lundi 2 octobre 2017

Une journée en Égypte avec... Maurice Maeterlinck, Valérie de Gasparin, René Maheu

Une journée en Égypte avec… René Maheu (1905-1975), directeur général de l'UNESCO entre 1961 et 1974
Temple de Ramsès II à Abou Simbel

Extraits de son allocution lors de la cérémonie marquant l’achèvement des travaux de sauvegarde des deux temples d’Abou Simbel - 22 septembre 1968. L’orateur s’adresse à Ramsès II.

"Nous sommes venus, ô Roi, ajouter notre travail au tien pour préserver ta quête d'éternité.
Employant des moyens que tu ne pouvais imaginer mais ayant constamment à l'esprit tes intentions et tes rites, nous avons évidé la montagne, découpé les statues, les piliers et les parois souterrains, puis nous avons rebâti dans la lumière ce que tu avais creusé dans les ténèbres et nous l'avons abrité sous la voûte porteuse la plus puissante qui soit sortie des mains de l'homme, et cette voûte, nous l'avons recouverte des mêmes rochers où tu avais enfoui tes mystères, enfin nous avons pieusement dressé ta gigantesque majesté et recomposé la suave beauté de ta reine avec l'escorte hiératique des divinités tutélaires. Tes prêtres, tes architectes, tes maçons, tes sculpteurs, tes scribes et tes esclaves ne prirent pas plus de soin à réaliser la divinisation de ta gloire que nous n'en avons mis, ô Roi, à conserver ta terrestre présence. Grâce aux efforts de tous, te voici sauf, prêt à reprendre, intact, sur la barque d'Amon, ton voyage au long des siècles vers le soleil levant de chaque lendemain.
Sache pourtant, ô Roi, que ce qui nous a conduits vers toi des multiples horizons du monde, ce ne fut pas le souvenir de ta puissance, ni la fidélité à ton dessein, ni le respect de tes cultes. Depuis tes victoires ensevelies dans le lointain des âges, l'histoire a vu se succéder tant de vaines conquêtes que nous ne croyons plus aux empires, et nous avons horreur de la guerre.
Quant à tes certitudes sur la vie et la mort, elles ne sont plus les nôtres.
Ce qui nous a fait accourir, ô Roi, c'est le sentiment de notre commune fragilité. Dans ce lieu enchanté, nous avons moins admiré que tu t'y sois manifesté dieu que nous n'avons adoré le miracle anonyme de l'art par lequel nous a été révélée la royale épouse aimée dans la grâce de sa chair périssable et l'élégance de ses voiles diaphanes. Et le sable du désert qui t'a caché pendant mille ans, les acacias qui sont venus verdoyer au bord de tes terrasses et les humbles champs saisonniers de la rive inondée ont composé pour ta survie dans le coeœur des hommes de ce temps un décor plus précieux que ta pompe évanouie.
Surtout le sens de l'existence que nous avons trouvé ici est bien différent de celui que tu y avais déposé. Tu as mis ta vérité dans le culte des forces élémentaires de la nature, et nous avons fidèlement préservé pour ta délectation le parfait spectacle du jeu constamment pareil et constamment nouveau du divin soleil, du flot nourricier et de la terre maternelle en leurs rapports et leurs rythmes sacrés. Mais le fait même que nous ayons dû venir avec nos machines pour te sauver prouve que l'éternité n'est pas plus dans le roc et dans le fleuve que dans les armes et dans les dogmes. Nous avons pris ici la mesure de ces durées relatives.
En revanche nous avons découvert au fond de tes sanctuaires éventrés une vérité que tu n'as jamais soupçonnée, que nous te devons pourtant parce que nous l'avons acquise à ton service, et dont il convient que nous te rendions grâce, ô Roi, avant de repartir. C'est qu'il n'y a d'éternel dans les oeuvres humaines que ce qui a sens et valeur pour tous les hommes.
Le seul travail d'éternité est l'acte de fraternité.
C'est cette vérité, démontrée par notre passage, que nous confions désormais à ton auguste garde, Seigneur de la Haute et de la Basse Égypte, pour la méditation de ceux qui viendront après nous rêver à tes pieds.
À ceux-là, que nous ne verrons pas mais pour qui en réalité nous avons travaillé, raconte comment l'homme, un instant apparu dans son universalité, est venu en ces lieux quand les eaux menaçaient de te submerger et comment, ouvrant largement la montagne, il a pris tes colosses dans ses bras et les a portés sur le haut de la falaise, replaçant tout tel que tu l'avais choisi et voulu, afin que toi, fils de Rê, qui fus jadis la force, son orgueil et sa vanité, tu attestes désormais la fraternité, son désintéressement et sa splendeur."

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Une journée en Égypte avec… Valérie de Gasparin, née Catherine-Valérie Boissier (1813 - 1894), écrivaine suisse romande, ayant effectué en 1847, avec son mari Agénor de Gasparin, un périple en Europe et au Moyen-Orient

"Les rives du canal enchantent nos yeux. Des maisons de campagne, souvent bâties dans le style arabe ou indien, se pressent sur ses bords. L'une d'elles est entourée d'une véranda que soutiennent des colonnes enveloppées de pampres ; la tête élégante des palmiers se balance à vingt pieds au-dessus du dôme épais des caroubiers, des sycomores et des tamarisques ; les convolvulus jettent sur les haies l'abondante draperie de leur verdure toute brodée de fleurs roses et bleues ; les eaux calmes reflètent ces images ; de temps en temps un village fellah, avec ses huttes basses, ses femmes qui penchent leurs urnes vers le fleuve, vient s'y mirer à son tour.
Le soleil se couche avec une pompe vraiment orientale. Il s'enfonce dans la plaine sans bornes, comme il s'enfonce dans l'Océan ; le ciel à l'occident reste pourpre. Sur l'horizon se découpent deux monticules couverts de cases. L'heure du crépuscule, heure si courte dans ces contrées, leur prête des proportions bizarres. Sur l'un d'eux, une blanche mosquée s'élève au-dessus des huttes, de toute sa coupole qui se dessine largement dans le ciel. Les fellahs, drapés dans leurs longues robes, s'avancent lentement vers leurs cases, qu'ils dépassent des épaules ; ils se détachent sur la crête du monticule en silhouettes immenses : on dirait de gigantesques bas-reliefs égyptiens. Cet effet, qui tient du mirage, a quelque chose de solennel. (...)
Les premières clartés du jour nous trouvent sur le pont. Que c'est beau ! que c'est grand ! Des horizons où le regard s'enfonce comme il s'enfonce dans l'immensité des mers ! Les pélicans au long cou se promènent sur le rivage, des troupes de canards sauvages et d'oiseaux pêcheurs s'abattent vers les eaux ou prennent leur vol en traçant de gracieux méandres. Les buffles s'avancent pesamment, un bel oiseau blanc perché sur le dos. Des files de chameaux passent à la lisière du désert en jetant leurs grandes silhouettes sur le ciel clair.
Chaque tour de roue nous amène vers quelque bouquet de palmiers tout inondé de lumière. Le gai village fellah s'abrite sous les palmes. Ses huttes sont de terre, pauvres, basses ; mais cette population vit en plein soleil. Les abords en ont un charme inexprimable. (...)
L'enchantement continue. Des deux côtés de l'eau, une plaine verte, des bosquets de caroubiers aux formes arrondies, des tamarisques légers, de nobles palmiers qui traversent cette voûte surbaissée et balancent leurs cimes dans les airs. Quelquefois le bouquet de palmiers s'élève seul dans la plaine : alors le ciel lointain paraît derrière cette colonnade déliée, comme le jour dans les églises palermitaines à l'architecture mauresque."

(extrait de Journal d'un voyage au Levant, 1848)

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Une journée en Égypte avec… Maurice Maeterlinck (1862 - 1949), écrivain francophone belge, prix Nobel de littérature en 1911
Queen Nefertari between the legs of Ramses II, Luxor Temple, Luxor 

"Il n'est rien sur ce globe qui se puisse comparer aux temples de Louqsor, aux tombeaux de la Vallée des Rois, à ceux de Sakkara, aux pyramides, à l'hypogée des Apis. Rien, pas même le fameux temple d'Angkor ou les palais chinois, qui soit aussi étrange, aussi imprévu, aussi hallucinant, d'une humanité aussi spéciale, aussi déconcertante, aussi complète dans un genre qui ne paraît pas appartenir à notre planète. Rien non plus, qui soit d'un art aussi homogène dans le bizarre, dans l'imprévu total, d'un art tout ensemble aussi barbare et aussi raffiné, d'un art qui se tient aussi bien d'un bout à l'autre, du colossal au puéril, du sublime au grotesque, de l'ébauche la plus rudimentaire au fignolage le plus minutieux, de la monstruosité la plus ahurissante à la beauté la plus pure et la plus parfaite, de la fantaisie la plus invraisemblable à la réalité, à la vérité, à la sincérité la plus émouvante, la plus délicate que l'homme ait jamais atteinte en interprétant la nature. Aucune race, aucun peuple, pas même le peuple grec ou la race chinoise, n'a apposé sur la terre un cachet plus puissant, plus original, plus indélébile ; aucun n'a imposé au monde une vision aussi compacte, aussi massive, aussi cubique, aussi oppressive, aussi totale, aussi logique dans son illogisme apparent, aussi démesurée dans sa mesure géométrique, aussi équilibrée dans son équilibre spécial. Si l'Égypte n'avait pas existé, ou si, comme l'Atlantide, tous ses monuments avaient disparu dans une catastrophe planétaire, un des aspects les plus extraordinaires que l'humanité ait jamais pris manquerait à l'histoire de notre terre et il est au surplus fort probable que l'architecture et l'art grec, ainsi que toutes les architectures et tous les arts qui en découlent, n'eussent ressemblé que bien peu à ce qu'ils sont."

(extraits de En Égypte, 1928)

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