mercredi 13 décembre 2017

La Comtesse Amélie d'Arschot et son "Roman d'Héliopolis"

La Comtesse Amélie d’Arschot et son "Roman d'Héliopolis"

Dans le "Roman d'Héliopolis", la Comtesse Amélie d’Arschot, historienne et conférencière, nous livre non seulement l'histoire d'une ville sortie du désert - au tout début du XXème siècle à côté du Caire -, mais également l'histoire de sa propre famille. Et c'est bien en cela que réside toute l'originalité de son ouvrage ! Industriels, architectes, peintres, politiques, visionnaires, se côtoient et se mêlent dans une Égypte pluriculturelle et riche d'un brassage de nationalités et de religions... De Boghos Nubar son arrière arrière-grand-père à Léopold II, du Baron Empain ami proche et associé à son aïeul au caractère affirmé, des artistes aux businessmen, de Bruxelles au Caire, c'est un monde en pleine effervescence, en plein essor qui, sur les assises du passé millénaire de l'Égypte, va déployer son énergie, son enthousiasme - et son originalité ! - pour ériger un monde "nouveau" ! C'est aussi - et peut-être surtout - une belle page de l'influence insufflée par la présence belge en Égypte.

Égypte actualités : Votre roman nous mène dans l'intimité de "grandes familles", au coeur desquelles se trouvent les d'Arschot - dont la généalogie remonte aux croisades - et les Nubarian, d'origine arménienne, dont l'un des membres, Nubar Pacha, sera Premier ministre du gouvernement égyptien. Ces deux familles seront liées par le mariage, en 1907, d'Eva Boghos et du Comte Guillaume d'Arschot Schoonhoven. Mariage d'amour ? Mariage arrangé ? Quels souvenirs gardez-vous de vos arrière-grands parents ?

Amélie d'Arschot : J’ai très bien connu mon arrière grand-mère puisqu’elle a vécu très âgée et j’avais douze ans lors de son décès. Nous avions l’habitude de lui rendre visite les mercredis après-midi et ces moments sont gravés dans ma mémoire. D’abord grâce au décor très oriental de son habitation à Bruxelles et ensuite surtout grâce à ses conversations sur l’Égypte, représentant pour nous des moments magiques . D’habitude les enfants écoutent leurs parents raconter des contes de fées, nous n’en n’avions pas besoin. Le conte de fées selon nous, c’était l’Orient et l’Égypte.
Les descriptions de son enfance dans le palais familial de Choubrah et ensuite de leur maison située avenue des Pyramides, non loin du Mena House, avaient de quoi nous enthousiasmer.
Bien entendu, elle ne pouvait passer sous silence la réalisation d’Héliopolis dans laquelle son père Boghos Nubar s’était investi.
Elle était brillante intellectuellement, parlait plusieurs langues couramment et sa culture était immense. Formée de manière très élitiste au Caire et en Europe, elle avait reçu une éducation ouverte sur les différentes cultures. 
Mon arrière grand-père étant mort en 1935, même mon père ne l’a pas connu. Il restait vivant grâce aux récits de mon grand-père, le Comte Philippe d’Arschot. Il admirait énormément ce diplomate qui était diplômé de Droit et de Philosophie et Lettres. Lorsqu’il fut nommé chef du cabinet du Roi des Belges Albert Ier, à partir de 1910 jusqu’en 1925, il s’illustra par ses compétences lors de la Première Guerre mondiale alors que le souverain se trouvait à La Panne à la tête de ses armées.
Ce fut un mariage très arrangé dans l’esprit du temps car la famille avait perdu des plumes lors des héritages et mon ancêtre ne roulait pas sur l’or contrairement aux Nubar. Pour Eva qui comptait 24 printemps et qui refusait tous les partis prestigieux que son père lui présentait au Caire, le mariage fut une sorte de liberté car en épousant un diplomate, elle allait voyager de Constantinople à Paris. La nomination de son mari à Bruxelles dut être difficile pour elle car on la jugeait très exotique, mais elle a fait reconstruire le château de famille et tenait un salon intellectuel à Bruxelles où se retrouvaient les ministres et les aristocrates.
à g. : Boghos Nubar - à dr. : Baron Empain

ÉA : Peu de temps auparavant, en 1904, le Baron Empain et Boghos Nubar, fils du ministre et père d'Eva, ont créé une société afin d'acquérir 2.500 hectares dans le désert d'Abassieh près du Caire. C'est sur cet espace qui s'étendra ensuite sur plus de 7.500 ha, que "Masr el-Gedida" sortira des sables. Quels ont été leurs motivations et leurs principaux appuis pour mener à bien un projet aussi ambitieux ? 

Amélie d'Arschot : Leurs motivations sont celles de deux hommes d’affaires qui créent une société immobilière. Ils ont investi et veulent avoir un rendement sur cet investissement. Ils devront attendre quinze ans pour cela. L’idée étant d’acheter les terrains à bas prix grâce à Boghos Nubar, d’obtenir des concessions pour construire des lignes de métro et de train pour relier Héliopolis au Caire. 
Le tram d'Héliopolis devant l'Héliopolis Palace Hôtel

Avec la création d’une centrale électrique, le creusement de puits artésiens et la construction d’usines pour la fabrication de briques en silico calcaire, ils voulaient fournir tout l’équipement nécessaire à ce projet. Vendre des terrains équipés était donc la première idée. La grande crise économique de 1907 va faire dévier cette idée vers non seulement la vente des terrains, mais aussi la vente ou la location de villas, d’appartements par exemple pour les fonctionnaires et d’habitations plus modestes de genre Garden City pour les ouvriers.
Empain n’aurait pu investir en Égypte sans l’appui de Léopold II. Notre souverain était venu en Égypte lorsqu’il était encore Duc de Brabant et il va encourager nos ingénieurs et nos entrepreneurs à y développer des sociétés. On pourrait aussi dire qu’Empain n’aurait pu réussir sans l’aide de l’homme d’affaires Boghos Nubar Pacha. Boghos était un ingénieur qui avait développé les terrains proches d’Alexandrie grâce à des techniques de culture plus efficientes. Il avait d’ailleurs présenté à Paris en 1900, lors de l’Exposition Universelle, une nouvelle machine à labourer qui avait obtenu une médaille d’or. Il a aussi investi dans la création du somptueux hôtel Casino San Stefano proche d’Alexandrie, où il bâtit une quartier de villégiature. Cette idée de ville de villégiature, sera privilégié dans la première phase de la construction d’Héliopolis. 

ÉA : Ainsi, l'ancienne "Cité du Soleil", l'Héliopolis de l'antiquité, dédiée au culte d'Atoum, détruite par Cambyse II en 522 avant notre ère dont il ne restait qu'un obélisque, devient un gigantesque chantier… Émergent alors des palais, des villas, des rues, et autres structures urbaines… Une symbiose entre architecture orientale et l'art de vivre à l'occidentale, conjuguée à la tolérance et au respect entre religions ?

Amélie d'Arschot : Héliopolis ne fut pas construite exactement sur l’emplacement des ruines antiques car Empain craignait qu’il ne doive démolir des bâtiments lors de fouilles archéologiques futures. Il va donc mandater Jean Capart pour s’en assurer.
Héliopolis remet à l’honneur le style des Fatimides et surtout celui des Mamelouks qui avaient construit plus de 1000 bâtiments au Caire. On va dès lors évoquer le style Revival Mamelouk, car il emprunte aussi des caractéristiques des habitations occidentales dans l’aménagement intérieur. 
D’autre part, dans la conception même des bâtis avec des architectes français et belges pour la plupart et leurs bureaux d’ingénieurs, on remarque que les maisons laissent entrer trop de chaleur lors de l’été car ils n’ont pas trop l’habitude du climat égyptien ! Par contre les rues sont bordées d’arbres qui assurent de l’ombre, les galeries commerçantes sont placées sous les arcades. L’art de vivre à l’occidentale est assuré par la construction de somptueuses maisons et villas et se conjugue à l’art oriental avec les palais qui sont superbes. Les gens fortunés du Caire et les étrangers sont très gâtés : ils trouveront dans la nouvelle ville une quantité de distractions : un golf, un hippodrome, un lunapark (un des premiers d’Afrique) et ensuite un aérodrome. 
Le Héliopolis Palace Hôtel

Le luxe est assuré par le Héliopolis Palace Hôtel qui se voulait le plus somptueux du monde.
Au milieu de la ville nouvelle, se trouve la Basilique construite sur les propres fonds d’Empain et non loin de là, se trouvent mosquées et synagogues. La tolérance entre les différents cultes était indéniable et en me promenant aujourd’hui dans les rues d’Héliopolis, je pourrais dire que cet esprit est resté... Je n’avais jamais vu autant de boutiques vendant des articles de Noël ! La semaine dernière, un grand arbre a été dressé et les jeunes ont entonné des chants ! Empain et Boghos Nubar, qui étaient chrétiens tous les deux, seraient heureux de voir musulmans et chrétiens se réunir !

ÉA : Cette incroyable réalisation sortie du désert par la volonté et l'imagination de “deux hommes d'affaires et aventuriers" qui l'ont façonnée à un mode de vie typique d'une époque, a ensuite souffert des aléas de l'histoire… Mais ne reste-t-elle pas l'image - même le symbole via notamment le Palais hindou du baron Empain - des liens privilégiés entre la Belgique et l'Égypte ?

Amélie d'Arschot : Les aléas de l’histoire qui ont endommagé la ville n’ont pas été que les deux guerres mondiales. C’est surtout sous Nasser que le patrimoine d’Héliopolis a été abimé. La nationalisation de la Cairo Electric et l’abandon total de toutes les normes de construction, telles la hauteur des plafonds, les toits terrasses et les loggias, la couleur jaune sable...sans oublier l’essentiel : l’espacement des constructions et le maintien des espaces verts. On a alors construit au maximum des parcelles de terrain, on a oublié de garder un même niveau de constructions et on a assisté à l’émergence de buildings genre HLM à côté des palais et des villas. Malgré cela, l’esprit est resté. Ne dit-on pas encore aujourd’hui la ville du Baron ? le palais du Baron ? 
Le Palais hindou du Baron Empain, en cours de construction

Héliopolis est le symbole des liens entre la Belgique et l’Égypte et aussi dans une moindre mesure, avec l’Arménie car de nombreux Arméniens y ont habité. J’ai visité l’école Nubarian fondée par Boghos Nubar de même que le club sportif Nubar construit à l’emplacement des superbes jardins de son palais.
La Comtesse Amélie d’Arschot à Héliopolis

J’aurais tellement aimé pouvoir visiter le palais de Boghos Nubar et de nombreuses personnes m’ont aidée dans ces démarches sans y arriver. Finalement, je m’y suis rendue à pied avec mon livre en main et le soldat à l’entrée n’a pas eu d’autre choix que d’ouvrir la porte... Le bâtiment était intact, magnifique, somptueux et parfaitement entretenu.
Je garde cette image en moi comme un souvenir précieux et je ne rêve que d’une chose : revenir à Héliopolis ! J’y ai donné une conférence devant une assemblée prestigieuse grâce à l’Ambassade de Belgique et l’Association d’Héliopolis qui ont organisé cela de main de maître. J’étais particulièrement émue, en tant que Belge, descendante de Boghos Nubar Pacha, de pouvoir m’exprimer à Héliopolis même ! Des interviews à la télévision et dans les journaux ont consacré ces moments.
J’ai aussi rencontré les jeunes de Héliopolis Heritage, ils sont hyper motivés par le patrimoine de la ville et organisent des promenades à vélo pour découvrir les bâtiments.
Je suis donc rentrée en Belgique portée par cet espoir que l’esprit d’Héliopolis est éternel.

Propos recueillis par marie grillot


Le roman d'Héliopolis, par Amélie d'Arschot Schoonhoven, Avant-Propos, 2017, 210 pages

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