jeudi 24 septembre 2015

L'Égypte de Tobie Nathan : Ce pays qui lui ressemble


Tobie Nathan est né en 1948 au Caire, au sein d'une vieille famille juive égyptienne. Il passe un enfance heureuse dans cette immense capitale où religions, nationalités et cultures se mêlent dans un patchwork cousu main. Mais les temps changent et amoindrissent la tolérance. À 9 ans, il doit quitter le pays, son pays… Après une année passée en Italie, c'est en banlieue parisienne que sa vie devra faire reprendre ses racines.
Tobie Nathan est devenu psychothérapeute, psychanalyste, professeur d’Université, auteur d'essais et de romans. Son dernier ouvrage "Ce pays qui te ressemble" nous plonge dans une Égypte qui a été, et qui n'est plus, comme l'enfance qui s'en est allée, mais qui à jamais demeure en nous… Des sons, des odeurs, des parfums, des personnages, des noms de rues et de quartiers, des évènements, voulus et subis, tout ce qui construit les souvenirs se retrouve et jaillit à chaque page et nous entraîne dans une belle, formidable et prenante histoire.

Un cordial merci à Tobie Nathan pour cette interview accordée à "égyptophile"
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Égypte actualités : Dès les premières pages de "Ce pays qui te ressemble" nous sommes plongés dans un univers de légendes, de magie, de sorcellerie, de djinns et de ‘afrits : elle était vraiment comme cela l'Égypte de votre enfance?

Tobie Nathan : L’Égypte de mon enfance était ainsi et elle était aussi tout le contraire - les deux faces étant représentées à la maison. Ma mère était une femme rationnelle, professeur de mathématiques, qui croyait à la science et à la médecine ; ma grand-mère paternelle, qui vivait avec nous, connaissait les magies pour soigner les bébés et celles qui déclenchaient la passion amoureuse. Lorsqu’un enfant était malade, c’était un peu la guerre entre les deux. L’une administrait les médicaments, l’autre faisait des ablutions, des prières et accrochait des talismans. Si bien que, lorsque l’enfant guérissait, on ne savait si c’était la magie de la science ou la science de la magie…
Mais, au début des années 50, le pays entier était ainsi, fasciné par une modernité occidentale et viscéralement lié aux traditions ancestrales. Les bourgeoises s’habillaient à la mode d’Hollywood et se promenaient au volant d’américaines décapotables alors que les pauvres, sans doute par réaction, de plus en plus attirés par une religion austère, commençaient à se voiler…

ÉA : Votre fresque court sur plus de cinquante ans et nous présente une Égypte où Musulmans, Juifs, Coptes vivaient ensemble, sans vraiment se mélanger, mais en se respectant, un monde que vous avez connu et que vous espérez voir revenir un jour ?

TN : Ce monde multiple, cosmopolite et la plupart du temps joyeux était fait d’une multitude de communautés - certaines très importantes, comme les Coptes, d’autres beaucoup plus réduites, comme les Arméniens, les Grecs, les Italiens, les Karaïtes ou les Juifs rabbanites. On se connaissait et on se reconnaissait. On savait dire que tel jour était la Noël des Arméniens, tel autre la pâque des Coptes, mais il est vrai qu’on se mélangeait assez peu. Je veux dire que les mariages intercommunautaires étaient rares et toujours problématiques. 
J’en ai tiré une leçon, qui est restée inscrite dans ma mémoire : l’art de la cohabitation est avant tout un goût pour la différence. “Je te reconnais pour ce que je ne suis pas”… telle semble en être la formule, évidemment très éloignée des idéologies contemporaines qui imposent l’uniformité des croyances et des appartenances. 

ÉA : Les personnages que nous suivons tout au long de ces 500 pages sont extraordinaires - dans le sens où ils ne sont pas ordinaires : les avez-vous côtoyés, composés ? imaginés ? modelés ? ou plutôt adaptés pour leur donner une dimension romanesque ?

TN : Vous savez, les personnages des romans sont comme des esprits ou des diables ; vous ne pouvez les façonner ni les diriger. C’est même tout le contraire ! Ce sont eux qui s’imposent, qui s’emparent de votre main, de votre pensée, de votre imagination. Bien sûr qu’on commence un roman en pensant vaguement à quelqu’un qu’on a connu, mais plus on écrit, plus il s’échappe. Je dirais même que plus il s’échappe, plus il nous fait écrire pour le rattraper.
J’ai imaginé Zohar bien avant sa naissance, lorsque ses parents, qui ne savaient pas encore qu’ils se marieraient ensemble, commençaient à déambuler dans la poussière des ruelles. J’ai imaginé Masreya alors qu’elle était une potentialité virevoltant au dessus de sa mère Jinane, comme un ange. J’ai vu Zohar et Masreya grandir sous mes yeux. Aujourd’hui, ils sont devenus des personnages autonomes. J’ai même envie de les retrouver dans un autre récit pour connaître la suite de leurs aventures.

ÉA : Vous avez quitté l'Égypte depuis près de 60 ans. Comment vit-on lorsque l'on est éloigné de son pays alors qu'il souffre et qu'il est malmené ? Comment ne pas citer cette phrase magnifique au dos de votre livre : "La naissance d'un monde moderne" pris entre dieux et diables" ?

TN : Comme le dit l’un de mes personnages : "Si j’ai quitté l’Égypte, l’Égypte ne m’a jamais quitté". Et il se passe un mouvement étrange en moi. Plus je vieillis, plus je me sens de là-bas. J’ai pourtant grandi en France, où j’ai été éduqué. Je pense en français ; je rêve en français. Mais je dois avouer qu’il ne se passe pas une semaine sans que l’un de mes rêves ne me renvoie en Égypte, là bas, celle d’hier, parfois, celle d’aujourd’hui, aussi, que pourtant je ne connais pas. Je souffre des souffrances du pays ; je ris de ses joies et de ses plaisirs.
Lorsque cet été j’ai appris que la nouvelle série à la télévision égyptienne se déroulait au cœur de 'Haret el Yahoud', le vieux quartier juif du Caire, j’en ai eu les larmes aux yeux.

ÉA : En tant qu'ethnopsychiatre, vous attirez "l'attention sur les différentes façons d'être malade et sur les différentes façons d'être soigné, (pour) ne pas demander aux personnes en souffrance de s'adapter à notre médecine mais prendre en compte leur culture". Est-ce que cette prescription-là peut s'adapter également à un pays ?

TN : Oui, les pays peuvent être malades. Comme les maladies des hommes, celles des pays peuvent se comprendre comme une sorte de cercle vicieux où chaque mouvement pour s’en libérer vous enfonce un peu plus dans le malheur. Il est évident que les formules destinées à prendre en charge les malaises d’un pays ont d’autant plus de chance d’être actives qu’elles émanent de son sein, de son tréfonds, de ses traditions - qu’elles sont partagées par une majorité de la population. De ce point de vue, la politique est une sorte d’ethnopsychiatrie. Mais je ne m’aventurerai pas plus avant dans la comparaison. L’art de gouverner les hommes me semble si difficile, si loin de mes compétences…

ÉA : Égyptien, Juif, Français, psychothérapeute, psychanalyste, ethnopsychiatre, clinicien et enseignant, écrivain , diplomate, Aïd, Théophile et Tobie : est-ce difficile d'être tout ce que vous êtes ? Une psychanalyse a-t-elle été nécessaire pour vous trouver et vous retrouver ?

TN : Comme vous le savez, pour devenir psychanalyste, il faut d’abord se livrer soi-même à une psychanalyse. Je m’y suis soumis, bien sûr, et même à trois reprises. Une première psychanalyse, puis, par la suite, deux "tranches", comme on dit dans notre jargon. Je cherchais à regrouper les différentes facettes de mon être. Je ne peux pas dire que j’y suis parvenu. Je crois que l’émigration dans l’enfance laisse des marques indélébiles - la première étant la contingence de son être. Autrement dit : je n’ai jamais été certain que lorsque je prononçais "Je", c’était véritablement moi. Un exilé a toujours, au fond de lui, l’impression que s’il avait atterri ailleurs, il aurait été un autre. Lorsque je rencontre mon cousin parti au même âge que moi et qui a grandi en Australie, je me dis à chaque fois : "Si j’étais allé là-bas, je serais lui".
Mais aujourd’hui, je ne souffre plus de cette multiplicité. Je m’en amuse parfois ; je l’exploite aussi dans mes textes pour partir explorer des mondes lointains.

Propos recueillis par marie grillot

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