vendredi 3 juillet 2015

En dahabieh, le Nil se dévoile

Photo Zangaki

"Pour bien jouir du voyage, il faut la dahabieh. Dans la dahabieh on est chez soi et tout à ses impressions. On s’arrête, on descend, on chasse, on visite les villages, on ne quitte les monuments que quand on s’en est suffisamment pénétré. Peut-être est-on quelquefois trop à la merci du vent ; mais on ne doit s’embarquer sur la dahabieh que si on a du temps devant soi. On voit par là qu’aux voyageurs qui veulent vraiment voir l’Égypte, la connaître et en profiter, nous recommandons la dahabieh. (...) Par la force des choses, le voyage en dahabieh est ainsi devenu, à l’époque pressée où nous sommes, un voyage de luxe ; le bateau à vapeur est pour tout le monde. C’est l’Égypte qui y perd, car on l’apprécie moins."

Tels étaient les conseils d’Auguste Mariette dans son ouvrage "Itinéraires de la Haute-Égypte comprenant une description des monuments antiques des rives du Nil entre le Caire et la première cataracte" (1880).

En écho à de telles recommandations, Gabriel Charmes, dans "Cinq mois au Caire et dans la Basse-Égypte" (1880), vantait les avantages de ce "charmant procédé" et de cette "délicieuse" manière de remonter le Nil au lieu de s’empiler : "sur un bateau avec une centaine d'Anglais et d'Anglaises", pour "descendre tous ensemble aux mêmes stations, admirer pendant un nombre de minutes déterminé les mêmes monuments, se sentir toujours serré, pressé par la foule, n'avoir jamais la liberté de ses mouvements et de ses impressions". Puis d’ajouter : "Quoi de plus odieux dans un pays qui semble fait pour la contemplation solitaire, pour les méditations tranquilles et prolongées !"

Aquarelle Edward Lear


Une quarantaine d’années plus tôt, le guide Murray recommandait vivement aux touristes attirés par ce moyen de déplacement : d’ "immerger la dahabieh la veille du départ afin de la débarrasser des rats et de la vermine, puis d’embarquer depuis la rive opposée en s’assurant que les rats n’en faisaient pas autant" ! Puis il poursuivait avec des considérations plus optimistes et élogieuses, les conditions de confort ayant sans doute fait ultérieurement l’objet de nettes améliorations à destination de : "riches oisifs, pour qui l’argent n’est pas un problème". Les embarcations proposaient ainsi à leurs passagers : "le superflu le plus onéreux : de la vaisselle en porcelaine ou en cristal, des miroirs, des bibliothèques et des tapisseries flamandes". Il est même précisé que l’égyptologue romancière Amelia Edwards, auteure de "A Thousand Miles Up the Nile", disposait de fleurs fraîches en permanence et d’un piano dans le salon du bateau.

Nombreux furent les dignitaires, savants et égyptologues à avoir recours à une dahabieh pour leurs déplacements en Égypte. Certaines de ces embarcations sont restées célèbres : l"Italie" de Bonaparte (luxueusement aménagée, elle sera offerte par le futur empereur à Desaix pour son expédition en Haute Égypte) ; celle offerte à la France par le khédive Ismaïl Pacha à l’occasion de l’Exposition universelle de 1867 ; la "Sammanoud" de Mariette ; la "Seven Hathors" de Charles Edwin Wilbour… 

Quelle est l’origine de ce bateau propre à l’Égypte ? Précisément parce qu’il est typiquement égyptien, il est parfois relié à la période pharaonique au point que la barque solaire de Khéops serait la première forme de dahabieh connue. Il était également, lit-on, utilisé par les préfets durant l'Égypte romaine. Puis ce fut au tour des souverains mamelouks de donner à ce moyen de transport ses "lettres de noblesse", à tel point qu’ils lui inventèrent son appellation utilisée jusqu’à nos jours : "dhahabiya" ("dorée", de la racine arabe "dh-h-b", signifiant ici "or" plutôt que "aller"). Rien de précis toutefois dans cette étymologie, le mot "dhahabiya" n’existant que comme adjectif qualificatif, et non substantif, dans les dictionnaires arabes. Lors des cérémonies qui accompagnaient autrefois l’ouverture du "khalij" (canal relié au Nil), lit-on dans "Notices et extraits des manuscrits de la bibliothèque du roi" - 1787, le Sultan : "montait avec les personnes de sa suite les plus distinguées, dans la première de deux barques nommée 'harraka', (alors que) l'autre qui portait le nom de 'dhahbia' était pour le reste de son cortège".

Bateau équipé de deux mâts et de voiles latines, avec une étrave longue et effilée, de dimensions moyennes de 30 m de longueur pour une largeur d’environ 6-7 mètres et à faible tirant d’eau, la dahabiyeh est restée jusqu'à l'apparition des bateaux à vapeur le seul moyen de transport pour toute personne souhaitant faire un voyage sur le Nil. Il fallait quarante jours pour faire le Caire - Louxor aller-retour (cinquante jours si l’on prolongeait jusqu’à Assouan). Puis les bateaux à vapeur de Thomas Cook Ltd ont réduit cette durée à 28 jours. Au début du XXe siècle, le train a lui aussi commencé à rivaliser avec le bateau à vapeur, reléguant les dahabiyehs aux voyages d’agrément et de luxe.

"Cette manière de remonter le Nil est délicieuse, écrivait Gabriel Charmes ; c'est la seule qui puisse convenir à une imagination tant soit peu poétique ; mais, comme on ne va qu'à la voile, à la corde ou à la perche, le voyage est long ; il dure un mois et demi, parfois deux mois. Or, on passe avec bonheur deux mois sur le Nil, mais à la double condition de n'être pas tout à fait seul et d'avoir des compagnons de route avec lesquels on soit en parfaite conformité d'humeur, d'idées et de sentiments."

Deux mois sur le Nil... On croit rêver ! Et l'on sait que le rêve, même écourté, est possible.

Marc Chartier

sources :
Auguste Mariette, "Itinéraires de la Haute-Égypte comprenant une description des monuments antiques des rives du Nil entre le Caire et la première cataracte", 1880
Janet Soskice, "Les aventurières du Sinaï", JC Lattès, 2010
Gabriel Charmes, "Cinq mois au Caire et dans la Basse-Egypte", Paris 1880
Max Boucard, "En Dahabieh" ; illustrations de Frédéric Régamey, 1889
http://www.dahabeya.net/index1.htm

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