En 1926, il y a 88 ans, naissait, à Alexandrie, le grand, le très grand, cinéaste Youssef Chahine.
A ses débuts, il adopte les codes du cinéma populaire égyptien, mais très vite, il se construit son propre style.
C'est ainsi qu'il se servira, avec un talent fou, du 7e art pour défendre, avec courage et fidélité, ses engagements, dénoncer le fanatisme, la censure et l'intolérance sous toutes ses formes.
Il réalisera une quarantaine de films, au cours desquels il criera, par son regard, ses envies - et son amour - d'égalité et de liberté…
Mais pourquoi risquer ici l'impossible : "résumer" ou "expliquer" Chahine en quelques phrases ?
Alors que les mots et le talent de Khaled Osman le font si bien, de manière si sensible et - qui plus est - conjuguée à une approche si intéressante de la société égyptienne ?
"Jo, reviens !" (in memoriam Youssef Chahine - décédé le 27 juillet 2008) est un magnifique hommage à l'homme et à son œuvre que Khaled Osman nous a permis de publier ici.
marie grillot
"Jo, reviens ! (in memoriam Youssef Chahine)", par Khaled Osman
En apprenant la nouvelle de sa mort, on n’en avait pas cru ses oreilles. C’est vrai, cela faisait un certain temps qu’on le disait malade, on savait que son dernier film Chaos avait été réalisé à quatre mains avec son disciple et ami Khaled Youssef, on avait entendu qu’il était hospitalisé pour de graves problèmes de santé, et pourtant on refusait d’y croire.
D’abord parce que, depuis le temps, Chahine et ses films avaient fini par faire partie intégrante du paysage égyptien: pas seulement notre cinéma, mais aussi notre conscience. Ses films nous avaient bercé, depuis Gare centrale jusqu’à Chaos, en passant par La Terre, Le Retour du fils prodigue, Le Moineau ou encore Le Choix.
Ensuite, parce que Youssef Chahine (Jo, pour ses amis et, par extension, tous ceux qui aimaient ses films) était l’image même de la vitalité.
Beaucoup de choses ont déjà été dites et écrites sur l’œuvre de Chahine, mais ceux qui se sont exprimés ont rarement parlé de la façon dont Chahine avait littéralement changé leur vie. Voici donc, en cinq flashes-back…
Premier flash-back :
1978. L'adolescent que je suis alors et qui a grandi en France ne connaît le cinéma égyptien que par les comédies musicales de son enfance, plaisantes mais stéréotypées, les mélodrames, poignants mais pleins d’outrances, et puis les films comiques, qu'on savoure avant de les oublier aussitôt. Bien sûr, j’ai déjà entendu parler de Chahine, le réalisateur de La Terre, premier film à inverser l’image ridicule ou sournoise dont le cinéma avait jusqu'alors affublé le fellah égyptien, et aussi du Moineau, film mythique que je n’ai alors pas vu mais dont je connais la légende rebelle et les démêlés avec la censure – mais c’est à peu près tout ce que je sais quand j’apprends qu’un film de lui sort sur les écrans parisiens. Intrigué par le titre - Alexandrie pourquoi? -, je me rends là plein d’appréhension, car Chahine a la réputation de faire des films totalement abscons. Appréhension vite dissipée: pendant deux heures, c’est un enchantement ininterrompu: le film nous transporte dans l’Alexandrie de 1942, mêlant allègrement les genres (images d’archives mélangées à des scènes de fiction), les nationalités (celles qui ont cours dans la ville), les émotions (on passe du rire aux larmes), les thèmes (passion du théâtre et du cinéma, frustrations de l’enfance, rapport avec l’Occident, etc.)
En sortant de là, je ne suis plus le même. D’abord, il m’a réconcilié avec mon égyptianité jusque là hésitante: désormais, ça vaut le coup de faire patrie commune avec un créateur de cette trempe. Ensuite, la passion du personnage – autobiographique – de Yehia pour le théâtre et le cinéma est tellement contagieuse que, de ce jour, je décide de devenir un cinéphile endurci. Enfin, je sais que des films m’attendent à présent qui me sont spécialement adressés, qui me concernent dans chacune de leurs scènes, dans chacun de leurs personnages. Dans les années qui suivront, je m’emploierai à traquer les films de Chahine partout où ils passent, en Egypte bien sûr, mais aussi dans les cinémathèques ou les festivals. Je vais découvrir un cinéma d’une immense variété, parfois inégal, certes, mais toujours passionnant.
Deuxième flash-back :
1985. La revue Cinémaction consacre un numéro spécial à Chahine. Comme j’ai rédigé deux ans plus tôt une étude sur le réalisateur, Christian Bosséno, critique à La Revue du Cinéma (dans laquelle l’étude - mon premier texte publié! - est parue) et chargé de coordonner le numéro, me propose d’en être l’un des contributeurs. C’est l’occasion de voir ou de revoir certains Chahine: il faut fournir des analyses détaillées de chaque film – j’ai choisi de traiter La Terre et Tu es mon amour, une délicieuse comédie musicale avec Farid el-Atrach et Chadia – et aussi des articles de fond. J’en consacrerai un aux principaux thèmes de ses films, un autre à sa relation exceptionnelle aux acteurs, singulièrement Mahmoud el-Méligui. Quelques temps plus tard et alors que les textes sont sous presse, Christian me téléphone pour me dire que le cinéaste est à Paris. Si je veux, il peut me transmettre ses coordonnées pour que je le rencontre. Si je veux rencontrer Youssef Chahine? Fichtre oui! L’enthousiasme laisse cependant vite la place à l’angoisse: que vais-je bien pouvoir lui raconter d’intéressant?
Quelques jours plus tard, je me rends, fébrile, au rendez-vous matinal qu'on m’a fixé, sonne à la porte de l’appartement cossu que la coproduction française a dû mettre à sa disposition. La porte s’ouvre et, soudain, Youssef Chahine est devant moi. M’accueillant avec simplicité, il m’invite à le suivre dans la cuisine; visiblement il vient de se réveiller et me propose de boire avec lui un café, qu'il entreprend aussitôt de préparer. Après avoir parlé de la pluie et du beau temps et voyant que je ne pipe mot, il me demande soudain: "Bon, alors, qu'est-ce qui t’amène?" En y repensant par la suite, je me suis dit qu'il s’attendait à une interview en règle, et par conséquent ne comprenait pas pourquoi je restais là comme un idiot, silencieux; mais sur le coup, confronté à cette question pleine de bon sens, je me mets à bafouiller. Je finis par lui dire toute mon admiration pour ses films ; au cas où il ne me croirait pas, je juge bon de préciser que j’ai vu Alexandrie pourquoi? quatorze fois. "Pas possible?!", réplique-t-il en me retournant un regard plus inquiet que véritablement flatté. Pour finir, je me dis que mes écrits parleront mieux que ma langue nouée, et je lui tends mon article au sujet de sa collaboration avec Méligui. Je pensais qu'il allait le remiser dans un coin pour le lire éventuellement plus tard, mais à ma surprise, il s’installe et commence à le lire mot à mot. Je suis suspendu à son regard qui parcourt mon article ; arrivé au bout des trois pages, il lève la tête vers moi et m’interroge. "Qui c’est qui a écrit ça?" Comme j’affirme timidement être l’auteur, il me complimente gentiment, feint de se demander où j’ai bien pu trouver tout ça. Bien des années plus tard, ce n’est pas sans fierté que je raconterai la scène à mes filles: nous deux assis dans cette cuisine, Youssef Chahine me complimentant pour mon article après l’avoir lu scrupuleusement, et moi sirotant doucement le café qu'il m’avait préparé de ses mains.
Troisième flash-back :
1982, 1989, 2004. Ce sont les dates des volets suivants de la tétralogie alexandrine. Après Alexandrie pourquoi?, il y a en effet eu La Mémoire, Alexandrie encore et toujours et Alexandrie New York. Ces films, vus tantôt au Caire, tantôt à Paris, étaient des jalons dans l’Histoire de l’Egypte, mais aussi dans l’histoire personnelle de Chahine. Il faut dire que dès 1977, il avait pris un tournant important en décidant que désormais, il "dirait tout". Car, avançait-il , "comment être crédible en tant que créateur si on n’est même pas capable de dire la vérité sur soi?"
Dans La Mémoire, l’alter ego de Chahine, Yehia Choukri Mourad, cinéaste, colérique, hyperactif, est victime (déjà!) d’un accident cardiaque en plein tournage. Pendant que se déroule l’opération, nous sommes invités à assister au procès qui se déroule à l’intérieur de son corps.A la barre défilent tous ceux qui ont compté dans sa vie – un vieil instituteur tyrannique, une famille déchirée, et puis les compagnons de route. Cinématographiquement, on n’a jamais vu ça ; certains ont évoqué All that Jazz de Bob Fosse, mais ce dernier n’est que pur exercice de style chorégraphique, quand le film de Chahine bâtit, à partir d’une idée de départ similaire, un scénario d’une incroyable richesse.
Vient ensuite Alexandrie encore et toujours, où Chahine montre l’engagement qui est le sien dans tous les domaines: amoureux, artistique, politique – le film évoque la grande grève des cinéastes en réaction à la tentative de mainmise gouvernementale sur la création.
Enfin, quinze ans plus tard, c’est Alexandrie New York, où Chahine dit tout de son sentiment d’amour-haine à l’égard de l’Amérique. Cette fois encore, le scénario est magnifique: notre Jo, qui dans la vraie vie n’a pas eu d’enfant, s’invente un fils, américain de surcroît! Celui-ci lui ressemble comme deux gouttes d’eau, du moins au jeune homme qu'il était lorsqu'il partit étudier le cinéma à la Pasadena Playhouse et vécut une histoire d’amour avec la belle Ginger. Les deux rôles sont d’ailleurs interprétés par le danseur de ballet égyptien Ahmad Yehia, que Chahine révèle comme il a révélé tant d’autres jeunes acteurs. Cette fois encore, le réalisateur déploie son talent dans toutes les directions, naviguant entre New York et Alexandrie, entre la gouaille et la mélancolie, entre ses obsessions de théâtre (Hamlet) et de magnifiques scènes de ballet (Carmen). Nous ressortons du cinéma l’esprit et le corps léger, contents de trouver dans ce quatrième opus une formidable conclusion à cette autobiographie commencée quelque vingt-cinq ans plus tôt.
Quatrième flash-back :
1996. Cette année-là, c’est le cinquantenaire du festival de Cannes. Sa reconnaissance internationale, le cinéaste ne la doit qu'à lui-même, n’ayant guère été soutenu (à ses débuts) par ses producteurs ni (jamais) par les autorités culturelles de son pays. Voir à ce sujet La mémoire où Chahine narre de façon hilarante sa première venue à Cannes avec Le fils du Nil. Par la suite, cependant, la programmation du festival lui a toujours fait bon accueil, même si cela ne s’était jusque là jamais traduit par une distinction. Du reste, il s’était développé comme une sorte de fatalité: les critiques l’encensaient, les jurys des festivals appréciaient son travail, mais jamais au point de le couronner, si ce n’est l’Ours d’argent et le Prix du Jury à Berlin pour Alexandrie pourquoi?. Avant cela et après, il y a bien des déceptions, comme l’épisode bien connu où Chahine manque in extremis le prix d’interprétation pour sa saisissante composition d’acteur dans Gare centrale - où il interprète lui-même un clochard claudiquant et obsédé sexuel - sous le prétexte ridicule (et flatteur a posteriori) qu'il s’agissait peut-être d’un véritable boiteux.
Jusqu’au moment où arrive la proclamation du Palmarès de Cannes 1996, et là, un vrai miracle nous attend: le Prix du Cinquantenaire (par définition un prix unique) est décerné à Chahine pour l’ensemble de son œuvre. Tous ceux qui ont vu les images de Chahine exultant, en costume blanc et nœud papillon rouge, devant les caméras du monde entier, ne pourront plus les oublier. C’était une joie communicative, un temps fort dans une grande carrière de cinéaste, dont on espérait qu'elle se poursuivrait encore longtemps.
Cinquième et dernier flash-back :
2007. Chaos est projeté à Paris, sur les Champs-Elysées (bien loin le temps où il fallait aller exhumer ses films dans une obscure salle d’art et d’essai). Un film de Chahine, c’est un rendez-vous qu’on ne peut pas rater. Comme toujours, l’impression est forte, mais cette fois, il y a comme une tension supplémentaire: le cinéaste, âgé pourtant de quatre-vingt-un ans, a réalisé là son film le plus violent. Aidé de son compère Khaled Youssef, il a montré plus crûment que jamais l’oppression quotidienne à laquelle est exposé le peuple égyptien, et qui atteint dans le film des degrés proprement insoutenables. C’est à peine si ces images sont adoucies par une langoureuse scène de tango, et par quelques scènes tendres entre l’héroïne et la mère de son fiancé. Et puis arrive le finale du film, avec la mise en scène d’une véritable insurrection populaire. Et on se dit que, à l’âge où les autres se sont rangés depuis bien longtemps, où les militants de naguère se sont mués en notables ventripotents, Jo nous fait tout simplement… la Révolution! Une grande leçon de courage et de ténacité…
Sur l’instant, donc, on n’a pas voulu y croire. Et puis, une fois remis du choc, on s’est fait la réflexion que Chahine, l’éternel passionné, ne pouvait être mort que de colère – cette colère qu'il a portée à son comble dans Chaos –, ou bien de joie – la joie qu'il devait ressentir d’avoir pu consacrer sa vie à sa passion du cinéma. Cette passion-là, il l’a ensuite communiquée à une foule de personnes, pas seulement dans le milieu du cinéma, mais dans toutes les couches de la société égyptienne, des intellectuels jusqu'aux gens du peuple – ces derniers savaient bien que Chahine était de leur côté –, et puis aussi un peu partout dans le monde, à tous ceux qui avaient compris ce que leur vie devait à ses films.
© Khaled Osman
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