jeudi 17 septembre 2015

La belle carrière du porphyre

Illustration extraite de grahamhancock.com

Caius Cominius Leugas. Profession : légionnaire romain. Le 21 (ou 23) juillet de l'an 18, il traîne ses cothurnes dans le désert Arabique entre l’actuelle Qena, sur le Nil, et la mer Rouge. Sur un mont aride qui culmine à quelque 1.600 m d’altitude, une pierre attire son attention par sa dureté et son aspect particulier : de couleur pourpre, elle est mouchetée de cristaux blancs, à grain très fin. Nul doute que, de la lointaine Rome, Tibère lui manifestera son impériale satisfaction pour cette trouvaille, car c’est bien connu que les souverains sont à la recherche de matériaux résistants et nobles pour marquer de leur empreinte les sculptures ou monuments mémorisant leur règne. 

Le brave Caius a ainsi découvert ce qui prendra pour nom - à tout seigneur tout honneur ! - "porphyre impérial". Puis plus tard, et surtout plus modestement : “porphyre”. Quant au lieu, il sera tout logiquement appelé “Mons Porphyrites” (aujourd’hui : Gebel Dokhan, dérivé de "Mons Igneus", autre nom donné au lieu). Il deviendra rapidement un site d’exploitation du matériau.
Photo Euratlas.com

Sur 6 km², une quinzaine de carrières seront ouvertes jusqu’à la mort de l’empereur Hadrien (an 138 de notre ère). "La période d’exploitation, écrit André Bernand, dans 'Pan du désert', ne dépassa pas un siècle et demi dans les endroits les plus riches en pierres et il semble que l’exploitation ait cessé soudain, sous l’effet d’un événement qu’il est difficile de ramener, avec Letronne, à l’ensablement du canal des deux mers." D’autres sources mentionnent par contre, de manière plus plausible semble-t-il, le Ve siècle comme terme de l’activité minière. 

L’implantation de la carrière et les conditions particulièrement pénibles de son exploitation amènent à penser que les ouvriers étaient des "damnati in metalla", juifs ou chrétiens, bref ! des forçats des "carrières impériales", qui n’avaient pas la moindre tentation de s’échapper du pénitencier dans cette zone désertique, sans eau. Toutefois, selon un article de la revue "World Archaeology" de novembre 2004, basé sur l’examen des lieux et l’étude d’ostraca, les carriers n’étaient nullement des esclaves ("trop inefficaces"), mais des travailleurs qualifiés et très bien rémunérés, dont certains étaient accompagnés de leur épouse. 

Le porphyre exploité en Égypte est géologiquement unique. Il occupe une place à part parmi tous les matériaux utilisés à des fins d'architecture ou de sculpture. Les Romains s’en servent pour les colonnes, les pavements, les statues, les frontons, les sarcophages ou toutes sortes d'objets précieux. 

Une fois extraits et taillés grossièrement, les blocs de porphyre sont chargés sur des chars à boeufs pour être transportés à Qena par la Via Porphyrites qui est jalonnée d’ "hydreumata", ou puits fortifiés, chacun étant éloigné d’une journée du suivant. De là, ils sont expédiés par barges sur le Nil, puis par voie de mer vers leurs destinations finales : Ostie (port de Rome) ou Constantinople. Dans cette dernière cité, le porphyre est notamment utilisé pour lambrisser la salle d’accouchement du palais impérial. Pour cette raison tout enfant du monarque régnant est appelé "porphyrogenitos" - "né dans la (salle) pourpre".

Abondamment exploitées du Ier siècle au début du Ve siècle, puis abandonnées et oubliées, les carrières du Mons Porphyrites ne seront “redécouvertes ” qu’en 1822 par James Burton. Puis, l’année suivante, l’égyptologue britannique montera une expédition avec John Gardner Wilkinson. Des fouilles plus récentes, menées entre 1994 et 1998 par les départements d’archéologie des universités de Southampton et Exeter, permettront d’avoir une connaissance très précise du site. L’exploitation n’en sera jamais reprise, en dépit de tentatives autour de 1890, puis dans les années 1930. Elle sera définitivement abandonnée en 1953.

Les vestiges de ce site industriel comportent aujourd’hui un fort "en forme de L à l’envers, dont les dimensions atteignent 85 x 55 mètres. (...) On y accédait par le sud-ouest. Des bastions semi-circulaires gardent la construction religieuse voisine au nord et à l’est. Un certain raffinement du mode de vie devait régner, puisque les archéologues ont constaté la présence de thermes, à l’est d’une place qui se trouve à l’entrée. Face à la ville, au sud, s’élève une construction bâtie à flanc de colline. Ce temple d’ordre ionien est, d’après sa dédicace, consacré à Sérapis par Hadrien. (...) Il existait également, au nord du temple de Sérapis, un autre temple dédié à Isis, élevé en face du fort romain." ("L’Égypte restituée", tome 2)
illustration extraite de grahamhancock.com

Les fouilles ont également mis au jour, outre des installations pour l’hébergement et l’approvisionnement en eau pour les hommes et le bétail, une stèle attestant de la présence d’une église, aujourd’hui disparue, le Mons Porphyrites ayant été christianisé, à partir du IVe siècle, avec notamment la présence d’ermites.

Loin de toute habitation humaine, cette ancienne carrière a été exploitée pour orner les plus somptueux bâtiments et permettre à la statuaire de la Rome impériale de s’exprimer sur un registre non moins prestigieux. Le Mons Claudianus voisin, qui fut aussi une carrière impériale romaine, devrait prochainement, sous la houlette du ministère des Antiquités égyptien, être doté d’un statut de musée à ciel ouvert. Pour autant que nous y soyons autorisés, nous pouvons espérer que le Mons Porphyrites, pour la richesse de son passé humain et industriel, ait droit aux mêmes égards.

Marc Chartier

sources :
S. Aufrère, J.-Cl. Golvin, J.-Cl. Goyon, "L’Égypte restituée", tome 2, 1994
https://www.saudiaramcoworld.com/issue/199806/via.porphyrites.htm
http://www.liberation.fr/culture/2004/01/12/le-porphyre-pierre-phare_464925
https://www.academia.edu/4497556/Food_fodder_and_fuel_at_Mons_Porphyrites_the_botanical_evidence
http://www.ancient-egypt.co.uk/people/Imperial%20Porphyry;%20its%20special%20qualities%20which%20influenced%20its%20form,%20function%20and%20use%20in%20antiquity.pdf
http://hip.scd.univ-lille3.fr/hipres/bsa/dpporph.pdf
http://www.world-archaeology.com/features/mons-porphyrites-egypt.htm

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