lundi 13 juillet 2015

Le café en Égypte : une histoire excitante


Sans le café et son rituel, l’Égypte ne serait plus l’Égypte. Il est vrai que l’on pourrait en dire tout autant du thé. Mais limitons-nous ici au "ahwa", que l’on savourera, au choix : "sâda" (noir, sans sucre), "mazbout" (moyennement sucré, juste ce qu’il faut) ou "sukkar ziyâda" (très sucré).

Quant à la préparation, elle ne se prête à aucune improvisation. Voici comment la décrit, au détail près, Antoine Barthélemy Clot-Bey, dans son "Aperçu général sur l'Égypte", en 1840 : "Le café est la boisson de prédilection des Égyptiens ; elle leur est aussi nécessaire que le vin aux Européens. C’est avec un sentiment de délectation et de bonheur qui ne s’émousse jamais qu’ils aspirent lentement cette liqueur favorite. (...)

La manière dont ils le préparent est très simple et tout à fait primitive. Ils font bouillir de l’eau dans une cafetière, l’écartent du feu lorsqu’elle commence à bouillonner, y versent la dose voulue de café, remuent le mélange, qu’ils rapprochent du feu, avec une cuiller, et le retirent définitivement après une forte ébullition. On laisse le café infuser pendant quelques instants ; on le verse ensuite dans les tasses en le remuant. Les Orientaux le prennent sans sucre. Le café ainsi préparé est excellent. Beaucoup de personnes le préfèrent à celui que l’on fait en Europe."

Ce délicieux breuvage est parfois qualifié de "turc". Quelle que soit son origine (éthiopienne, yéménite…), on admet qu’il a été introduit en Égypte, au temps des Mamelouks (XVe ou début du XVIe s.), en provenance du Yémen où il était cultivé en terrasses, à une altitude de 1.200 et 2.250 mètres.

Les cargaisons de café transitent alors par Suez, avant d’être acheminées par caravanes vers le Caire où elles sont entreposées dans des caravansérails. Quelque cinq cents commerçants s’y partagent le marché, pour approvisionner la consommation locale ou pour l’exportation vers les pays européens et les provinces de l’Empire ottoman. "Ce commerce, précise André Raymond, représentait l'activité économique égyptienne la plus importante à l'époque ottomane", soit le quart des exportations vers les pays européens, les droits de douane qui étaient levés assurant une part très appréciable des revenus de l’État.

Les effets du café étant souverains pour tenir en état d’éveil, est-ce la raison qui a amené les soufis à en être les premiers utilisateurs pour vivre pleinement leurs élans mystiques sans succomber au sommeil ? Un certain al-‘Aydarûs n’en doute pas lorsqu’il écrit que le café "(donne) de l'agilité à son cerveau, et qu'il (facilite) l'accomplissement de ses devoirs religieux".

Toutefois, les vertus de ce nouveau breuvage ne sont sans poser quelque question aux juristes de l’Islam dans la mesure où le Coran interdit tout produit susceptible de provoquer une intoxication. Ne parvenant pas à une opinion péremptoire, les oulémas décident d’en référer au corps médical. Le verdict est le suivant : "Les médecins consultés par une commission mekkoise du XVème siècle se prononcèrent contre l’usage du café : toxique, créant une dépendance, c’était au mieux un médicament qui ne devait être administré qu’à petites doses, et au pire un poison." (Michel Tuchschere, "Café et cafés dans l’Égypte ottomane : XVIe - XVIIIe siècles")

L’autorité mamelouke du Caire fait toutefois la sourde oreille et prend une autre décision, empreinte de réalisme : le café est devenu si populaire en terre d’Égypte qu’aucune sorte d’interdiction ne peut n’y empêcher la consommation. Qui plus est : le café était bon pour la santé, et était même "agréable à Allah" en raison de son odeur et de l’énergie qu’il donnait aux gens. Les controverses sur la nature du café ressurgirent tout au long du XVIème siècle, notamment en 1525, en 1534 (il y aura même des émeutes à cette occasion entre "partisans du café" et "anti-café"), ou encore en 1571. Mais cela n’empêcha pas l’ouverture, au Caire ou à Alexandrie, des premières "maisons de café" : on pouvait y boire du café à prix modique, tout en jouant aux échecs, en écoutant de la poésie et, surtout, en parlant. Le café permit donc un important brassage d’idées, qui allait de pair avec l’émergence d’une bourgeoisie urbaine relativement aisée." (Florian Besson, "Les Clés du Moyen-Orient", 31/05/2013)

Belle sagesse populaire, une fois encore, dont l’Égypte a le secret !
L’usage du café se propage ainsi rapidement dans la société égyptienne à partir du XVIe siècle, aussi bien dans le cadre urbain initial que chez les habitants des campagnes et dans les groupes bédouins des déserts, même si Charles-François-Joseph Dugua, membre de l’Expédition d’Égypte, remarque que le fellah ne boit : "que de l’eau bourbeuse la moitié de l’année, et quelques tasses de café trouble sans sucre".

On se met à apprécier le café pour ses effets bénéfiques non seulement sur la santé, mais également sur les relations sociales. Et ce n’est pas la moindre de ses "vertu"...

Alors, thé ou café, pour autant que notre constat de départ avait des allures de dilemme ? À sa manière, Paul Morand nous sauve la mise en affirmant : "Par le thé, l’Orient pénètre dans nos salons ; par le café, il pénètre dans nos cerveaux."

Marc Chartier

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