur méthodique, et dont l'enseignement rayonnait dans le monde entier, confirmant ainsi l'éminente place de la France dans l'égyptologie. Serge Sauneron, qui parvint à extraire le temple d'Esna des immondices et de l'indifférence qui l'avaient presque enseveli. C'est encore lui qui révéla au monde savant l'immense intérêt archéologique des oasis du désert libyque, où désormais, nombre de nations se disputent des concessions archéologiques. Enfin, Jean Yoyotte. Il associait une connaissance inégalée de l'Égypte pharaonique dans tous ses états, des palettes proto-thinites aux interprétations gréco-romaines de la religion, à une intelligence et une perspicacité dignes de Jean-François Champollion. Personnalité extrêmement originale, amoureux des mots et du langage, il incarne le vrai découvreur, c'est-à-dire celui qui fait progresser sa discipline en sachant remettre en cause les croyances mal fondées, mais reçues comme vérités établies faute de documentation solide et d'esprit critique. Ébranlant les vieux dogmes desséchés et secouant le conformisme ronronnant, il a ouvert à notre connaissance de l'Égypte pharaonique des domaines jusqu'alors inexplorés. 

Propos recueillis par marie grillot




Interview de Pascal Vernus


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