Nous tenons à renouveler à Robert Solé nos remerciements les plus cordiaux.
En consacrant un livre au successeur de Nasser, je n’ai cherché ni à le démolir, ni à lui ériger une statue. J’étais curieux de comprendre l’incroyable parcours de cet homme, en qui personne ne croyait, et qui a fini par surprendre tout le monde. Henry Kissinger, qui le considérait en privé comme « un imbécile, un clown, un bouffon », écrit dans ses Mémoires : « J’ai découvert en lui l’un des rares dirigeants exceptionnels qu’il m’ait été donné de rencontrer. »
La vie de Sadate est un roman. Le jeune homme pauvre qui rêvait d’être comédien a fini par accéder à la plus grande scène du monde. Jeune officier, il avait comploté avec des espions nazis, en pleine guerre mondiale, pour combattre l’occupant britannique. Il a été rayé de l’armée, a passé des années en prison, s’en est évadé, a vécu dans la clandestinité, a participé à des attentats, s’est retrouvé de nouveau sous les verrous, puis de nouveau en uniforme… C’est lui qui, le 23 juillet 1952, a annoncé à Radio Le Caire la prise du pouvoir par les Officiers libres.
Après ce coup d’Etat, Sadate a donné l’impression de rentrer dans le rang. Vivant dans l’ombre de Gamal Abdel Nasser, toujours aux ordres, il faisait preuve d’une docilité exemplaire, pour ne pas dire de flagornerie. On le prenait pour un personnage falot et sans envergure. Nul n’imaginait qu’il pourrait succéder au leader adulé par les masses arabes, s’imposer peu à peu et entreprendre une « dénassérisation » du pays. Sous sa présidence, l’Égypte a changé son fusil d’épaule de manière spectaculaire, passant d’une étroite coopération avec l’Union soviétique à une alliance avec les États-Unis, et d’un socialisme étatique à une libéralisation à tout crin. Sans parler du traité de paix avec Israël qui allait mettre le pays des pharaons au ban du monde arabe, alors qu’il est le plus peuplé et le plus influent de la région.
« L’ouverture économique » prônée par Sadate devait s’accompagner d’une libéralisation politique. Celle-ci a tourné court, et pas seulement parce que l’Égypte se débattait difficilement contre la pauvreté, l’analphabétisme et une démographie galopante. Partisan d’une dictature dans sa jeunesse, Sadate est resté fondamentalement un autocrate. « Héros de la guerre de la paix », il aimait discuter en privé, mais ne supportait pas d’être contredit en public.
Les paradoxes du personnage lui ont valu des appréciations diamétralement opposées. Porté aux nues par les uns, il a été critiqué avec la plus grande virulence par d’autres. Lui-même n’a rien arrangé en donnant successivement plusieurs versions de son parcours politique. On l’a vu idolâtrer Nasser dans ses premiers livres, puis le pourfendre
dans des écrits ultérieurs et s’attribuer le rôle de fondateur des Officiers libres…
Devenu en Occident une superstar des médias, Sadate a cultivé dans son pays une image d’homme du peuple, sinon de paysan, attaché aux traditions. Sans empêcher pour autant sa brillante épouse, Jihane, qui a inventé la fonction de First Lady en Égypte, d’afficher une grande modernité et de promouvoir les droits de la femme. Le « président croyant », comme il s’est fait appeler, n’a pas seulement manifesté des signes ostensibles de piété : il a introduit dans la constitution égyptienne les principes de la charia et a laissé le champ libre aux islamistes pour combattre les militants de gauche et les nassériens. Une erreur qui devait lui coûter la vie et contribuer à donner une place démesurée à la religion dans la vie politique et sociale. On ne pouvait pas, à la fois, s’ouvrir à l’Occident, tendre la main aux Israéliens, favoriser la promotion de la femme et laisser se déchaîner ceux qui exigeaient un Etat religieux fondé sur des règles d’un autre temps.
Nasser avait légué à Sadate un pays humilié et ruiné, sur fond de terreur policière. Onze ans plus tard, l’Égypte dont a hérité Moubarak bénéficiait de quatre précieux apports en devises : le canal de Suez, les transferts de travailleurs migrants, le tourisme et le pétrole. Mais, tout en ouvrant l’Egypte aux investisseurs étrangers, Sadate a négligé l’industrie et n’a pas entrepris une politique volontariste de création d’emplois. Sous son règne, l’inflation a augmenté, la dette extérieure a atteint un niveau sans précédent, les inégalités sociales se sont creusées et la corruption s’est installée.
Ils ne sont pas nombreux, les hommes d’Etat du vingtième siècle qui, par un discours ou par un geste, ont changé le cours de l’histoire. Anouar al-Sadate fait partie de ce club très restreint. Son voyage à Jérusalem, en novembre 1977, sans aucune contrepartie, alors qu’Israël était l’ennemi juré des Arabes, a stupéfié le monde et conduit à un traité de paix.
Sadate a été en quelque sorte acculé à faire la guerre, en octobre 1973, puis acculé à faire la paix. Sans être pour autant le jouet des événements : il fallait beaucoup d’audace et de détermination pour se lancer successivement dans ces deux aventures. Peu de chefs d’Etat dans sa situation auraient osé prendre des initiatives aussi risquées.
Après 1981, le traité de paix israélo-égyptien a été scrupuleusement respecté, malgré tous les séismes survenus au Proche-Orient. Cette grande œuvre de Sadate a résisté à deux intifadas palestiniennes, une guerre civile au Liban, un conflit armé entre Israël et le Hezbollah, la guerre du Golfe, l’occupation de l’Irak… Même la chute de Moubarak et l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir n’ont pas mis fin à la paix égypto-israélienne. Mais c’est une paix entre les Etats, non entre les peuples. Si la plupart des Égyptiens l'ont approuvée, ils n'ont pas supporté ensuite l'enlisement du conflit israélo-palestinien et la colonisation croissante de la Cisjordanie.
Dans le marché proposé par Sadate à Israël – vous me rendez le Sinaï et je normalise mes relations avec vous, reconnaissant ainsi votre droit à exister – c’est l’Égypte qui en a tiré le bénéfice le plus concret : elle a récupéré son territoire, sans donner à son ex-ennemi tout ce qu’il attendait en échange.
Les détracteurs de Sadate font valoir que l’Égypte n’a pas vraiment récupéré sa souveraineté sur le Sinaï, puisque le traité de paix a institué une démilitarisation de la région, sous le contrôle d’une Force multinationale. Ils soulignent surtout que les Israéliens ont bien profité de la fin des hostilités avec le plus grand pays arabe. N’ayant plus rien à craindre sur le front sud, ils ont pu redéployer leurs forces, annexer le Golan syrien en décembre 1981 ou envahir le Liban en juin 1982, tout en faisant la pluie et le beau temps en Cisjordanie et à Gaza.
La politique extérieure de Sadate aurait été saluée de toutes parts si elle avait conduit à une solution de la question palestinienne. Il n’est pas le seul responsable de cet échec, loin de là. En poursuivant la colonisation de la Cisjordanie et en refusant tout compromis sur Jérusalem, les Israéliens ont empêché la mise en place d’un Etat palestinien. Quant aux dirigeants arabes, ils se sont surtout distingués par leurs divisions, leur double langage et leur démagogie.”
Robert Solé
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