Le 16 juin 1947, après une vie professionnelle riche et fructueuse, Jean Capart, le pionnier de l'égyptologie belge, rejoignait la Montagne d'Occident.
Nous partageons aujourd'hui ce qui a été peut-être l'un des moments les plus forts de sa belle carrière. Nous sommes en février 1923 à Louqsor. Il accompagne la reine Élisabeth de Belgique et le prince Léopold à la tombe de Toutankhamon, au moment si particulier de l'ouverture de la troisième chambre.
Voici le récit qu'il en fait…
Lettre de Louqsor - 19 février 1923
"Il y a quelques jours à peine, je regardais dans le 'Times' l'impressionnante photographie montrant dans l'antichambre de Toutankhamon les deux statues royales qui semblaient garder un trésor caché derrière la porte murée. Les sceaux étaient intacts, il était certain qu'aucun voleur n'était jamais entré dans la chambre où, sans doute, devait se trouver la momie de Toutankhamon. Je rêvais au bonheur de ceux qui, là-bas, dans le Biban el Molouk, seraient les témoins de l'ouverture de cette cachette, la seule peut-être que la montagne thébaine ait réussi à préserver de toute dévastation sacrilège. On sait par quel coup de baguette magique, par l'intervention de quel génie bienfaisant, j'ai été transporté de Bruxelles à Louxor avec une telle rapidité que je puis à peine croire à la réalité de tout ce qui se déroule sous mes yeux.
Toute la journée de vendredi s'était passée pour les fouilleurs aux préparatifs longs et difficiles de l'entrée dans le caveau.
Le mur qui bloquait la porte n'était pas fait de briques mais bien de débris de roc pris dans un mortier résistant. Il s'agissait de sauver le plus grand nombre possible d'empreintes de sceaux laissées sur le mortier, d'éviter de faire tomber aucune pierre à l'intérieur de la chambre. Il fallut des heures de travail, mais enfin on vit assez pour se rendre compte des dangers que présenterait l'entrée officielle, fixée à dimanche. Les questions d'éclairage et de circulation dans la tombe paraissent simples à première vue, leur solution était ardue et compliquée. Le meilleur éloge qu'on puisse faire de l'habileté de Carter et de ses collaborateurs est de dire qu'ils ont si bien réussi qu'on ne pense plus maintenant aux difficultés tant elles ont été élégamment tournées ou supprimées. Je ne crois pas qu'il soit bien nécessaire de décrire ce que j'appellerais volontiers le côté solennel de la visite ; les dépêches envoyées aux journaux en auront dit assez pour satisfaire toutes les curiosités.
La reine Elisabeth arrive à la tombe de Toutankhamon, accompagnée par Lord Carnarvon ("Le Soir Illustré" du 8 mars 1930) |
Lord Carnarvon et Howard Carter font entrer la Reine, qui contemple la première ce spectacle unique. Le prince Léopold les rejoint quelques instants après et tandis qu'ils s'émerveillent de la beauté autant que de la rareté du mobilier funéraire de Toutankhamon, j'attends patiemment que mon tour soit venu. Je suis là debout, entre les grandes statues, réellement très belles malgré le caractère étrange qu'elles ont pris par la couche de bitume dont on les a autrefois revêtues. Devant moi, par la baie largement ouverte, et à quelques centimètres seulement du mur, s'étend un panneau gigantesque tout couvert d'or et orné d'incrustations en pâtes d'émail bleu. Les dieux de l'autre monde, affirme un texte qui s'étale sous mes yeux, souhaitent la bienvenue au roi Toutankhamon. Toutes les hésitations disparaissent ; il s'agit bien du tombeau du roi et, cachée dans les flancs d'un catafalque, enfermée dans son sarcophage, repose certainement la momie du souverain. Sur les murs, dont une faible partie seulement est apparente, il y a des peintures funéraires, d'un caractère assez sommaire. Je suis surpris de me sentir si calme et sans impatience. J'échange quelques remarques avec Pierre Lacau, le directeur du Service des Antiquités de l'Égypte, et Mace, du Metropolitan Museum de New-York. "A vous maintenant !" Mace me guide ; il me montre comment il faut d'abord s'asseoir au seuil de la chambre, dont le sol est à un niveau inférieur, et ensuite se glisser. entre le mur et la paroi du naos ou catafalque, dont l'angle a été habilement protégé par une pièce de bois, sans laquelle il serait dangereux de permettre à quiconque d'entrer dans la tombe. On n'est pas surpris de constater qu'il y fait clair, bien qu'on se trouve dans les entrailles de la montagne. Les ampoules électriques sont si bien dissimulées que c'est comme si une lumière mystérieuse émanait des choses, ainsi qu'on le raconte dans un roman égyptien. On y dit qu'un écrit magique renfermé dans une tombe l'éclairait comme si le soleil s'y trouvait. Les portes du catafalque sont fermées. Carter les avait trouvées entrebâillées vendredi, ce qui permit de constater que cette espèce de chapelle contenant la momie a des enveloppes successives. Ce sont plusieurs catafalques enfermés les uns dans les autres. Je regarde rapidement les décorations, les inscriptions bleu et or et je suis surpris encore plus que tout à l'heure de la dimension considérable de ces panneaux assemblés dans cette chambre, qui en est quasi remplie. Vers la droite s'ouvre une porte basse. Au moment où je jette les yeux de ce côté, je pousse un cri et je crois bien que je dois avoir battu des mains. Mais aussi, c'est tellement incroyable, cela dépasse tant l'idée que je m'en étais faite par les récits de lord Carnarvon et Pierre Lacau, dès vendredi soir ! "Ce qu'on a vu dans la première chambre n'est rien en comparaison du contenu de la tombe" disaient-ils. J'étais donc averti et cependant la réalité surpassait mon attente. Depuis trente-cinq siècles, ... répétais-je en moi-même, plus personne n'est entré ici, aucune respiration humaine n'est venue troubler l'immobilité de l'atmosphère ; ici tout restait identique tandis qu'au dehors les empires croulaient, les civilisations disparaissaient, les migrations déplaçaient l'habitat des races, des langues mouraient entièrement, des religions perdaient leurs derniers adorateurs. Dans la tombe close, la vie même était abolie, car sans cela tous ces objets seraient morts aussi, et réduits en poussière ou en boue. Dans la hâte des funérailles, des objets ont été empilés, presque jetés les uns sur les autres dans un équilibre instable. Ils sont restés ainsi pendant trois mille cinq cents ans et d'ici quelques jours Carter et ses collaborateurs vont les reprendre en mains, avec des soins infinis, les faisant rentrer dans le cycle de vie suspendu depuis le jour de l'enterrement de Toutankhamon. Dirai-je que ces pensées m'occupent plus que toute chose et que j'oublie de regarder ? Ah non ! et je crois bien avoir cherché à tout saisir en un instant. Je songe à cet épisode de Michel Strogoff qui m'a frappé lorsque j'étais enfant. On va dans un instant aveugler le héros en passant devant ses yeux la lame rougie d'un sabre et son bourreau lui dit : "Regarde de tous tes yeux, regarde." Je sais que je n'ai qu'un court moment à ma disposition, car des hôtes illustres de lord Carnarvon attendent que je sois sorti du tombeau pour y pénétrer à leur tour. Si grand est le privilège qui m'est accordé que je ne puis avoir l'air d'en abuser. Je saurai plus tard tout ce qu'il y a dans la petite chambre, j'en lirai les inventaires et je pourrai étudier à loisir le contenu mystérieux de tous ces coffres scellés. Ce qui ne reviendra plus jamais, c'est cette minute fugitive où tout était encore intact et où l'on pouvait croire, non plus que les siècles s'étaient écoulés mais que, par un prodige inouï, nous avions remonté le cours des âges pour vivre de la vie d'un porteur de mobilier funéraire déposant dans la tombe les offrandes du pharaon défunt. C'est sans regret que je me suis dirigé vers la première chambre, puis vers l'extérieur, où les photographes et les opérateurs de cinéma rappelaient brutalement que nous étions au XXe siècle après Jésus-Christ".
Jean Capart
sources :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5611389t/f60.texte
http://egyptophile.blogspot.fr/2014/06/jean-capart-une-passion-royale-pour.html?q=capart
http://egyptophile.blogspot.fr/2015/02/royale-visite-elisabeth-de-belgique-en.html?q=capart
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire