| Bab al-Badistan, a gate in Khan el-Khalili (Wikipedia) |
L’Autorité du tourisme égyptien annonce carrément la couleur : "Aucune visite du Caire n'est complète sans une halte au bazar de Khan el-Khalili, où vous serez transporté dans le temps dans un vieux souk arabe. Les boutiquiers vous inviteront à vous approcher de leurs stands, de la senteur des épices, de l'agitation fébrile du commerce, et les myriades de beaux objets à acheter vous feront vous perdre dans les allées pendant des heures. Mettez à l'épreuve vos talents de marchandage lorsque vous achetez des statuettes, des épices, des souvenirs, des bijoux en argent, des t-shirts, des galabiyyas, des costumes de danseuses du ventre, ou quoi que ce soit d'ailleurs."
Nous voici donc, répondant avec empressement à cette invitation, plongés au coeur de l’un des quartiers les plus typiques, hauts en couleurs, bruits et senteurs, de la mégapole cairote.
À l’origine, ce secteur fait partie de la nécropole des Mamelouks, sous le nom de cimetière de Zaafaran. Puis l’émir Gahârkas al-Khalîlî al-Yalbughâwî veut construire sur place un centre de commerce, en commençant, en 1380, par un grand caravansérail ("khan") sous forme de fondation établie en faveur des pauvres.
Le cimetière disparaît donc pour laisser libre cours à cette généreuse initiative.
Un peu plus d’un siècle plus tard, le sultan El-Ghouri fait de nouveau place nette pour installer, sur une grande surface, des boutiques pour le commerce de la gomme arabique, de l’ivoire, de produits locaux (coton, sucre), des tissus et des tapis importés d’Inde, des soies et du tabac d’Asie Mineure.
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| photos © Marie Grillot |
Suite à des restructurations et réaménagements successifs au cours des siècles : "le quartier, tel qu’il apparaît aujourd’hui est la résultante composite d’éléments contrastés intégrés ou fondus dans un paysage urbain dense et étonnamment homogène. Le 'souk le plus ancien du Caire', tel que désigné communément, ne compte pourtant que peu d’éléments architecturaux anciens, et ceux-ci apparaissent sous la forme de traces et vestiges ponctuels et épars (monuments, portes, façades de wakâlas, etc.) ; il est par ailleurs situé dans un secteur qui a connu de profonds remaniements au cours des XIXe et XXe siècles." (Anna Madoeuf, "Souk d’aujourd’hui et bazar oriental - Le Khan al-Khalîlî au Caire "- gc.revues.)
"... Pour l'étranger, le vrai bazar du Caire, c'est le Khan Khalil, où l'on trouve des tapis, des étoffes anciennes et précieuses, des armes de prix, de vieux bijoux, des curiosités de tous les pays, enfin tout ce que nous appelons 'bibelots'. C'est une ruelle où ni les voitures ni les bêtes de somme n'entrent jamais ; des planches et des toiles tendues la couvrent çà et là et ne permettent pas au soleil de pénétrer partout également.
Des deux côtés s'ouvrent une quantité de petites cases dont le plancher est à cinquante centimètres environ au-dessus du sol de la rue. Le long des murs de chaque case sont empilés ou accrochés, pêle-mêle, les tapis, les étoffes, les armes. Le fond de la boutique, qu'on prendrait pour une simple armoire, s'ouvre sur une pièce sombre où sont entassées mille richesses. Au milieu de la boutique, couché sur des tapis, le marchand sommeille ou fume. Les clients s'assoient à côté de lui : il faut quelquefois insister pour le tirer de cette torpeur apparente, qui n'est qu'une feinte pour aviver la curiosité de l'acheteur. Enfin le marchand se réveille, il étale à vos pieds tout ce qu'il possède, gardant les belles pièces pour la fin. S'il n'a pas ce que vous désirez, il n'en dit rien, et, sous prétexte de chercher, il vous montre une foule d'autres choses, dans l'espoir de vous distraire et de vous tenter. C'est alors que la lutte s'engage, qu'il faut jouer au plus fin, et surtout dissimuler ses sentiments. Si vous laissez deviner vos préférences, vous serez rançonné, car ici les choses ne semblent pas avoir de valeur réelle ; tout dépend du besoin d'argent plus ou moins pressant du vendeur, et de ce qu'il croit pouvoir extorquer. S'il peut vendre cent francs ce qui vaut cent sous, il le fera sans aucun scrupule. Règle générale, les Anglais payent plus cher que les Français ; aussi avons-nous toujours soin de dire : 'Mafich Englesi, ana Françaoui”'; à quoi l'on répond : 'Bono Françaoui, bono.'" (Mag Dalah, Un hiver en Orient, 1892)
"Quoi de plus pauvre à première vue que ce bazar rectiligne et long de deux cents mètres, aux murs blanchis à la chaux et bordés de ces chatières minuscules et de ces échoppes misérables ? Oui, mais cette longue enfilade n'est pas absolument droite, et par là elle échappe à la monotonie. Ses parois restées sans crépi ni grattage depuis des siècles offrent aux yeux ce ragoût de vétusté qui plaît tant aux peintres, nos maîtres en fait de murailles. Le plafond troué, rapiécé, quasi-translucide, juché à une hauteur considérable, abrite des oiseaux jaseurs. Quant aux boutiques, à peine viennent-elles de s'ouvrir qu’elles se décorent d'étoffes, d'armes, de bassins, de carreaux de faïence émaillée qui brillent et réchauffent le regard. Plus que partout ailleurs elles sont riches en fantaisies et surprises que le marchand tire de son antre noir, où nul avec lui ne peut guère pénétrer : coffrets de l'Inde, contemporains peut-être de Vasco de Gama ou d'Albuquerque ; luths et mandolines qui ont distrait les ennuis du harem ; petits poignards féminins, tout d'or et de lapis ; 'koursy' à parure de nacre sur lesquels on a pu maintes fois servir le mauvais café ; bourses de mamlouks brodées d'or, de celles peut-être que les soldats de la République pêchaient au fond du Nil après la bataille des Pyramides, ou que les fellahs récoltaient à la Citadelle après le massacre de 1811. Ils ont servi à tout, ces vieux objets de famille qui dormaient au fond des harems et que la civilisation en expulse pour prendre leur place sous forme de produits manufacturés et d'articles de Paris ! Les plus précieux, les plus délicats se cachent sous de pauvres petites vitrines exposées au premier rang : ce sont les joyaux, les chapelets de pierre dure, les armes courtes, bonnes à cacher dans la ceinture, et les pièces d'argenterie toutes empreintes d'un rococo jadis apprécié en Italie et à Stamboul.
À l'entrée de la galerie principale s'ouvrent de petits okels ou enclos abrités qui ne sont pas un des moindres charmes du bazar, car on y exhibe toutes les variétés de tapis et de tentures du vaste Orient. Rien de séduisant comme ces oasis d'ombre traversées de rayons d'or : fort misérables en eux-mêmes, ils se transforment en un instant quand le marchand et ses acolytes se mettent à dérouler, éparpiller et entasser des tapis grands et petits, qui vous entourent, vous serrent de près et vous tentent. Alors bruit à vos oreilles le parler doux et engageant de cette bande d'associés dont vous avez accepté le chibouk et le café.
La plus célèbre de ces souricières est la caverne d'Abdallah, barbarin vieillot, bon enfant, noir de cœur et de visage, une célébrité, un potentat millionnaire qui, avec un zèle, un charme et des prétentions sans bornes, déroule indéfiniment ses tapis dans la poussière. Une élégante logette est pratiquée dans la muraille ; on y monte par un escalier clos d'une bonne porte. Ce fut dans cette tribune, auprès de la colonnette qui en divise la baie d'ouverture que, durant des siècles, vinrent se placer les épouses des mamlouks afin de se distraire des ennuis du harem en faisant un choix parmi les marchandises apportées par la dernière caravane. On revoit en imagination ces capricieuses beautés qui babillent sans savoir prendre une décision ; l'eunuque noir de la famille se tient devant l'escalier bien fermé et sert d'intermédiaire obligé entre les dames et le marchand, auquel il fait, tout en ayant l'air de le rudoyer, des signes d'intelligence qui amèneront des dinars d'or dans sa ceinture." (Arthur Rhoné, "L'Égypte à petites journées" : le Caire d'autrefois, 1910)
Marc Chartier



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