L’égyptomanie a aussi séduit la belle ville de Saint-Pétersbourg (Russie). Obélisques, sphinx et pyramides ont inspiré les architectes et bâtisseurs de cette cité impériale, ancienne capitale des tsars, qui se glorifie de figurer sur le même méridien que… la Grande Pyramide de Guizeh!
Deux sphinx "authentiques" - contrairement à ceux qui gardent le pont "égyptien" sur la Fontanka, bras gauche de la Néva - attirent tout particulièrement notre attention. Ils se font face, depuis près de deux siècles, trônant majestueusement sur le quai de l’Université, face à l’Académie des beaux-arts.
Âgés de 3.500 ans, ils ont été témoins des bouleversements politiques ayant marqué l’histoire de leur propre pays, puis de celle de leur pays d’accueil, depuis le règne de Nicolas Ier qui les fit venir d’Alexandrie, en 1832. Le grand Alexandre Pouchkine, dit-on, se plaisait à se promener au pied des désormais célèbres statues de granite rose, vers la fin de sa vie, pour tenter de percer leur mystère.
Mystère ou pas, des superstitions se sont développées à propos de ces exilés monumentaux, déracinés de leur lointaine Égypte. On se plaît ainsi à croire que leur expression faciale changerait au cours de la journée, passant d'une humeur calme et bienveillante du matin à une humeur plus menaçante à l’approche de l’obscurité nocturne. Il semblerait même que l’on risque la folie si l’on tente de percevoir le moment précis de cette mutation. "Admirez ces géants de pierre, plongés dans leur rêve éternel, conseille le Guide vert Michelin, mais ne leur jetez pas de regards trop intenses, il paraît que cela peut porter malheur…".
Mieux vaut alors, selon une autre légende, tenter de les caresser pour s’en faire de précieux gardiens et fidèles protecteurs !
N’ont-ils pas, inspirés par les temps les plus anciens où ils étaient associés au Nil, adouci le caractère de la capricieuse Néva ?
Mais de ce Nil désormais lointain, en partagent-ils encore les souvenirs, en ressentent-ils la nostalgie, notamment certains soirs où le froid se fait mordant ?
Ces deux sphinx, à l'effigie d'Amenhotep III, proviennent de son grand temple des millions d'années, l'Amenophium, construit par et pour pharaon, sous la direction du grand architecte Amenhotep fils d'Hapou à Thèbes. "Un temple splendide a été fait pour lui sur la rive ouest de Thèbes, une forteresse d'éternité pour toujours, en belle pierre blanche de grès. Ce temple est entièrement revêtu d'or, son pavement est orné d'argent, toutes ses portes sont en électrum, construit très large, et très grand et parfait à jamais." Il était entouré d'un mur d'enceinte, s'étendait sur plus de 600 mètres de long, les cours succédant aux pylônes, et un dromos le reliait au Nil…
Mais sa splendeur, sa grandeur se sont fanées au fil des siècles : ses pylônes se sont effondrés, ses statues ont été mutilées, ses blocs ont été réemployés pour des temples postérieurs, le séisme de 27 av. J.-C., puis les inondations l'ont fragilisé, détruit…
Lorsque, au début du XIXe siècle, les "consuls collectionneurs" Bernardino Drovetti, consul général de France - qui travaille avec Jean-Jacques Rifaud et Frédéric Cailliaud - et Henry Salt, consul d'Angleterre - qui emploie Giovanni Battista Belzoni et Giovanni d'Athanasi - arrivent dans l'antique cité pharaonique pour y mener des fouilles, il ne reste d'apparent de cet immense complexe que les deux colosses souvent dénommés "de Memnon". Les consuls et leurs équipes, dans leur course effrénée à la découverte, se mènent une sorte de "guerre" impliquant des pratiques peu respectueuses où les scrupules ne sont pas de mise. Cependant, en un accord plus ou moins implicite - mais "violé" bien des fois - ils se partagent ainsi le terrain : Belzoni rive ouest et Rifaud rive est.
Si Jean-Jacques Rifaud s'attribue la découverte des deux sphinx "de Saint-Pétersbourg", il semble cependant qu'il n'en soit pas l'auteur. En effet, cette "paternité" reviendrait à Giovanni d'Athanasi (Yanni, de son vrai nom Demetrio Papandriopulos) car, comme l'explique Jean-Jacques Fiechter dans "La Moisson des Dieux" : "Il est juste de mentionner que ce terrain avait effectivement été cédé par Salt à Drovetti, mais il est difficile de croire que Rifaud eût laissé en place de tels monuments, s'il les avait découverts auparavant". Dans une note, il précise d'ailleurs : "Yanni Athanasi qui reprit les fouilles sur cet emplacement y découvrit ultérieurement les deux sphinx qui sont maintenant à Saint-Pétersbourg".
Émile Prisse d'Avennes est le dernier à avoir témoigné du contexte originel de ces deux sphinx : "Ce superbe monolithe de granite rose, du plus beau travail, a été trouvé en 1825, plus un autre semblable, derrière les colosses de Memnon."
Si "le règne d'Aménophis III a laissé un nombre inhabituel de sphinx grands ou petits", il s'avère que ceux de Saint-Pétersbourg sont parmi les plus beaux connus.
Leur beauté est toujours louée, leur incontestable majesté toujours reconnue. Ils ont une longueur de 4, 90 m, une largeur de 1,50 m et une hauteur de 4,50 m. La titulature d'Amenhotep III est inscrite sur le "pourtour du lit". Ils ont le corps puissant du lion. Quant au visage de pharaon, il est empreint de noblesse. Il porte le némès surmonté du pschent, la double couronne de la Haute et de la Basse-Égypte. "Ce sont deux chefs-d'œuvre… La force de l'expression, la finesse du modelé, l'amplitude de la pose, le dessin des muscles, la grandeur des lignes, et surtout le sublime caractère de ces deux sphinx n'ont pas d'égal."
Pour les amener vers les rives de la Néva, il faut d’abord extraire leurs … 23 tonnes ! L’opération est effectuée à la fin des années 1820. Henry Salt fait alors transporter les sphinx vers Alexandrie. Champollion qui a l'opportunité de les admirer lors de l'expédition franco-toscane cherche immédiatement à les acquérir. Il les voit déjà trôner sur les quais de Seine, à Paris, mais en vain : la Révolution des "Trois Glorieuses" (juillet 1830) n’est pas un contexte favorable pour une telle tractation. La vente sera par contre conclue, pour la somme de 64.000 roubles, avec le représentant de la Russie, l’officier diplomate Andrei Nikolaevich Mouraviev, de passage à Alexandrie, étape de son pèlerinage vers les Lieux Saints.
Le transport de la précieuse cargaison, à bord du voilier (italien ?) "Bonne Espérance", vers les rives de la Néva durera une année. Troublant signe du destin, le navire sombrera au cours de son voyage retour.
En 1832, les sphinx sont installés, à titre provisoire, dans le jardin de l'Académie des beaux-arts. Deux années plus tard, ils prennent place là où ils sont encore actuellement. Depuis, ils ont fait l’objet de plusieurs restaurations, notamment en 2003. Vu les conditions particulièrement rigoureuses des hivers russes qui les changent de celles, beaucoup plus clémentes, des rives du Nil, il a été suggéré de les mettre à l’abri dans le musée de l’Ermitage. Mais pour l’instant, aucune décision n’a été prise en ce sens.
En empruntant le quai de l’Université, en bordure de la Néva, on peut toujours admirer leurs traits "mystérieux" dans lesquels transparaît l’histoire séculaire d’un lointain pays. Étrange coïncidence d’un passé et d’un présent, que notait, dès 1840, un Guide du voyager à Saint-Pétersbourg : "Ces deux morceaux d’antiquité égyptienne, si bien conservés qu’au premier coup d’oeil on en distingue à peine la matière de celle qui forme les piédestaux qui les supportent, font par leur antique origine un piquant contraste avec les objets qui les entourent, tous sortis à peine des mains de l’architecte. Singulière destinée ! Avoir existé quatre mille ans dans la vieille cité des Pharaons pour venir recommencer à vivre dans la jeune cité de Pierre-le-Grand ! Sortir des ruines de la plus antique des villes pour venir décorer la plus neuve des villes modernes !"
Marc Chartier & marie grillot
Jean-Jacques Fiechter, La moisson des Dieux, Julliard, 1994
http://www.saint-petersburg.com/monuments/sphinxes-at-the-academy-of-arts/
Les sphinx de Saint-Pétersbourg
http://saint-petersbourg.org/tour/les-sphinx-de-saint-petersbourg
Guide du voyager à Saint-Pétersbourg, comprenant un précis historique de la fondation de cette capitale et de ses agrandissements, par Bellizard, Dufour, 1840
http://geolines.ru/eng/publications/ONWARD-TO-THE-PAST/ONWARD-TO-THE-PAST_29.html
Jean-Claude Goyon, Actes du Neuvième Congrès International des Égyptologue
https://books.google.fr/books?id=PRKm6WdvW2IC&pg=PA1713&lpg=PA1713&dq=sphinx+amenophis+III+salt&source=bl&ots=u0qp_pW_Ex&sig=TBhj9AuQAsS3LE89qjkUp7HsZSI&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiazKzD653PAhUGWhoKHYGiCeAQ6AEITjAK#v=onepage&q=sphinx%20amenophis%20III%20salt&f=false
Amenophis III Le pharaon soleil, RMN, 1993
Agnès Cabrol, Les voies processionnelles de Thèbes, Orientalia Lovanensia Analecta, 97, Peeters Leuven, 2001
https://books.google.fr/books?id=8rgZ3unIA28C&pg=PA339&lpg=PA339&dq=sphinx+amenophis+iii+saint+petersbourg&source=bl&ots=1bc1DmBrVb&sig=7GeqMi-RzPRUmO_Y6n0w04TvtHw&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjGyIv6m_HOAhVJ6xoKHY9eBlUQ6AEIPjAI#v=onepage&q=saint%20&f=false
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