Touriste au temple de Kom Ombo accompagnée de son drogman - dragoman
Les premiers voyageurs qui débarquent en Égypte vers la fin du XIXe siècle ne peuvent - à part de très rares érudits - s'exprimer dans la langue arabe. Afin de se faire comprendre, entendre, et de voyager en toute sécurité, une solution s'offre à eux : louer les services d'un drogman. Il sera leur accompagnateur, à la fois guide, interprète, traducteur, négociateur, et, même, éventuellement, bodyguard !
Touristes aux pyramides, accompagnés de leur drogman - dragoman
Voici les conseils fournis par le guide de voyage Baedeker en 1908 :
"Si l'on craint les relations difficiles avec les 'autochtones' et qu'on veuille s'épargner quantité de petits désagréments, on se mettra sous la conduite d'un drogman (arabe : tourgoumân). Ainsi se nomment même les simples commissionnaires au Caire, à Alexandrie, à Port Saïd, à Louksor, à Assouan, etc. Ils parlent en général français, anglais et un peu allemand. On ne se mettra pas en relation avec un drogman, sans avoir pris des informations sur lui à l'hôtel. Pour un certain prix par jour, le drogman se charge de procurer les montures (chevaux et ânes) et les bateaux, la nourriture complète et le logement en route (même si l'on descend dans un hôtel). Dans un contrat qu'il faut passer au consulat, on aura soin d'entrer dans les moindres détails, de fixer exactement la durée du voyage et de prévoir le cas où on le prolongerait de quelques jours. De la somme stipulée, le drogman reçoit la moitié avant le départ et l'autre moitié à la fin du voyage, ou bien un tiers d'abord, un tiers en route et un tiers à la fin du voyage. En cas de différend, les deux parties doivent se soumettre sans réserve à la décision du consul. Le certificat que l'on délivre au drogman à la fin du voyage devrait être dans l'intérêt de tous les voyageurs aussi objectif et véridique que possible."
Ces propos sont conclus par une reconnaissance essentielle : "Il y a entre eux, vis-à-vis de l'Européen, une solidarité qui inspire le respect ; la religion n'est nulle part plus qu'en Orient un parti, et quand les coreligionnaires se disent "yâ akhoûya", mon frère, ce n'est pas un mot vide de sens !"
Antoine Barthélémy Clot-Bey estime aussi que tout voyageur à fortement intérêt à recruter ce type de personne : "Il est indispensable, avant de quitter le Caire, d’engager à son service un drogman, homme du pays, qui puisse servir d’interprète et connaisse les langues turque et arabe. On peut avoir un bon drogman à cent cinquante piastres par mois. Ces interprètes qui n’ont pas, à beaucoup près, l’habileté et l’érudition des cicérone italiens, et qui ne savent même rien des monuments que le voyageur va visiter, sont nécessaires à celui-ci, non seulement pour communiquer avec les gens du pays, mais encore pour porter aux autorités les réclamations qu’il serait dans le cas de faire."
Un drogman - dragoman - en pleine explication |
Certains voyageurs ne manquent pas de relater leur propre expérience et leur propre perception du drogman.
Ainsi Eugène Poitou, dans "Un hiver en Égypte", 1860 : "Quelques voyageurs traitent directement avec le patron d'une barque, et avisent ensuite à la munir de toutes les provisions nécessaires au voyage. C'est un grand ennui et un grand embarras. Le plus simple, et le mieux sans contredit, est de faire marché avec un drogman qui, pour un prix convenu, se charge de vous conduire et de vous nourrir. Le seul point important est de trouver un homme sûr et honnête. Sous ce rapport, la fortune nous servit bien : nous n'avons eu qu'à nous louer du drogman avec lequel nous traitâmes pour le voyage de la haute Égypte. C'était un homme plein d'intelligence et d'activité, très expérimenté et très énergique, poli, empressé, attentif, enfin honnête, quoique Maltais. Son nom était Agostino Gianni."
Frédéric de Carcy, 1873, quant à lui, brosse un portrait du "sien", à larges traits d'humour : "Un drogman, en costume albanais - muni de recommandations plus ou moins authentiques -, nous propose ses services ; j’accepte, ne parlant pas un mot des langues du pays. À partir de ce moment, je deviens sa propriété."
Maxime du Camp, compagnon de Gustave Flaubert en Égypte, évoque ainsi le "leur" : "Son langage mélangé d’arabe, de français et d’italien était difficile à comprendre, il avait inventé le verbe "ganter" qui lui servait à exprimer toutes ses idées […]. Comme j’allais monter avec lui sur le Djebel Aboucir, il me dit : "Allômes principier à ganter la montagne", c’est à dire "Nous allons commencer à gravir la montagne". Il disait aussi : "Il faut bien ganter à dromadaire, ce poulet est maigre, il ne gante pas bien."
Farid Abdelouahab, dans son excellent livre "Nil, le grand voyage", 2007, encense véritablement cette profession, la portant au plus haut : "Véritable sésame vivant qui doit écarter au devant de ses clients tout obstacle ou désagrément à venir, le drogman doit parfaitement connaître le pays et son peuple. C’est lui qui opère toutes les transactions des achats, des droits de passage et gère les bakchichs, s’occupe du transport des bagages et des provisions, prescrit les itinéraires des excursions dont il prend la tête, chasse parfois canards et pigeons sur les rives du fleuve pour agrémenter les repas, porte la lanterne au-devant de son client lors des promenades nocturnes dans les méandres des ruines et des ruelles des villages nilotiques. On lui demande même de descendre dans des cavités souterraines pour y extraire des momies, et outre les mille et un conseils qu’il apporte sur l’habillement ou la nourriture, il arrive aussi qu’il apaise les rixes qui éclatent souvent entre les mariniers à bord des embarcations. Car lorsque les voyageurs ne sont pas accompagnés par un kavas, l’agent de la sécurité attitré à certains périples, c’est le drogman qui veille sur eux, tel ce guide 'hérissé de pistolets comme (s’ils allaient) dans une caverne de brigands', qui accompagne M. A. Georges lors de sa randonnée en 1860 pour les grottes de Samoun. Certains manifestent même de délicates attentions, comme celui qui pensa, au grand plaisir des voyageurs, à se pourvoir de quelques bouteilles de champagne discrètement apportées du Caire pour fêter la Noël sur le Nil."
Mais quelle est donc la véritable définition du drogman, de cette personne bien précieuse dont on ne peut s'empêcher de se moquer un peu ?
Il y a la définition la plus sérieuse, celle du dictionnaire : "À l’origine, le drogman était un interprète en activité dans les ambassades et consulats européens dans l’Empire ottoman. Certains, aux personnalités légendaires, ont laissé leur nom dans l’histoire et occupé par la suite des fonctions diplomatiques. Passé par le grec byzantin, le mot est emprunté à l’arabe d’Égypte 'tourdjoumân', qui signifie 'traducteur' et a donné en français 'truchement (...)."
Touristes aux pyramides, accompagnés de leur drogman vêtu d'un burnou noir et coiffé d'un cheich - (vers 1900 - photo signée Kulzzock?) |
Mais il nous semble plus agréable de terminer sur celle-ci, tellement plus… colorée : "Avec la mode orientaliste qui se développe au XIXe siècle, on verra naître, parallèlement au drogman officiel et assermenté, un drogman indépendant, non français et souvent pas très catholique. Celui-ci devient le compagnon obligé du voyageur se rendant en Orient. Tous les écrivains qui ont effectué ce voyage ont eu le leur. Pour Nerval, c’est tantôt le musulman Abdallah, tantôt le juif Youssef ; pour Flaubert, il est chrétien d’origine et se prénomme Joseph. Plutôt que véritables interprètes, ces drogmans sont décrits comme des guides, voire des hommes à tout faire qui vous épargnent les tracasseries de la vie quotidienne au Caire ou à Damas…"
Marc Chartier & marie grillot
sources :
Baedeker, Guide de voyage, 1908
Eugène Poitou, Un hiver en Égypte, 1860
Farid Abdelouahab Nil, le grand voyage, , Sélection du Reader’s Digest, 2007
Définition du Drogman
https://fr.wikipedia.org/wiki/Drogman
Zamane, Vous avez dit drogman
http://www.zamane.ma/vous-avez-dit-drog/
Dehérain Henri, L'orientalisme français en Égypte au XVIIIe siècle, In: Journal des savants, Juin 1931. pp. 261-272; http://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1931_num_6_1_2460
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_1931_num_6_1_2460
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